Sloviansk…
En temps normal, personne ne s’arrête à Sloviansk…, ses 116 000 habitants vivotent tristement à 110 kilomètres au nord de Donetsk, le poumon du Donbass…, on traverse cette cité en priant pour que la voiture ne rende pas l’âme en raison de la route défoncée.
Ces derniers mois, le principal événement dans le coin a été la hausse spectaculaire du prix de l’essence…, la faute de Kiev, forcément, et de ses révolutionnaires…, mais depuis le samedi 12 avril, Sloviansk clignote sur la carte en lettres blanches, bleues et rouges, couleurs du drapeau russe…, la ville est l’épicentre d’un drame historique qui la dépasse : l’Etat ukrainien se trouve entre la vie et la mort.
Un commando de dizaines d’hommes masqués au professionnalisme évident a pris le contrôle du bâtiment des services ukrainiens (SBU) et du poste de police, sans rencontrer de résistance, il s’est emparé d’un stock d’armes, distribuées à des civils.
Le président par intérim, Olexandre Tourtchinov, a annoncé le déclenchement d’une opération antiterroriste de grande ampleur si les armes n’étaient pas déposées lundi…, mais reste-t-il assez de forces loyales pour la mener à bien ?
Au même moment, les incidents se multipliaient dans des communes situées sur l’axe routier stratégique Kharkiv-Donetsk, cité où la contestation bat son plein depuis une semaine…, les dominos tombaient avec une facilité effarante, dessinant le tableau impressionniste d’un soulèvement populaire contre le reste de l’Ukraine, celle des nationalistes et des nouvelles autorités, jugées illégitimes.
Impossible de mesurer quelle partie de la population, à l’est, est horrifiée par cette tectonique des plaques…, mais, pour Kiev, une alternative dramatique se dessinait aux aurores, lundi : risquer le bain de sang par une intervention ouvrant l’hypothèse d’une guerre civile et d’une entrée des chars russes ; ou bien assister passivement à la désagrégation du pays, après la perte de la Crimée.
Au cours du week-end, Sloviansk s’est repliée sur elle-même, à la merci des rumeurs les plus folles…, il n’y a plus de loi, plus de police, plus d’Etat…, seule la peur.
Les deux voies d’accès sont des ponts bien gardés par des habitants locaux, non armés en majorité…, la circulation est coupée…, au nord, on a abattu des arbres pour barrer la route à d’éventuels véhicules blindés…, au sud, un barrage de pneus a été dressé…, il faut passer, à pied, devant quelques vieilles récitant des prières face à une icône, puis un atelier de confection de cocktails Molotov sous une tente.
Au milieu du pont, une dizaine d’hommes armés d’AK 47, la plupart masqués, posent volontiers pour la photo face à un baril transformé en poêle…, les flammes réchauffent…, s’y consument aussi, symboliquement, les déclarations du ministre de l’intérieur.
Le matin, Arsen Avakov annonçait le début d’une opération antiterroriste à Sloviansk, dont on n’a vu nulle trace…, il s’exprimait sur Facebook, comme si l’Etat ukrainien avait besoin, en plus, de perdre sa solennité.
L’aîné rondouillard du groupe, Alexandre, porte une barbe de pope…, il se présente comme un défenseur et un vainqueur…, il parade, refusant de préciser son origine.
Les habitants veulent vivre en paix, assure-t-il, mais il ne faut pas les toucher, sous peine de subir la foudre.
Le bâtiment en brique rouge du SBU se trouve dans une rue bloquée…, devant la grille, des curieux scrutent le ciel…, une femme d’une cinquantaine d’années se présente à l’entrée ; elle vient enregistrer une commande auprès d’un combattant masqué…, l’homme, qu’elle connaît, lui tend une liasse de billets…, elle note les détails sur sa main gauche : une livraison urgente de tenues de camouflage…, c’est sans doute pour les renforts civils.
Sur le mur, une affiche appelle à la mobilisation…, il faut se présenter avec un document d’identité et des vêtements pour deux jours : pas question de laisser entrer un journaliste.
Soudain, un autre groupe apparaît dans la rue, une vingtaine d’hommes taiseux s’avancent, sans insigne, en treillis, couverts de la tête aux pieds d’uniformes neufs, armés comme une unité d’élite.
L’un d’eux a fixé sur son casque une lunette de vision nocturne…, ils ne regardent pas le ciel, eux, mais les immeubles avoisinants, en quête de snipers… et voilà qu’un coup de feu retentit, puis un second.
