UKRAINE : Plus grande est la lumière, plus noire est l’ombre (Goethe)
Un ancien Colonel des Services de Renseignements Suisses livre son analyse de la situation militaire en Ukraine.
Jacques Baud est un analyste stratégique suisse, spécialiste du renseignement et du terrorisme. Après avoir été Colonel d’état-major général dans l’armée suisse et officier des Services de Renseignements Suisses (SRS), il est devenu consultant auprès d’entreprises privées. Il vient de publier une analyse sur la situation militaire en Ukraine qui vaut le détour et dont nous vous proposons de larges extraits ci-dessous.
PREMIÈRE PARTIE : EN ROUTE VERS LA GUERRE
Pendant des années, du Mali à l’Afghanistan, j’ai travaillé pour la paix et ai risqué ma vie pour elle. Il ne s’agit donc pas de justifier la guerre, mais de comprendre ce qui nous y a conduit. Je constate que les « experts » qui se relaient sur les plateaux de télévision analysent la situation à partir d’informations douteuses, le plus souvent des hypothèses érigées en faits, et dès lors on ne parvient plus à comprendre ce qui se passe. C’est comme ça que l’on crée des paniques.
Le problème n’est pas tant de savoir qui a raison dans ce conflit, mais de s’interroger sur la manière dont nos dirigeants prennent leurs décisions.
Essayons d’examiner les racines du conflit. Cela commence par ceux qui durant les huit dernières années nous parlaient de « séparatistes » ou des « indépendantistes » du Donbass. C’est faux. Les référendums menés par les deux républiques auto-proclamées de Donetsk et de Lougansk en mai 2014, n’étaient pas des référendums d’« indépendance » (независимость), comme l’ont affirmé certains journalistes peu scrupuleux, mais de référendums d’« auto-détermination » ou d’« autonomie » (самостоятельность). Le qualificatif « pro-russes » suggère que la Russie était partie au conflit, ce qui n’était pas le cas, et le terme « russophones » aurait été plus honnête. D’ailleurs, ces référendums ont été conduits contre l’avis de Vladimir Poutine.
En fait, ces Républiques ne cherchaient pas à se séparer de l’Ukraine, mais à avoir un statut d’autonomie leur garantissant l’usage de la langue russe comme langue officielle. Car le premier acte législatif du nouveau gouvernement issu du renversement du président Ianoukovitch, a été l’abolition, le 23 février 2014, de la loi Kivalov-Kolesnichenko de 2012 qui faisait du russe une langue officielle. Un peu comme si des putschistes décidaient que le français et l’italien ne seraient désormais plus des langues officielles en Suisse.
Cette décision provoque une tempête dans la population russophone. Il en résulte une répression féroce contre les régions russophones (Odessa, Dniepropetrovsk, Kharkov, Lougansk et Donetsk) qui s’exerce dès février 2014 et conduit à une militarisation de la situation et à quelques massacres (à Odessa et à Marioupol, pour les plus importants). À la fin de l’été 2014, ne restent que les Républiques auto-proclamées de Donetsk et de Lougansk.
A ce stade, trop rigides et engoncés dans une approche doctrinaire de l’art opératif, les états-majors ukrainiens, subissent l’ennemi sans parvenir s’imposer. L’examen du déroulement des combats en 2014-2016 dans le Donbass montre que l’état-major ukrainien a systématiquement et mécaniquement appliqué les mêmes schémas opératifs. Or, la guerre menée par les autonomistes est alors très proche de ce que l’on observe dans le Sahel : des opérations très mobiles menées avec des moyens légers. Avec une approche plus flexible et moins doctrinaire, les rebelles ont su exploiter l’inertie des forces ukrainienne pour les « piéger » de manière répétée.
En 2014, je suis à l’OTAN, responsable de la lutte contre la prolifération des armes légères, et nous tentons de détecter des livraisons d’armes russes aux rebelles afin de voir si Moscou est impliqué. Les informations que nous recevons viennent alors pratiquement toutes des services de renseignement polonais et ne « collent pas » avec les informations en provenance de l’OSCE : en dépit d’allégations assez grossières, on n’observe aucune livraison d’armes et de matériels militaire de Russie.
