Tout ça, c’est de la faute de Quelqu’un…
Jennifer ouvre péniblement les yeux, cheveux en batailles, figure de lendemain de fête.
Après quelques étirements accompagnés de grognements, elle glisse jusqu’au bord de son lit et pose un pied entre les vêtements et les objets qui jonchent le sol de sa chambre. La lumière qui se glisse timidement par l’entrebâillement de la porte guide la jeune femme jusqu’au couloir.
A deux reprises elle manque se tordre la cheville sur des tas de vêtements un peu moins stables que les autres.
Agressée par le reflet du soleil sur le carrelage, elle se dirige en titubant vers la cuisine.
En passant devant la salle à manger elle entrevoit Claire assise sur le canapé, le canon d’une arme à feu entre les dents.
Sans y prêter attention, elle traîne les pieds jusqu’à la cuisine, s’y prend une tasse de café Nespresso et, de la même démarche hasardeuse, retourne vers la salle à manger.
Après avoir salué Claire, toujours assise sur le canapé, elle s’y laisse également tomber avec un râle de plaisir.
– Cette Nespresso, c’était le dernier cadeau de ton Quelqu’un avant qu’il ne parte vivre avec Lorenza, il a eu le chic pour venir te la faire livrer par un jeune homme avec un masque de Georges Clooney, quelle classe…
Claire presse la détente, actionnant la gâchette, libérant la culasse qui entraîne le percuteur qui heurte le vide…
Déçue, elle pose l’arme sur la table basse, à côté du café fumant et dit sans conviction :
– Il serait peut-être temps d’acheter des balles…
– Il est hors de question de saloper les murs, trouve autre chose, répond sèchement Jennifer en allumant la télévision.
– Mais on ne peut pas se pendre, ici, les plafonds sont trop bas !
– On n’est pas obligé de faire ça ici…
Claire lâche un grognement de résignation, croise les bras et s’enfonce profondément dans le canapé, vexée, les yeux rivés sur l’écran.
Jennifer boit doucement son café par petites prises, elle accompagne chaque gorgée d’un long bruit de succion.
Au bout de quelques minutes, Claire explose et se lève d’un coup…, poussant Jennifer qui manque de renverser sa tasse de Nespresso.
– Mais tu fais chier de me rappeler que cette machine à café m’avait été offerte par Quelqu’un…, hurle Claire, à chaque fois c’est toi qui dis ce qu’on doit faire ! Pour les chambres, pour les tours de ménage, pour les courses au Delhaize, pour les douches, la vaisselle ! C’est toujours toi qui décides ! Même ma mort tu veux la choisir ! Tout ça c’est de ta faute, à force tu as fait fuir Quelqu’un… et maintenant nous voilà seules…
Jennifer pose calmement sa tasse sur la table et répond, doucement :
– Je ne choisis pas ta mort, je dis juste que le sang ça ne se lave pas bien et que la caution s’envole si on tache la moquette.
– Mais qu’est-ce que t’en a à foutre de la moquette, on sera mortes !…, hurle Claire de plus en plus fort.
– C’est une question de respect. Qu’est-ce que tu dirais si Quelqu’un, pris de remords de t’avoir abandonnée, revenait pour se suicider dans ta chambre et que toute sa cervelle venait éclabousser tes murs ?
– Ho…, Claire se referme subitement, se laissant retomber sur le canapé, prise de tristesse…, non, pas mon Quelqu’un, il reste mon préféré…
Avant de se lever, Jennifer dépose un baiser sur le front de Claire, qui reste là, à regarder ses mains, murmurant des phrases à propos de Quelqu’un, choquée :
– Bon, on va vider les 4 bouteilles de vin rouge, comme ça on va rejoindre Quelqu’un en rêve…, ça me rappellera ses salades mielleuses et les bouteilles de Jacob Creek qu’il apportait…
Les deux jeunes femmes sont sur le canapé, inanimées.
Claire tient Jennifer dans ses bras.
Elles ont l’air paisibles et sereines.
La pièce est pleinement éclairée par la tendre lumière du soleil qui filtre doucement entre les rideaux.