Panique…, les hommes se collent le long des murs, les habitants fuient en criant…, on apprendra que d’autres combattants armés ont tiré par mégarde…, on n’en saura pas plus…, comme on ne saura pas ce qui est arrivé à un carrefour, non loin de là, où un conducteur serait mort en raison de tirs non identifiés…, l’anarchie n’est pas propice aux recoupements.
Plongés dans une tension asphyxiante, les habitants semblent coupés du reste de l’Ukraine…, certains montent la garde aux barrages, les femmes se retirant à la nuit tombée…, d’autres se rassemblent à proximité du poste de police, à deux pas de la place centrale où seul Lénine reste de marbre.
On se compte, on s’inquiète, on macère…, un drapeau de la République populaire de Donetsk est accroché à une montagne de rondins de bois.
No NATO, le fascisme ne passera pas…, disent des affiches.
Pendant ce temps, sur les réseaux sociaux ukrainiens, la géopolitique en 140 signes triomphe…, la stratégie russe est commentée frénétiquement…, Moscou a des visées claires : déstabiliser, voire empêcher l’élection présidentielle du 25 mai ; multiplier les incendies dans l’est du pays, pour placer Kiev devant le fait accompli de la fédéralisation du pays.
Mais ces jumelles géopolitiques négligent la route entre Sloviansk et Donetsk…, une chose saute au visage : le rôle déterminant des civils, des habitants locaux.
Au fil des heures, les barrages se renforcent…, on contrôle négligemment les coffres des voitures…, quelques hommes sont armés…, en dehors des fusils de chasse, on distingue des klachnikovs…, les pillages ont été productifs.
Kramatorsk est l’une des villes moyennes inscrites sur la carte des troubles…, comme Sloviansk, elle vit des constructions mécaniques.
Le poste de police a été pris samedi par un commando d’une dizaine d’hommes armés…, dimanche, on a vu un fonctionnaire en uniforme sortir tranquillement du bâtiment, ainsi qu’une voiture banalisée du garage.
Des dizaines de locaux veillent aux abords…, Maksim R. arrive de Donetsk, où il participait à l’occupation de l’administration régionale…, il pensait se reposer ce week-end à la maison, mais un front s’ouvre…, il vient aider…, entre ses doigts, il tient un thé chaud, préparé par des volontaires.
Maksim, 41 ans, travaille dans une fabrique de réparation d’équipements pour la métallurgie…, il touche 300 euros par mois.
J’espère que tout va bien finir, dit-il…., on veut tous un référendum sur le statut de l’Est, pour la fédéralisation et une coopération étroite avec la Russie. Je ne suis ni pour l’Ukraine ni pour la Russie. Je ne veux pas que des bandits viennent chez moi…
Ce divorce national, Maksim le pousse jusqu’à la caricature : L’Ukraine occidentale se différencie beaucoup de nous. Ils sont catholiques et pour le fascisme. On est orthodoxe et contre le fascisme. Pendant la guerre, on était de différents côtés de la barricade…
Face à cette situation tragique mêlant grand dessein russe et dynamiques locales, les autorités à Kiev semblent à bout de souffle… et ce, depuis un mois et demi…, elles ont tardé à retirer les soldats de Crimée…, elles ont tardé à rassurer les habitants de l’Est…, lorsque le premier ministre, Arseni Iatseniouk, a fini par apparaître à Donetsk vendredi, la contestation se nourrissait elle-même…, enfin, les autorités ont tardé, ou n’ont pas pu répondre à la prise de bâtiments publics.
Sans véritable armée, ne pouvant s’appuyer sur un soutien militaire occidental, incapable de s’assurer la loyauté des services (SBU) ni de la police, Kiev paie le noyautage de ses structures de sécurité par la Russie et la puissance des féodalités régionales.
On ne rattrape pas en quelques semaines le mal toléré pendant plus de vingt ans…, d’autant que la capitale a choisi une position catatonique : les palabres stériles, par le gouverneur oligarque Sergueï Tarouta, et les ultimatums jamais exécutés.
Un assaut contre les bâtiments saisis le 6 avril, à Lougansk et à Donetsk, aurait pu provoquer un bain de sang…, mais l’inaction a démonétisé encore davantage la parole officielle.
Il est minuit pour l’Ukraine…
Il circule entre les montagnes de pneus et les barricades, évite habilement les gens venant en sens inverse. Iegor Velitchko a l’habitude d’évoluer en milieu sensible…, en temps normal, il dirige une équipe de 35 personnes à 1100 mètres de profondeur, dans une mine située à la sortie de Donetsk…, mais aujourd’hui, avec quelques collègues, il est venu apporter son soutien aux activistes qui ont pris le bâtiment de l’administration régionale, devenu le symbole de la contestation du Donbass (Est) contre les autorités à Kiev.