Les rebelles sont armés grâce aux défections d’unités ukrainiennes russophones qui passent du côté rebelle. Au fur et à mesure des échecs ukrainiens, les bataillons de chars, d’artillerie ou anti-aériens au complet viennent grossir les rangs des autonomistes. C’est ce qui pousse les Ukrainiens à s’engager dans les Accords de Minsk.
Mais, juste après avoir signé les Accords de Minsk 1, le président ukrainien Petro Porochenko lance une vaste opération antiterroriste (ATO/Антитерористична операція) contre le Donbass. Bis repetita placent : mal conseillés par des officiers de l’OTAN, les Ukrainiens subissent une cuisante défaite à Debaltsevo qui les oblige à s’engager dans les Accords de Minsk 2…
Il est essentiel de rappeler ici que les Accords de Minsk 1 (septembre 2014) et Minsk 2 (février 2015), ne prévoyaient ni la séparation, ni l’indépendance des Républiques, mais leur autonomie dans le cadre de l’Ukraine. Ceux qui ont lu les Accords (ils sont très, très, très peu nombreux) constateront qu’il est écrit en toutes lettres que le statut des républiques devait être négocié entre Kiev et les représentants des républiques, pour une solution interne à l’Ukraine.
C’est pourquoi depuis 2014, la Russie a systématiquement demandé leur application tout en refusant d’être partie aux négociations, car il s’agissait d’une affaire intérieure à l’Ukraine. De l’autre côté, les Occidentaux – France en tête – ont systématiquement tenté de substituer aux Accords de Minsk le « format Normandie », qui mettait face à face Russes et Ukrainiens. Or, rappelons-le, il n’y a jamais eu de troupes russes dans le Donbass avant le 23-24 février 2022. D’ailleurs, les observateurs de l’OSCE n’ont jamais observé la moindre trace d’unités russes opérant dans le Donbass. Ainsi, la carte des services de renseignements américains publiée par le Washington Post le 3 décembre 2021 ne montre pas de troupes russes dans le Donbass.
En octobre 2015, Vasyl Hrytsak, directeur du Service de sécurité ukrainien (SBU), confessait que l’on avait seulement observé 56 combattants russes dans le Donbass. C’était un même comparable à celui des Suisses allaient combattre en Bosnie durant les week-ends, dans les années 1990, ou des Français qui vont combattre en Ukraine aujourd’hui.
L’armée ukrainienne est alors dans un état déplorable. En octobre 2018, après quatre ans de guerre, le procureur militaire ukrainien en chef Anatoly Matios déclarait que l’Ukraine avait perdu 2 700 hommes dans le Donbass : 891 de maladies, 318 d’accidents de la route, 177 d’autres accidents, 175 d’empoisonnements (alcool, drogue), 172 suite à des manipulations imprudentes d’armes, 101 d’infractions aux règles de sécurité, 228 de meurtres et 615 de suicides.
En fait, l’armée est minée par la corruption de ses cadres et ne jouit plus du soutien de la population. Selon un rapport du ministère de l’Intérieur britannique, lors du rappel des réservistes de mars-avril 2014, 70 % ne se sont pas présentés à la première session, 80 % à la deuxième, 90 % à la troisième et 95 % à la quatrième. En octobre/novembre 2017, 70 % des appelés ne se sont pas présentés lors de la campagne de rappel « Automne 2017 ». Ceci sans compter les suicides et les désertions (souvent au profit des autonomistes) qui atteignent jusqu’à 30 % des effectifs dans la zone de l’ATO. Les jeunes Ukrainiens refusent d’aller combattre dans le Donbass et préfèrent l’émigration, ce qui explique aussi, partiellement au moins, le déficit démographique du pays.
Le ministère de la Défense ukrainien s’adresse alors à l’OTAN pour l’aider à rendre ses forces armées plus « attractives ». Ayant déjà travaillé à des projets similaires dans le cadre des Nations Unies, j’ai été sollicité par l’OTAN pour participer à un programme destiné à restaurer l’image des forces armées ukrainiennes. Mais c’est un processus de longue haleine et les Ukrainiens veulent aller vite.