Seul le pied de Jennifer, pris de légères convulsions, permet de les savoir en vie.
La salle de bain rayonne.
Des dizaines de bougies projettent autant d’ombres irréelles sur les murs.
Les deux jeunes femmes, nues l’une dans les bras de l’autre, sont assises à coté de la baignoire remplie d’eau chaude.
Après quelques minutes Jennifer se penche à l’oreille de Claire.
– On y va ?… lui murmure-t-elle.
Claire acquiesce doucement de la tête.
Elles se redressent chacune leur tour, se mettent à genoux et penchent la tête au-dessus de l’eau.
Jennifer pose une main sur la tête de Claire qui ne tarde pas à en faire de même.
Elles ne se quittent pas des yeux.
– C’est quand tu veux…, dit Claire au bout de quelques secondes.
– Alors à trois… répond Jennifer…, Un… Deux…
– Trois !
Et les deux femmes d’inspirer profondément avant de plonger la tête sous l’eau en même temps, l’une aidant l’autre.
Sans bouger, elles retiennent leur respiration dans l’eau tiède.
Après une trentaine de secondes, Jennifer commence à se débattre et tente de refaire surface mais la main de Claire la maintient sous l’eau.
Cette dernière ne tarde pas à remuer aussi, se meurtrissant les genoux à force de frapper la baignoire.
Elles se débattent ainsi, tenues mutuellement sous l’eau par la main de l’autre, pendant plus de vingt secondes.
Puis, d’un coup, Jennifer cesse de se débattre sans pour autant relâcher la pression qu’elle exerce sur la tête de Claire.
Surprise, celle-ci retire sa main de la tête de Jennifer qui en profite pour refaire surface et prendre une bouffée d’air.
Claire ne tarde pas à reprendre sa respiration aussi et les deux jeunes femmes s’effondrent en même temps sur le carrelage, respirant avec bruit, se tenant la poitrine.
Pendant plusieurs minutes elles tentent de retrouver une respiration normale, sans pour autant changer de place.
Jennifer sort de la salle de bain, furieuse et crie :
– Pourquoi tu m’as lâché la tête ? J’y était presque, merde !
– Je… hésite Claire… J’ai cru que tu étais morte !
– Mais c’est le but ! L’intérêt du suicide c’est de mourir en cas de réussite !
– Je n’étais pas encore morte moi… Je ne veux pas que tu meures avant moi, je ne veux pas mourir avant toi, je veux qu’on meure ensemble. On ne sait pas ce qu’il pourrait arriver, pleurniche Claire… Et si jamais, par malheur, je restais en vie ? Jamais je n’aurais le courage de me suicider toute seule !
Et Claire éclate en sanglots, laissant se mélanger ses larmes avec les gouttes d’eau qui étaient restées sur son visage.
Jennifer ne tarde pas à la prendre dans ses bras pour la consoler en lui disant :
– Dans le fond, tout ça c’est de la faute de Quelqu’un…
Il est 00h11 quand Jennifer est réveillée par les bruits que fait Claire dans l’appartement.
Elle entend des pas sur le carrelage de la cuisine, la porte du frigo qui s’ouvre, une porte de placard aussi, suivit de près par des tintements de vaisselle.
Le tiroir à couverts, un objet est sorti du frigo puis posé sur la table.
La porte du micro-onde s’ouvre et une assiette est déposée sur le plateau de verre.
La porte est refermée et la minuterie programmée.
Le micro-onde est mis en route.
Jennifer s’endort, bercée par le ronronnement régulier du four.
Lovée dans le canapé, Claire, concentrée, finit de rédiger un texte sur l’ordinateur portable déposé sur la table basse pendant que Jennifer regarde les informations télévisées, faisant sautiller la télécommande sur sa cuisse.
Une fois son texte terminé, Claire crie “finit !”, satisfaite.
Immédiatement, Jennifer éteint la télévision et se tourne vers Claire, prête à écouter.
Claire se met en tailleur, face à Jennifer, s’éclaircit la voix et commence la lecture de son texte :
– J’ai envoyé ce texte à Lorenza, qui m’a piqué mon Quelqu’un. Je te lis, d’accord ?