Iegor a 30 ans…, il travaille sous terre depuis six ans…, ce n’était pas écrit, même si les branches familiales constituaient un indice…, son père est mécanicien en chef dans une mine ; sa mère, comptable dans une autre…, mais le jeune homme aux grands yeux verts et au visage jovial a longtemps étudié pour devenir chirurgien…, jusqu’à ce qu’une priorité le rattrape : Il fallait nourrir la famille. Il m’aurait fallu attendre des années, comme médecin, pour avoir un bon salaire…
Les mineurs, à Donetsk, sont plutôt choyés par rapport à d’autres professions…, les 9000 hryvnia (515 euros) que touche Iegor, soit deux fois et demie plus que sa femme géologue, permettent de rembourser les crédits sur la voiture et l’appartement, pris à un taux dément mais banal de 45 % sur vingt ans.
Des détails, ces chiffres ? non.
C’est l’essentiel…, impossible de comprendre, sinon, pourquoi ces mineurs sont venus soutenir les séparatistes…, non pas parce qu’on les a forcés…, au contraire : ils dénoncent les pressions de leur direction pour les inciter à rester sages…, pas davantage parce qu’ils veulent que le Donbass se sépare de l’Ukraine et rejoigne la Fédération de Russie…, suivant l’exemple de la Crimée.
Le cœur de leurs préoccupations ne relève pas de la géopolitique…, il joint le passé, le présent et l’avenir…, ils parlent de la mémoire de leurs ancêtres, qui ont combattu les nazis… et de l’avenir de leurs enfants.
La peur du vide les habite…, la monnaie nationale s’effondre : En six mois, mon pouvoir d’achat a été divisé par trois, explique Iegor Velitchko…, je ne peux faire aucun plan un mois à l’avance. Je peux vivre de peu, d’accord, mais de façon stable…
Le ciel est lourd de menaces…, les réformes radicales réclamées par les créditeurs occidentaux pourraient avoir des répercussions terribles sur le grand bassin houiller.
Peu importe, au fond, que ce cataclysme économique ait des racines plus profondes, et bien plus anciennes, que Maïdan…, pour Iegor, la révolution qui a précipité la fuite du président Viktor Ianoukovitch représente une sorte d’électrochoc : Jusqu’à Maïdan, ça m’était égal de savoir dans quel pays je vivais. Mais je hais qu’on parle en mon nom. Cela fait un mois et demi que je viens ici. Quand j’entends à la télévision ukrainienne qu’on est 100, à 80 % manipulés par des agents du FSB [services de sécurité russe], ça me rend fou ! Quand on me dit que je suis un crétin de mineur, que je ne comprends rien, ça me pousse à continuer. Jusqu’au bout !
Iegor Velitchko se dit prêt à défendre physiquement le bâtiment saisi contre tout assaut policier : S’il a lieu, le pouvoir le regrettera. Je prendrai tout ce qui nous tombera entre les mains et je combattrai…
La question du rattachement à la Russie, il ne l’aborde pas de front…, le mineur tourne autour, sentant un piège, une fausse évidence : Je veux vivre dans un pays qui me respecte. Kiev ne pourra pas unir l’Ukraine, l’ensemble du peuple. C’est sûr. En Russie au moins, il y a des gens qui nous ressemblent. Notre vie ne serait pas meilleure avec eux, mais pas pire non plus…
La grande ville russe de Rostov n’est qu’à deux heures de voiture…, Iegor a aussi de la famille dans le Sud, du côté de Krasnodar, près de Sotchi…, en revanche, il n’est jamais allé dans l’ouest de l’Ukraine.
La question de la fédéralisation du pays, réclamée par Moscou pour affaiblir Kiev, ne lui déplaît pas : Les gens à l’Ouest, qui n’ont aucune industrie contrairement à nous, prétendent qu’on vit de subventions. Pourquoi devrais-je travailler pour eux ? Si je sais que mon argent reste ici, pour payer la retraite de mes parents, ça me va…
Une scène suffit pour résumer le sort de l’Est ukrainien…, elle a pour décor la ville de Gorlovka, à 40 km de Donetsk, dont la mairie et le commissariat ont été pris d’assaut par des militants prorusses, lundi 14 avril.
Nous sommes dans la cour du bâtiment des forces de l’ordre…, il est 13 heures…, des policiers, alignés dans un coin comme de mauvais élèves, sont appelés à l’intérieur par l’un des assaillants masqués…, au moment de franchir le seuil, ils lèvent les bras à chacun leur tour, docilement, pour être fouillés…, humiliation publique subie comme un moindre mal…, ainsi va la région de Donetsk, suspendue au-dessus du vide.