Ainsi, pour compenser le manque de soldats, le gouvernement ukrainien recourt alors à des milices paramilitaires. Elles sont essentiellement composées de mercenaires étrangers, souvent militants d’extrême-droite. En 2020, elles constituent environ 40% des forces ukrainiennes et comptent environ 102 000 hommes selon Reuters. Elles sont armées, financées et formées par les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada et la France. On y trouve plus de 19 nationalités – dont des Suisses.
Les pays occidentaux ont donc clairement créé et soutenu des milices d’extrême droite ukrainiennes. En octobre 2021, le Jerusalem Post sonnait l’alarme en dénonçant le projet Centuria. Ces milices opèrent dans le Donbass depuis 2014, avec le soutien des Occidentaux. Même si on peut discuter le terme « nazi », il n’en demeure pas moins que ces milices sont violentes, véhiculent une idéologie nauséabonde et sont virulemment antisémites. Leur antisémitisme est plus culturel que politique, c’est pourquoi le qualificatif « nazi » n’est pas vraiment adapté. Leur haine du juif vient des grandes famines des années 1920-1930 en Ukraine, résultant de la confiscation des récoltes par Staline afin de financer la modernisation de l’Armée Rouge. Or, ce génocide – connu en Ukraine sous le nom d’Holodomor – a été perpétré par le NKVD (ancêtre du KGB) dont les échelons supérieurs de conduite étaient principalement composés de juifs. C’est pourquoi, aujourd’hui, les extrémistes ukrainiens demandent à Israël de s’excuser pour les crimes du communisme, comme le relève le Jerusalem Post. On est donc bien loin d’une « réécriture de l’Histoire » par Vladimir Poutine.
Ces milices, issues des groupes d’extrême-droite qui ont animé la révolution de l’Euromaïdan en 2014, sont composées d’individus fanatisés et brutaux. La plus connue d’entre elles est le régiment Azov, dont l’emblème rappelle celui de la 2e Panzerdivision SS Das Reich, qui fait l’objet d’une véritable vénération en Ukraine, pour avoir libéré Kharkov des Soviétiques en 1943, avant de perpétrer le massacre d’Oradour-sur-Glane en 1944, en France.
Parmi les figures célèbres du régiment Azov, on trouvait l’opposant Roman Protassevitch, arrêté en 2021 par les autorités bélarusses à la suite de l’affaire du vol RyanAir FR4978. Le 23 mai 2021, on évoque le détournement délibéré d’un avion de ligne par un MiG-29 – avec l’accord de Poutine, bien évidemment – pour arrêter Protassevitch, bien que les informations alors disponibles ne confirment absolument pas ce scénario.
Mais il faut alors montrer que le président Loukachenko est un voyou et Protassevitch un « journaliste » épris de démocratie. Pourtant, une enquête assez édifiante produite par une ONG américaine en 2020, mettait en évidence les activités militantes d’extrême-droite de Protassevitch. Le complotisme occidental se met alors en marche et des médias peu scrupuleux « toilettent » sa biographie. Finalement, en janvier 2022, le rapport de l’OACI est publié et montre que malgré quelques erreurs de procédure, le Bélarus a agi conformément aux règles en vigueur et que le MiG-29 a décollé 15 minutes après que le pilote de RyanAir a décidé d’aller atterrir à Minsk. Donc pas de complot bélarus et encore moins avec Poutine. Ah !… Encore un détail : Protassevitch, cruellement torturé par la police bélarusse, est aujourd’hui libre. Ceux qui voudraient correspondre avec lui, peuvent aller sur son compte Twitter. (…)
Donc, l’Occident soutient et continue d’armer des milices qui se sont rendues coupables de nombreux crimes contre les populations civiles depuis 2014 : viols, torture et massacres. Mais alors que le gouvernement suisse a été très prompt à prendre des sanctions contre la Russie, il n’en n’a adopté aucune contre l’Ukraine qui massacre sa propre population depuis 2014. En fait, ceux qui défendent les droits de l’homme en Ukraine ont depuis longtemps condamné les agissements de ces groupes, mais n’ont pas été suivis par nos gouvernements. Car, en réalité, on ne cherche pas à aider l’Ukraine, mais à combattre la Russie.
