Songes maudits ! Silent world…
Il a plu toute la nuit et il m’a semblé que le ciel, utilisant les nuages comme s’il s’agissait de tamis, se purgeait de toutes les saletés qui l’encombraient, par vagues déferlantes, purificatrices.
Une mer me tombait sur la tête, un déluge cosmique… une opération nettoyage par le vide.
Un titan de l’espace pressait syrement ses éponges vagabondes, pour en soutirer leur substance et s’arroser le front, alors qu’il venait de parcourir l’Univers à cloche-pied, sautant d’une planète à l’autre au moyen de bottes de sept lieues d’un autre monde et suait, épuisé par sa course claudicante.
Là-haut, de temps en temps, Quelqu’un d’autre ferme les vannes et, chez mes voisins, des chats surexcités, profitant de l’accalmie, cette aubaine, se précipitent sur les murs, les toits, pour interpréter un opéra d’écorchés vifs (rien à voir avec le très célèbre duo des chats que l’on attribue faussement à Rossini).
Je suis ainsi, aussitôt, expulsé du sommeil réparateur auquel j’aspire tant, qui m’est dû… et leurs miaulements nasillards et ridicules me donnent envie de transformer mes pantoufles en arguments frappants, en projectiles dissuasifs, castrateurs.
C’est le rut.
Ils se battent, griffent et mordent, taillent dans la chair vive, créant des brèches dans le flanc des rivaux, semant des touffes de poils et fertilisant leur terrain de chasse avec leur sang, leur pisse…
Tous ces dragueurs de minettes, ces charmeurs des gouttières s’en donnent à cœur joie, fonçant tête baissée dans la mêlée, les oreilles basses et feulant, furibards, la moustache en bataille.
Alors que j’émerge d’un cauchemar dont la virulence me laisse pantois, je regrette immédiatement qu’il n’ait pas été question d’attaques canines.
Dans ce cas bien précis, j’eusse apprécié que ces chiens en colère fussent capables de se matérialiser dans la réalité pour leur tordre le cou.
Ils auraient décimé ces hystériques assoiffés de sexe.
Mais non !
La situation est bien plus déjantée, incontrôlable…
Le décor, par définition surréaliste lorsqu’on voyage au sein d’un rêve, semble peint par un artiste au cerveau rongé par l’acide.
Je marche au bord du vide, au sommet d’une falaise… et, plus bas, des mouettes volètent dans tous les sens en émettant des cris stridents.
Flotte dans l’air une odeur de mousse, de lichen ; pas de fragrances de varech, rien qui n’évoquât la proximité d’une source iodée.
Inquiet, je me penche pour vérifier à quelle hauteur se situe leur vol par rapport au niveau de l’eau et du lieu où j’erre tel un somnambule, mais surtout pour vérifier ce qui vient mourir à la base de mon perchoir.
Je m’attends à découvrir tout naturellement des vagues et leur ressac perpétuel…, peut-être même, certaines seraient-elles coiffées d’écume.
Grossière erreur, bévue monumentale.
Impardonnable !
J’aurais dû remarquer plus tôt l’absence du bruit soyeux signalant un quelconque mouvement aqueux.
Hélas, mes oreilles bourdonnaient et les piaillements des oiseaux marins agaçaient mes tympans, m’indisposant.
Seule ma vision restait fidèle, comme une ombre.
Je n’aperçus que le manège virevoltant de chiroptères affolés à l’approche d’un obstacle, d’un mur… et il n’y avait pas de mer, à la base de l’édifice de granit.
Mais pourquoi paniquaient-ils ainsi, alors que leur sens de l’orientation permet, par écholocation, d’éviter les collisions fatales ?
Parce qu’ils recherchent leur propre émission sonore parmi la meute criarde, et que cela provoque des mouvements désordonnés ?
Comme lorsqu’on jette de la nourriture en pâture à une foule de gens affamés.
Jouent-ils au colin-maillard des chiroptères ?
Tentant de capter la bonne fréquence au sein de la cacophonie ambiante, triant dans les décibels qui se présentent à portée de radar…
Tout est d’un noir d’encre, d’une tristesse à mourir aveugle.
Une bulle de nuit.
Un brouillon de deuil, une ébauche de renoncement à la lumière…
Ici, on se balade au cœur d’un quasar, on baigne dans le néant ; ici, l’absence se conjugue à tous les temps, mais le temps est absent.
Seuls quelques volatiles bruyants semblent y représenter une caste ailée de survivance, uniques rescapés d’une expérience mandatée à l’échelle universelle par un dieu suicidaire.
Je me trouve dans une grotte surdimensionnée, sur une corniche, en équilibre à deux pas d’un précipice mortel.
Pourtant, reculant, je ne constate aucun point d’appui, pas de rempart minéral où caler mes épaules et mes mains en cas de vertige.
Soudain, une chauve-souris me percute à la tempe ; l’effet de surprise plus que le choc me féait réagir.
Je recule, étourdi, rebondis sur une paroi étrangement caoutchouteuse qui s’est subitement matérialisée dans mon dos… et tombe en avant, la tête la première, dans ce vide qui m’aspire inexorablement, comme une friandise.
Battant des bras, au moment de toucher le sol en contrebas, que j’eusse souhaité être une plage, quelque chose m’agrippe… et je remonte aussitôt.
L’impression d’être enfermé dans un ascenseur imitant un yo-yo s’impose à mon esprit.