Les drapeaux ukrainiens tombent un à un…, la république populaire de Donetsk, autoproclamée il y a une semaine, n’existe encore que dans les slogans et les rêves de ses promoteurs…, ceux-ci ont annoncé, lundi, qu’un référendum sur le statut de la région se tiendrait avant le 11 mai, suivi d’élections locales…, est-on encore en Ukraine ?
La nouvelle phase de la contestation contre Kiev dans le Donbass, aiguillonnée par une opération spéciale de type militaire, à fort accent russe, a débuté le 12 avril…, un retour à la normale semble maintenant illusoire…, l’hémorragie du pouvoir central s’accélère…, l’amputation menace et la rue gronde à Kiev, réclamant une riposte qui ne serait pas de papier.
Lundi, le président par intérim, Olexandre Tourtchinov, a signé un décret signifiant le début de l’opération antiterroriste…, l’intitulé compte…, l’état d’urgence aurait provoqué la suspension de l’élection présidentielle du 25 mai…, mais comment voter dans un pays auquel on n’est plus sûr d’appartenir ?
Le chef de l’Etat a proposé d’organiser simultanément un référendum national sur la fédéralisation de l’Ukraine, que Kiev rejetait il y a peu…, offre tardive…, il n’y a plus personne au bout du fil…, ce sont les séparatistes, désormais, qui posent leurs exigences aux élus locaux : rejoignez-nous ou la foule vous balaiera.
A Sloviansk, au nord de Donetsk, où se trouve l’épicentre de l’opération spéciale, les dominos tombent…, le tour de Gorlovka, cité de 280000 habitants, est venu…, avec son usine chimique désaffectée, ses infrastructures soviétiques, sa statue de Lénine devant la mairie, la ville ressemble à une carte postale triste de l’Est ukrainien, couleur sépia…, surtout lorsque la pluie inonde les rues comme en ce lundi…, dans la matinée, lorsque le poste de police a été pris pour cible, les agents n’ont pas résisté longtemps à la foule de plusieurs centaines d’individus…, quatre personnes ont été blessées, dont un militant, qui tentait d’escalader la façade pour installer un drapeau russe, et le chef du poste, qui l’aurait repoussé…, le fonctionnaire, tabassé, a été victime d’un traumatisme crânien. A l’intérieur du bâtiment, une demi-heure après l’assaut, la tension est encore palpable…, des hommes masqués se donnent des airs, grisés par leur audace…, des éclats de verre jonchent le sol…, toutes les vitres ont été brisées par les pierres des assaillants…, le matériel a été pillé, mais les armes avaient été sagement évacuées la veille.
La colère a fini par se déverser, explique Alexeï A., 60 ans, garagiste.., ici, il n’y a pas de chef, de coordinateur. Je veux qu’on rejoigne la Russie. C’est notre maison commune. Ici, à Gorlovka, six mines sur dix ont fermé depuis l’indépendance, le niveau de vie a chuté. Tous les gouvernements successifs sont coupables…
Casque à la main, masque hygiénique sur le visage, cet homme corpulent assure que toute la milice est passée du côté des assaillants…, mais dans la cour, un autre homme nous accoste, demandant si la vérité intéresse encore quelqu’un…, Evgueni Sidiliev, 33 ans, est ingénieur…, i travaille à Donetsk, vit à Gorlovka.
Ces assauts le font grimacer : Vous savez pourquoi la police est passée de l’autre côté ? Parce qu’ils pensent toucher un salaire deux fois supérieur si on devient une zone tampon !
La complexité se confirme lorsqu’on rend visite au personnel de l’hôpital numéro deux…, il fallait s’éloigner de la foule, de l’agressivité des manifestants contre la presse, pour saisir quelques bribes de vie dans le chaos…, les employés ont déserté plus tôt, aujourd’hui, les couloirs glacés de cet établissement désuet…, la peur des barrages, empêchant de rentrer chez soi…, le budget de l’hôpital dépend de la mairie, dont l’édile a été débarqué dans la journée par les militants masqués…, les salaires des mille employés, dont le versement a déjà été retardé plusieurs fois depuis un an, sont suspendus à la crise en cours. Valeria Leonova, médecin généraliste de 31 ans, est rivée à son écran…, elle regarde les images de l’assaut matinal…, Valeria a une fille de 4 ans, un mari ingénieur…, ils touchent chacun 300 dollars par mois.
Lundi, ils ont fait des emplettes au supermarché, au cas où les prix s’envoleraient encore…, la jeune femme ne se sent pas ukrainienne : J’aime le pays, mais pas l’Etat. Il ne nous protège pas contre le désordre et les pillages. Depuis Maïdan, beaucoup de gens se demandent quand la Russie va nous sauver…