L’intégration de ces forces paramilitaires dans la Garde Nationale ne s’est pas du tout accompagnée d’une « dénazification », comme certains le prétendent.
En 2022, très schématiquement, les forces armées ukrainiennes qui combattent l’offensive russe s’articulent en :
– Armée de terre, subordonnée au ministère de la Défense : elle est articulée en 3 corps d’armée et composée de formations de manoeuvre (chars, artillerie lourde, missiles, etc.).
– Garde Nationale, qui dépend du ministère de l’Intérieur et est articulée en 5 commandements territoriaux.
La Garde Nationale est donc une force de défense territoriale qui ne fait pas partie de l’armée ukrainienne. Elle comprend les milices paramilitaires, appelées « bataillons de volontaires » (добровольчі батальйоні), également connues sous le nom évocateur de « bataillons de représailles », composés d’infanterie. Principalement formés pour le combat urbain, ceux-ci assurent aujourd’hui la défense de villes comme Kharkov, Marioupol, Odessa, Kiev, etc.
DEUXIÈME PARTIE : LA GUERRE
Ancien responsable des forces du Pacte de Varsovie au service de renseignement stratégique helvétique, j’observe avec tristesse – mais sans étonnement – que nos services ne sont plus en mesure de comprendre la situation militaire en Ukraine. Les « experts » auto-proclamés qui défilent sur nos écrans relaient inlassablement les mêmes informations modulées par l’affirmation que la Russie – et Vladimir Poutine – est irrationnel. Prenons un peu de recul.Depuis le mois de novembre 2021, les Américains ne cessent de brandir la menace d’une invasion russe contre l’Ukraine. Pourtant, les Ukrainiens ne semblent pas du même avis. Pourquoi ?
Il faut remonter au 24 mars 2021. Ce jour-là, Volodymyr Zelensky promulgue un décret pour la reconquête de la Crimée et commence à déployer ses forces vers le sud du pays. Simultanément, a lieu la conduite de plusieurs exercices de l’OTAN entre la mer Noire et la mer Baltique, accompagnés d’un accroissement important des vols de reconnaissance le long de la frontière russe. La Russie, mène alors quelques exercices, afin de tester la disponibilité opérationnelle de ses troupes et montrer qu’elle suit l’évolution de la situation.
Les choses se calment jusqu’en octobre-novembre avec la fin des exercices ZAPAD 21, dont les mouvements de troupes sont interprétés comme un renforcement en vue d’une offensive contre l’Ukraine. Pourtant, même les autorités ukrainiennes réfutent l’idée de préparatifs russes pour une guerre et Oleksiy Reznikov, ministre de la Défense ukrainien déclare qu’il n’y a pas de changement à sa frontière depuis le printemps.
En violation des Accords de Minsk, l’Ukraine mène des opérations aériennes au Donbass à l’aide de drones, dont au moins exécute une frappe contre un dépôt de carburant à Donetsk en octobre 2021. La presse américaine le relève, mais pas les Européens et personne ne condamne ces violations.
En février 2022, les événements se précipitent. Le 7 février, lors de sa visite à Moscou, Emmanuel Macron réaffirme à Vladimir Poutine son attachement aux Accords de Minsk, un engagement qu’il répétera à l’issue de son entrevue avec Volodymyr Zelensky, le lendemain. Mais le 11 février, à Berlin, après 9 heures de travail, la réunion des conseillers politiques des dirigeants du « format Normandie » s’achève, sans résultat concret : les Ukrainiens refusent encore et toujours d’appliquer les Accords de Minsk, apparemment sous la pression des États-Unis. Vladimir Poutine constate alors que Macron lui a fait des promesses en l’air et que les Occidentaux ne sont pas prêts à faire appliquer les Accords, comme ils le font depuis huit ans.
Les préparatifs ukrainiens dans la zone de contact continuent. Le Parlement russe s’alarme et le 15 février demande à Vladimir Poutine de reconnaître l’indépendance des Républiques, ce qu’il refuse.