– Je t’écoute…
– Ce que le monde est aujourd’hui, c’est ce que le plus je vomis, crachant sur cette planète abominable, dirigée par bien des incapables. Ce que le monde est aujourd’hui, c’est ce pourquoi je renonce à la vie, de ma mort seul Quelqu’un est coupable…
Immédiatement, Jennifer applaudit.
Les deux filles sont sur le canapé, inanimées.
Claire tient Jennifer dans ses bras.
Elles ont l’air calmes et sereines.
La pièce est éclairée par la violente lumière que la télévision vomit par saccades sur les murs.
Seuls les yeux des filles, inexorablement ouverts, permettent de les savoir en vie.
Jennifer est réveillée par secouements de droite à gauche.
Elle met plusieurs secondes à comprendre que Claire la fait rouler en chuchotant son nom.
– Mais pourquoi tu chuchotes si t’essaye de me réveiller ? Questionne-t-elle, encore pâteuse.
– J’ai envie de mourir… lui répond tout bas Claire…, Quelqu’un me manque, ses bras, ses yeux verts, son pénis, ses mains….
– Va dormir, on fera ça demain, maintenant je suis trop fatiguée…, fatiguée, fatiguée…
Claire, déçue, baisse la tête et contemple ses pieds.
Au bout d’un moment de visibles hésitations, elle demande timidement à Jennifer si elle peut dormir avec elle.
Pour toute réponse, Jennifer pousse un soupir en soulevant sa couette pour que Claire se glisse en dessous et vienne se coller à elle.
Une fois l’une contre l’autre, Claire ferme doucement les yeux… tandis que Jennifer lui dépose un baiser sur le cartilage de l’oreille.
Elles s’endorment.
Claire s’assied sur le siège passager, boudeuse.
Jennifer tourne la clef de contact, en lui disant :
– Fait pas la gueule, l’important c’est le résultat….
– De toute façon, t’a pas vraiment envie de le faire, tu fais ça pour me faire plaisir…, répond Claire, sans quitter ses genoux des yeux.
– Et alors, l’important c’est que je le fasse non ?
– Non, il faut en avoir envie, c’est quelque chose qui vient du cœur…
– Oui mais mourir à deux ce n’est pas facile. Toute seule, encore, oui, mais à deux, moi je ne vois que cette façon de le faire.
– Mais au moins on mourra dans la Smart que Quelqu’un m’a offert avant d’aller vivre avec Lorenza.
La voiture sort du parking.
Claire regarde maintenant la route.
– Tu rouleras vite dis ?
– Le plus vite possible, promis…, répond Jennifer en souriant…
La petite Smart rouge et noire ondule sur la route, prend de la vitesse sur les petits chemins craquelés, saute d’un nid de poule à l’autre.
Claire se penche sur sa propre ceinture de sécurité et prend plusieurs dizaines de secondes pour la détacher.
Jennifer, toujours concentrée sur la route, tâtonne d’une main pour détacher la sienne mais un épais entrelacs de gros scotchs marrons maintien la boucle de ceinture attachée.
Aussitôt, Claire saute sur le volant pour le tourner violemment en hurlant…
Un an a passé… très lentement…
Une clef met en action la serrure de la porte d’entrée.
La porte s’ouvre lentement.
Après bien des efforts, Jennifer fait avancer son fauteuil roulant jusque dans le long couloir qui mène au salon.
Sur ses genoux, un sac en plastique du Delhaize.
Son bras droit est constamment secoué par de violents tics.
Elle s’avance jusqu’à la table basse du salon et y dépose, de son bras gauche, le sac blanc.
Incapable de bouger la tête, elle fait glisser sa main sur la table pour trouver l’ouverture du sac qu’elle ne peut voir.
Elle en sort une petite boite en carton.
A tâtons, elle saisit l’arme à feu qui se trouve à vingt centimètres de là.
Difficilement, elle ouvre la boite en carton.
Du bout des doigts, elle prend l’une des quinze balles qui s’y trouve.
Une fois la première balle introduite puis l’arme chargée, elle se la colle contre la tempe avant de murmurer :
– Ca, tu vas me le payer…