Societas…
L’outil de Dieu est la nature qui lui permet de créer des réalités terrestres, l’outil de l’homme est le droit qui lui permet de créer un être qui n’existe pas dans la nature…
C’est en ces termes choisis que le philosophe Hobbes contemplait, au XVIIe siècle l’une des plus belles inventions de la Rome antique : la “societas“, que les exégètes rebaptiseront, au Moyen Age, la “personne morale“.
Tout a commencé dans les rues de Rome, en 500 avant Jésus-Christ.
Un citoyen monte sa propre affaire, pour vendre des outils en métal, qu’il forge.
Labor omnia vincit, se dit-il, plein d’entrain.
Il s’endette pour acquérir étal, matériel et véhicules.
Quelques mois s’écoulent et il découvre avec horreur que son destin vient de basculer.
Incapable de faire face à ses créanciers, qui montrent les dents, il va devenir un esclave.
C’est ce sort peu enviable que Rome réserve à ses insolvables.
Sic transit gloria mundi, pense-t-il.
Ce statut accidentel est bien moins reluisant que celui de commerçant : les créanciers ont le droit de vie ou de mort sur leur débiteur.
Ils peuvent en faire leur chose (au sens juridique du terme, c’est-à-dire moins qu’un homme), peuvent le vendre ou le tuer.
Si le débiteur a le malheur d’avoir plusieurs créanciers, ces derniers ont le loisir de couper son corps en autant de morceaux qu’il a de prêteurs.
Dura lex sed lex.
C’est notamment pour éviter ce destin tragique réservé aux entrepreneurs malheureux et afin de tenir compte de ce que l’on nommera plus tard le risque des affaires, que les anciens inventent le concept de “societas“.
Il s’agit, ni plus ni moins, de créer un être, purement juridique, qui se distingue des personnes physiques qui se sont associées pour le constituer.
Les juristes de la Rome antique définissent la “societas” comme “un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes s’engagent à mettre en commun, en tout ou en partie, leurs biens ou leurs activités, en vue d’en retirer un avantage patrimonial commun. Les associés s’engagent à se répartir les bénéfices et les pertes résultant de leur gestion“.
Le commerçant peut donc se rassurer : il ne porte plus le risque sur ses seules épaules et limite donc les chances de finir esclave ou débiteur débité…
Carpe diem.
Les Romains n’ont pas choisi par hasard la théorie de la personne pour permettre au commerçant et à ses associés de se dédoubler.
La “persona” désigne en latin le masque de théâtre.
Par extension, le mot signifiera plus tard le personnage d’une pièce.
L’analogie juridique est claire : le commerçant abandonne son vrai visage et prend celui d’un autre être, doté de dettes et créances propres.
Le droit romain ira même jusqu’à considérer que la personne morale n’est pas une fiction, mais qu’elle est vérité.
Cette invention s’est révélée très pratique.
Les Chevaliers, puis les Publicains (classes supérieures de la société romaine) créent de grosses structures pour la levée des impôts, l’approvisionnement des légions et la construction des temples et des grandes voies.
Roma caput mundi.
Les Romains ont également utilisé le concept de personne juridique pour aménager le droit de succession.
Au décès d’un père, ses biens formaient un ensemble, le temps, pour les enfants, de s’accorder sur la répartition du patrimoine.
Après la chute de l’Empire romain, les exégètes du Moyen Age découvrent avec passion ce qu’ils considèrent comme l’apport fondamental du droit romain.
Les “gloseurs“, ces infatigables annotateurs des codes de droit de l’Antiquité vont d’ailleurs affiner le concept.
Ils inventent les termes “personne morale“, par opposition à la “personne physique“.
Ils vont, en outre, définir avec précision la création d’un être juridique distinct de l’homme.
Du droit romain, il ressortait que les juristes de l’Antiquité avaient créé un être juridique propre, mais cela n’apparaissait pas clairement dans leurs définitions légales.
Les spécialistes du Moyen Age ont donc définitivement formalisé cette technique et ont contribué à la propulser à travers les siècles qui vont suivre.