Le 17 février, le président Joe Biden annonce que la Russie va attaquer l’Ukraine dans les prochains jours. Comment le sait-il ? Mystère… Mais depuis le 16, le pilonnage d’artillerie sur les populations du Donbass augmente de manière dramatique, comme le montrent les rapports journaliers des observateurs de l’OSCE. Naturellement, ni les médias, ni l’Union européenne, ni l’OTAN, ni aucun gouvernement occidental ne réagit et n’intervient. On dira plus tard, qu’il s’agit de désinformation russe. En fait, il semble que l’Union européenne et certains pays ont à dessein passé sous silence le massacre des populations du Donbass, sachant que cela provoquerait une intervention russe.
Simultanément, on signale des actes de sabotages dans le Donbass. Le 18 janvier, les combattants du Donbass interceptent des saboteurs équipés de matériel occidental et parlant polonais cherchant à créer des incidents chimiques à Gorlivka. Il pourrait s’agir de mercenaires de la CIA, conduits ou « conseillés » par des Américains et composés de combattants ukrainiens ou européens, pour mener des actions de sabotage dans les Républiques du Donbass.
En fait, dès le 16 février, Joe Biden sait que les Ukrainiens ont commencé à pilonner les populations civiles du Donbass, mettant Vladimir Poutine devant un choix difficile : aider le Donbass militairement et créer un problème international ou rester sans rien faire et regarder les russophones du Donbass se faire écraser.
S’il décide d’intervenir, Vladimir Poutine peut invoquer l’obligation internationale de « Responsibility To Protect » (R2P). Mais il sait que quelle que soit sa nature ou son ampleur, l’intervention déclenchera une pluie de sanctions. Dès lors, que son intervention soit limitée au Donbass ou qu’elle aille plus loin pour faire pression sur les Occidentaux pour le statut de l’Ukraine, le prix à payer sera le même. C’est d’ailleurs ce qu’il explique lors de son allocution du 21 février.
Ce jour-là, il accède à la demande de la Douma et reconnaît l’indépendance des deux Républiques du Donbass et, dans la foulée, il signe avec elles des traités d’amitié et d’assistance.
Les bombardements de l’artillerie ukrainienne sur les populations du Donbass se poursuivent et, le 23 février, les deux Républiques demandent l’aide militaire de la Russie. Le 24, Vladimir Poutine invoque l’article 51 de la Charte des Nations Unies qui prévoit l’entraide militaire dans le cadre d’une alliance défensive.
Afin de rendre l’intervention russe totalement illégale aux yeux du public nous occultons délibérément le fait que la guerre a effectivement commencé le 16 février. L’armée ukrainienne s’apprêtait à attaquer le Donbass dès 2021, comme le savaient pertinemment certains services de renseignement russes et européens… Les juristes jugeront.
Dans son allocution du 24 février, Vladimir Poutine a énoncé les deux objectifs de son opération : « démilitariser » et « dénazifier » l’Ukraine. Il ne s’agit donc pas de s’emparer de l’Ukraine, ni même, vraisemblablement de l’occuper et certainement pas de la détruire.
À partir de là, notre visibilité sur le déroulement de l’opération est limitée : les Russes ont une excellente sécurité des opérations (OPSEC) et le détail de leur planification n’est pas connue. Mais assez rapidement, le déroulement des opérations permet de comprendre comment les objectifs stratégiques se sont traduits sur le plan opératif.
– Démilitarisation :
. destruction au sol de l’aviation, des systèmes de défense aérienne et des moyens de reconnaissance ukrainiens ;
. neutralisation des structures de commandement et de renseignement (C3I), ainsi que des principales voies logistiques dans la profondeur du territoire ;
. encerclement du gros de l’armée ukrainienne massée dans le sud-est du pays.
– Dénazification :
. destruction ou neutralisation des bataillons de volontaires qui opèrent dans les villes d’Odessa, Kharkov et Marioupol, ainsi que dans diverses installations sur le territoire.