Des griffes lacérent mes épaules.
Une voix caverneuse résonne sous la voûte : “Laisse-moi mordre dans ton âme, et non seulement tu sortiras indemne de ce songe maudit mais, en prime, tu deviendras un grand auteur de best-sellers, un élément de l’élite littéraire, et, par la plume, tu loueras ma puissance, mon pouvoir… sinon…”.
Sans réfléchir, je crois bien avoir répondu : “Oui, oui, d’accord, tout ce que tu veux, mais fais-moi remonter plus vite !”.
Quelle idée de tutoyer un inconnu !
Depuis peu, je collectionne les songes maudits, c’est le surnom qu’ils m’inspirent désormais.
De plus, ils s’emboîtent, imitant les poupées gigognes et il n’est pas rare de les voir se succéder d’une nuit à l’autre, dans un schéma très réaliste, tel un puzzle onirique dont les pièces se mettent miraculeusement en place toutes seules.
Parfois, vers minuit, je ne peux m’empêcher de me lever ; chaussé de mules, je pars à la recherche du reflet de la fée responsable de cette remise en ordre inopinée, elle ne se mire que dans les surfaces joliment lustrées.
D’un coup de baguette magique, elle a resitué mes rêves, les classant en ordre de marche, les remettant dans le bon sens, en recollant certaines bribes au bon endroit, de façon à ce qu’ils soient bien agencés et offrent à ma vue un kaléidoscope soigné…
Correctrice d’images, elle a revisité le savant montage d’un film bâclé, joli fantôme retournant dans le manoir où il a rencontré du monde à hanter… pour séduire, cette fois, pas effrayer.
La fée de minuit…
La fée de mes nuits…
Mais, bien vite, je chasse de mon esprit cette escapade tardive digne d’un somnambule, retrouvant mon équilibre psychique tandis que je me plante devant la glace de l’armoire et contemple le grand fada qui s’y mire en affichant une moue grimaçante de gargouille.
Mes songes maudits…
Ils s’apparentent à un véritable feuilleton, et les épisodes en sont réglés comme du papier à musique ; mais rien d’improvisé ou d’anarchique, ainsi que doivent l’être tous ces voyages sous la couette qu’ils symbolisent.
Or, même s’ils sont immobiles et horizontaux, ils simulent le mouvement en altitude car, par le biais de cet imaginaire que l’inconscient met à notre service, on monte à l’assaut de nos si précieux fantasmes.
D’autres voyages sous la couette se réalisent en duo ; toutefois, ceux-là sont organisés…
Mes nuits s’étaient métamorphosées en romans, et chaque plongée dans le sommeil donnait naissance à un chapitre…
Le rêve, c’est le seul moyen de voyager sans quitter son chez soi, son lit ; et quand on dort, nous sommes tous des écrivains en herbe.
Le problème, c’est la mémoire et le talent pour recopier ces drôles d’impressions nocturnes.
Regardez Serge Brussolo, ou Stephen King…, comment imaginer que de tels auteurs à la plume féconde puisent leurs sources dans l’encrier de la réalité ?
Ils piochent leurs idées, leur inspiration au sein des cauchemars, les yeux fermés et l’esprit proche du coma. Et je suis certain que, pour eux, l’insomnie est une sorte de page blanche.
Peut-être y a-t-il moyen de clouer le bec de ces méchants matous, sans déranger les féroces toutous, sans solliciter leur grosse voix, leurs crocs…
Une sacrée force de frappe !
Hélas, cela ne se déroule pas du tout comme je l’entends !
(et passe le temps)
Le temps passe, et avec lui, coule de l’eau sous les ponts, des larmes sur mes joues, du sang dans mes veines…
Je suis aujourd’hui un réalisateur d’écrits vains confirmé, solidement ancré sur des acquis stables.
Apparemment indéracinables, les lauriers que l’on a posés sur ma tête continuent à germer, à grandir ; les sables mouvants m’épargnant, je fonçe sur des plates-bandes de certitudes.
Je bosse énormément, dors juste le temps de la récupération physiologique et d’alimenter mon inspiration. Cinq, six heures, pas plus.
Je me couche tôt, me lève bien avant le soleil.
Aussi, malgré ma célébrité et les avantages dont elles auraient pu profiter rien qu’en se montrant câlines, si l’on se réfère aux bons vieux clichés, les femmes m’ont fui, ont déserté mon lit.
Mais je ne m’en plains pas, au contraire, j’ai l’esprit libre, je crée grâce à ma solitude…, cette complice, ma meilleure amie.
Ma fidèle maîtresse !
A mes débuts, j’ai dû lutter contre mes désirs, mon instinct de mâle, car il est difficile de dormir avec une créature de rêve allongée à ses côtés, sous la couette !
Le matin, au lever, il est toujours ardu de recouvrer ses esprits.
Et, juste au moment où je m’empare de ma souris d’ordinateur pour travailler votre nouveau roman, voilà qu’une autre souris, bien plus charnelle, s’interposait, poussant dans le néant de l’oubli mon clavier et coupant net le fil de mes pensées créatrices.
Désormais, mes nuits sont profondes ; les chats, muets, ne m’éjectent plus hors de mes songes maudits, alors que je rencontre des êtres de cauchemar…
Et mon imagination se fixe dans la réalité, sans le support du chant de l’inconscient au clair de l’aube.