Le commerce médiéval va faire grand usage de l’outil juridique de la société, légué par les Romains.
Bien malgré elle, l’Eglise catholique va largement contribuer à l’essor de la personne morale.
Pour comprendre, cap sur Venise, en 1075.
A cette époque, l’Eglise interdit le prêt à intérêt.
Or, il existe, en la cité, des détenteurs de capitaux, prêts à investir, et des marins sans le sou, prêts à commercer.
L’invention romaine, redécouverte, viendra à point.
Bailleurs de fonds et marins constituent des sociétés, dites “en commandite“, financées essentiellement par les premiers.
Le marin met les voiles, s’en va négocier sous d’autres latitudes et revient avec le profit de ses ventes.
A son retour, le bailleur de fond et le commerçant partagent les bénéfices.
Il n’y a donc ni préteur, ni emprunteur, il n’y a que des associés.
L’Eglise ne trouve rien à redire à ces personnes très morales.
Un siècle plus tard, les commerçants génois vont, eux aussi, se ruer sur cet outil juridique.
Leur appétit vorace pour la mer nécessite des sommes très élevées, destinées à financer la construction et l’exploitation des navires.
Ils apportent des fonds dans une société et reçoivent des titres en rémunération.
L’affectation du bateau est décidée à la majorité des détenteurs de parts.
Si Venise et Gênes disposaient de leur outil, il ne restait plus à Florence qu’à entrer dans la danse.
Elle le fera de manière décisive en 1408.
La législation locale invente un concept encore d’usage de nos jours : “la responsabilité limitée“.
Désormais, les associés ont le droit de n’être plus responsable qu’à concurrence des fonds qu’ils ont injecté dans leur société.
Auparavant, en cas d’insuffisance de l’actif, ils étaient tenus sur leurs deniers personnels.
Au fil des ans, de l’importance des découvertes et de l’explosion du commerce, la petite structure de la société en commandite paraît étriquée.
La solution sortira deux siècles plus tard de l’esprit créatif de Colbert. Issu d’une famille de marchands drapiers de Reims, ce contrôleur général des Finances de Louis XIV va créer une structure plus souple, apte à réunir d’importants capitaux.
Il en fera usage en 1664, pour la création de la Compagnie Française des Indes, qui reçoit du pouvoir royal le privilège exclusif du commerce maritime lointain avec tous les pays situés au-delà du cap de Bonne Espérance.
Sans le savoir, Colbert vient de créer ce que le XIXe siècle nommera la “société anonyme“.
Comme son nom l’indique, cette personne morale présente l’avantage de permettre à ses actionnaires de demeurer cachés.
Ils sont titulaires de titres au porteur et non plus nominatifs, qu’ils peuvent céder de la main à la main.
La société anonyme présente toutefois, à cette époque, un important inconvénient : elle ne peut être créée qu’en vertu d’un acte de l’autorité.
Les commerçants et entrepreneurs n’ont donc pas le loisir de constituer ces sociétés dès que le besoin s’en fait sentir, avec toute la souplesse que l’on attend d’un outil commercial.
Ils doivent donc se rabattre sur la vieille société en commandite, qui n’offre pas (ou seulement partiellement) l’avantage de l’anonymat.
Cet inconvénient va durer plus de deux siècles, pour une raison très simple : l’Ancien Régime entendait contrôler l’ensemble de l’activité économique, ce qui explique l’obligation d’obtenir l’assentiment royal pour créer une grosse société.
Après la Révolution de 1789, l’obligation de se munir d’un acte de l’autorité subsiste pour la simple raison que les révolutionnaires craignent que l’Eglise accumule discrètement des richesses, qui ne seraient pas réinjectées dans le circuit économique (un comportement qualifié de “mainmorte“).
Pour les mêmes raisons, ils interdisent les associations sans but lucratif.
Très logiquement, le Code civil de 1804 reconnaît la personne morale, mais exige que celle-ci ait pour unique objectif de réaliser des bénéfices en vue de les distribuer à ses actionnaires.