La démilitarisation
L’offensive russe se déroule de manière très « classique ». Dans un premier temps – comme l’avaient fait les Israéliens en 1967 – avec la destruction au sol des forces aériennes dans les toutes premières heures. Puis, on assiste à une progression simultanée sur plusieurs axes selon le principe de « l’eau qui coule » : on avance partout où la résistance est faible et on laisse les villes (très voraces en troupes) pour plus tard. Au nord, la centrale de Tchernobyl est occupée immédiatement afin de prévenir des actes de sabotage. Les images de soldats ukrainiens et russes assurant ensemble la surveillance de la centrale ne sont naturellement pas montrées…
L’idée que la Russie cherche à s’emparer de Kiev, la capitale pour éliminer Zelensky, vient typiquement des Occidentaux : c’est ce qu’ils ont fait en Afghanistan, en Irak, en Libye et ce qu’ils voulaient faire en Syrie avec l’aide de l’État islamique. Mais Vladimir Poutine n’a jamais eu l’intention d’abattre ou de renverser Zelensky. La Russie cherche au contraire à le maintenir au pouvoir en le poussant à négocier en encerclant Kiev. Il avait refusé de faire jusque-là pour appliquer les Accords de Minsk, mais maintenant les Russes veulent obtenir la neutralité de l’Ukraine.
Beaucoup de commentateurs occidentaux se sont étonnés que les Russes aient continué à chercher une solution négociée tout en menant des opérations militaires. L’explication est dans la conception stratégique russe, depuis l’époque soviétique. Pour les Occidentaux, la guerre commence lorsque la politique cesse. Or, l’approche russe suit une inspiration clausewitzienne : la guerre est la continuité de la politique et on peut passer de manière fluide de l’une à l’autre, même au cours des combats. Cela permet de créer une pression sur l’adversaire et le pousser à négocier.
Du point de vue opératif, l’offensive russe a été un exemple du genre : en six jours, les Russes se sont emparés d’un territoire aussi vaste que le Royaume-Uni, avec une vitesse de progression plus grande que ce que la Wehrmacht avait réalisé en 1940.
Le gros de l’armée ukrainienne était déployé au sud du pays en vue d’une opération majeure contre le Donbass. C’est pourquoi, les forces russes ont pu l’encercler dès le début mars dans le « chaudron » compris entre Slavyansk, Kramatorsk et Severodonetsk, par une poussée venant de l’est par Kharkov et une autres venant du sud depuis la Crimée. Les troupes des Républiques de Donetsk (RPD) et de Lougansk (RPL) complètent l’action des forces russes par une poussée venant de l’Est.
A ce stade, les forces russes resserrent lentement l’étau, mais ne sont plus sous pression du temps. Leur objectif de démilitarisation est pratiquement atteint et les forces ukrainiennes résiduelles n’ont plus de structure de commandement opératif et stratégique.
Le « ralentissement » que nos « experts » attribuent à une mauvaise logistique, n’est que la conséquence d’avoir atteint les objectifs fixés. La Russie ne semble pas vouloir s’engager dans une occupation de l’ensemble du territoire ukrainien. En fait, il semble plutôt que la Russie cherche à limiter son avance à la frontière linguistique du pays.
Nos médias parlent de bombardements indiscriminés contre les populations civiles, notamment à Kharkov et des images dantesques sont diffusées en boucle. Pourtant, Gonzalo Lira, un latino-américain qui y vit, nous présente une ville calme le 10 mars, et le 11 mars. Certes c’est une grande ville et on ne voit pas tout, mais cela semble indiquer que l’on n’est pas dans la guerre totale qu’on nous sert en continu sur nos écrans.
Quant aux Républiques du Donbass, elles ont « libéré » leurs propres territoires et combattent dans la ville de Marioupol.
La « dénazification »
Dans les villes comme Kharkov, Marioupol et Odessa, la défense est assurée par les milices paramilitaires. Elles savent que l’objectif de « dénazification » les vise au premier chef.
Pour un attaquant en zone urbanisée, les civils sont un problème. C’est pourquoi la Russie cherche à créer des couloirs humanitaires pour vider les villes des civils et ne laisser que les milices afin de les combattre plus facilement.
À l’inverse, ces milices cherchent à garder les civils dans les villes afin de dissuader l’armée russe de venir y combattre. C’est pourquoi elles sont réticentes à mettre en oeuvre ces couloirs et font tout pour que les efforts russes soient vains : ils peuvent ainsi utiliser la population civile comme « boucliers humains ». Les vidéos montrant des civils cherchant à quitter Marioupol et tabassés par les combattants du régiment Azov sont naturellement soigneusement censurées chez nous.
Sur Facebook, le groupe Azov était considéré dans la même catégorie que l’État islamique et soumis à la « politique sur les individus et organisations dangereuses » de la plate-forme. Il était donc interdit de le glorifier, et les « posts » qui lui étaient favorables étaient systématiquement bannis. Mais le 24 février, Facebook modifie sa politique et autorise les posts favorables à la milice. Dans le même esprit, en mars, la plate-forme autorise, dans les ex-pays de l’Est, les appels au meurtre de militaires et de dirigeants russes. Voilà pour les valeurs qui inspirent nos dirigeants, comme nous le verrons.
Nos médias propagent une image romanesque de la résistance populaire. C’est cette image qui a conduit l’Union européenne à financer la distribution d’armes à la population civile. C’est un acte criminel. Dans mes fonctions de chef de la doctrine des opérations de maintien de la paix à l’ONU, j’ai travaillé sur la question de la protection des civils. Nous avons alors constaté que les violences contre les civils avaient lieu dans des contextes très précis. En particulier lorsque les armes foisonnent et qu’il n’y pas de structures de commandement.
Or, ces structures de conduite sont l’essence des armées : elles ont pour fonction de canaliser l’emploi de la force en fonction d’un objectif. En armant des citoyens de manière désordonnée comme c’est le cas actuellement, l’UE les transforme en combattants, avec les conséquences qui en découlent : des cibles potentielles. En outre, sans commandement, sans buts opératifs, la distribution d’armes conduit inéluctablement à des règlements de compte, du banditisme et à des actions plus meurtrières qu’efficaces. La guerre devient une affaire d’émotions. La force devient violence. C’est ce qui s’est passé à Tawarga (Libye) du 11 au 13 août 2011, où 30 000 africains noirs ont été massacrés avec des armes parachutées (illégalement) par la France. D’ailleurs, l’Institut royal d’étude stratégique britannique (RUSI) ne voit pas de valeur ajoutée à ces livraisons d’armes.
De plus, en livrant des armes à un pays en guerre, on s’expose à être considéré comme un belligérant. Les frappes russes du 13 mars 2022, contre la base aérienne de Mykolaïv suivent les avertissements russes que les transports d’armes seraient traités comme des cibles hostiles.
L’UE répète la désastreuse expérience du IIIe Reich dans les dernières heures de la bataille de Berlin. La guerre doit être laissée aux militaires et lorsqu’un camp a perdu, il faut l’admettre. Et s’il doit y avoir une résistance, elle doit impérativement être conduite et structurée. Or, nous faisons exactement l’inverse : on pousse des citoyens à aller se battre et simultanément, Facebook autorise les appels au meurtre de militaires et de dirigeants russes. Voilà pour les valeurs qui nous inspirent.
Dans certains services de renseignement, on voit cette décision irresponsable comme une manière d’utiliser la population ukrainienne comme chair à canon pour combattre la Russie de Vladimir Poutine. Il fallait laisser ce genre de décision meurtrière aux collègues du grand-père de d’Ursula von der Leyen. Il aurait été plus judicieux d’engager des négociations et ainsi obtenir des garanties pour les populations civiles que d’ajouter de l’huile sur le feu. Il est facile d’être combatif avec le sang des autres…
La maternité de Marioupol
Il est important de comprendre au préalable que ce n’est pas l’armée ukrainienne qui assure la défense de Marioupol, mais la milice Azov, composée de mercenaires étrangers.
Dans son résumé de la situation du 7 mars 2022, la mission russe de l’ONU à New York déclare que « Les habitants rapportent que les forces armées ukrainiennes ont expulsé le personnel de l’hôpital natal n°1 de la ville de Marioupol et ont installé un poste de tir à l’intérieur de l’établissement. »
Le 8 mars, le média indépendant russe Lenta.ru, publie le témoignage de civils de Marioupol qui racontent que la maternité a été prise par les milices du régiment Azov, et en ont chassé les occupants civils en les menaçant de leurs armes. Ils confirment ainsi les déclarations de l’ambassadeur russe quelques heures plus tôt.