Les lois de l’époque imposent toujours l’autorisation préalable pour créer une société anonyme.
En Belgique, il faudra attendre 1873 et les premières lois coordonnées sur les sociétés pour que le législateur brise le tabou.
Il rend automatique l’octroi de la personnalité morale aux sociétés commerciales lorsque les conditions (nombre d’associés, montant des capitaux, etc.) sont réunies.
C’en est terminé de l’autorisation préalable en vigueur depuis Colbert.
En revanche, l’interdiction des associations subsiste.
La “petite” invention romaine va encore connaître d’importants développements, après la suppression de l’autorisation préalable.
Au gré des événements politiques et des besoins des entrepreneurs, la palette de personnes morales va s’élargir.
A la moyenâgeuse société en commandite et à la récente société anonyme va venir s’ajouter la société coopérative.
Celle-ci est née des mouvements sociaux qui ont agité le Royaume-Uni au lendemain de la révolution industrielle, à la fin du XIXe siècle.
Des ouvriers britanniques (les “équitables pionniers de Rochdale“) avaient imaginé de se regrouper pour faire face aux “cupides capitalistes“.
Ils ont ainsi élaboré une forme de société leur permettant de mettre des moyens en commun afin d’acheter en gros des biens de consommation à des prix plus abordables que s’ils les avaient acquis séparément.
Cette société se distingue également par son caractère démocratique (une action donne droit à une voix et les bénéfices distribués peuvent être limités).
Cette personne morale sera également consacrée en Belgique par les lois coordonnées de 1873 sur les sociétés commerciales.
L’évolution de la personne morale n’est pas achevée pour autant.
En 1923, la peur de l’Eglise catholique s’estompe et les associations sans but lucratif sont autorisées.
Dans un monde où la vie économique s’accélère, les entrepreneurs demandent encore davantage de souplesse.
Les petits chefs d’entreprises commencent à se sentir un peu mal à l’aise dans le costume de la société anonyme, décidément trop large pour eux.
C’est pour cette raison que le législateur allemand invente le modèle de la GmbH (Gesellschaft mit beschränkter Haftung).
Comme la société anonyme, il s’agit d’une structure où les actionnaires ne s’engagent pas au-delà de leur mise de fonds.
La GmbH se différencie toutefois de la SA dans la mesure où elle exige un capital minimum inférieur à sa grande sœur.
Cela permet donc aux petites et moyennes entreprises de se développer sans investir des montants astronomiques.
Ce modèle allemand va s’étendre à l’Europe.
La France va se doter de la SARL (société à responsabilité limitée).
La Belgique suivra en 1935 en intégrant dans son droit la société de personnes à responsabilité limitée (SPRL), qui sera rebaptisée société privée à responsabilité limitée en 1985.
C’est à cette même date que le législateur apporte une autre modification de taille aux lois sur les sociétés et que l’invention romaine connaît un nouveau raffinement.
Jusqu’alors, en effet, il fallait être au moins deux pour s’associer.
En 1985, une seule personne peut constituer sa société.
Elle portera le patronyme peu harmonieux de SPRLU, le « U » signifiant “unipersonnelle“.
L’histoire plus que deux fois millénaire de la personne morale connaît une dernière évolution en 1995.
Cette année-là, le législateur montre que la crainte de l’accumulation de richesses dormantes, la mainmorte fustigée par les anciens, s’est définitivement dissipée.
Il modifie, en effet, le vénérable Code civil et permet qu’une société ait un autre but que celui d’enrichir ses associés.
Cette modification a pour objectif notamment de donner un cadre juridique aux sociétés d’économie sociale.
Cette adaptation est plus que symbolique car l’obligation de lucre était déjà contenue dans la fameuse définition romaine de la société commerciale.
L’héritage de Rome n’est pas mort pour autant.
Car sans notre commerçant devenu esclave et sans la science juridique romaine, Microsoft, General Motors et toutes les autres sociétés de notre siècle n’auraient certainement pas la vie aussi simple.