L’hôpital de Marioupol occupe une position dominante, parfaitement adéquate pour y installer des armes antichars et pour l’observation. Le 9 mars, les forces russes frappent le bâtiment. Selon CNN, il y aurait 17 blessés, mais les images ne montrent aucune victime dans les locaux et rien ne montre que les victimes dont on parle sont liées à cette frappe. On parle d’enfants, mais en réalité, on ne voit rien. C’est peut-être vrai, mais c’est peut-être faux… Ce qui n’empêche pas les dirigeants de l’UE d’y voir un crime de guerre… Ce qui permet, juste après, à Zelensky de réclamer une zone d’interdiction de vol au-dessus de l’Ukraine…
En réalité, on ne sait pas exactement ce qui s’est passé. Mais la séquence des événements tend à confirmer que les forces russes ont frappé une position du régiment Azov et que la maternité était alors libre de tout civils.
Le problème est que les milices paramilitaires qui assurent la défense des villes sont encouragées par la communauté internationale à ne pas respecter les usages de la guerre. Il semble que les Ukrainiens ont rejoué le scénario de la maternité de Koweït City en 1990, qui avait été totalement mise en scène par la firme Hill & Knowlton pour un montant de 10,7 millions de dollars afin de convaincre le Conseil de Sécurité des Nations Unies d’intervenir en Irak pour l’opération Desert Shield/Storm.
Les politiciens occidentaux ont d’ailleurs accepté les frappes contres civils du Donbass pendant huit ans, sans adopter aucune sanction contre le gouvernement ukrainien. Nous sommes depuis longtemps entrés dans une dynamique où les politiques occidentaux ont accepté de sacrifier le droit international à leur objectif d’affaiblir à la Russie.
TROISIÈME PARTIE : CONCLUSIONS
En tant qu’ex-professionnel du renseignement, la première chose qui me frappe est l’absence totale des services de renseignement occidentaux dans la représentation de la situation depuis une année. En Suisse, on a reproché aux services de ne pas avoir fourni une image correcte de la situation. En fait, il semble que dans tout le monde occidental, les services aient été débordés par les politiques. Le problème est que ce sont les politiques qui décident : le meilleur service de renseignement du monde est inutile si le décideur ne l’écoute pas. C’est ce qui s’est passé lors de cette crise.
Cela étant, si certains services de renseignement avaient une image très précise et rationnelle de la situation, d’autres avaient manifestement la même image que celle propagée par nos médias. Dans cette crise, les services des pays de la « nouvelle Europe » ont joué un rôle important. Le problème est que, par expérience, j’ai constaté qu’ils étaient extrêmement mauvais sur le plan analytique : doctrinaires, ils n’ont pas l’indépendance intellectuelle et politique nécessaire pour apprécier une situation avec une « qualité » militaire. Il vaut mieux les avoir comme ennemis que comme amis.
Ensuite, il semble que dans certains pays européens, les politiques ont délibérément ignoré leurs services pour répondre de manière idéologique à la situation. C’est pourquoi, cette crise a été irrationnelle dès le début. On observera, que tous les documents qui ont été présentés au public lors de cette crise l’ont été par des politiques sur la base de sources commerciales…
Certains politiciens occidentaux voulaient manifestement qu’il y ait un conflit. Aux États-Unis, les scénarios d’attaque présentés par Anthony Blinken au Conseil de Sécurité n’étaient que le fruit de l’imagination d’un Tiger Team travaillant pour lui : il a fait exactement comme Donald Rumsfeld en 2002, qui avait ainsi « contourné » la CIA et les autres services de renseignement qui étaient beaucoup moins affirmatifs sur les armes chimiques irakiennes.
Les développements dramatiques dont nous sommes les témoins aujourd’hui ont des causes que nous connaissions, mais que nous avons refusés de voir :
– sur le plan stratégique, l’expansion de l’OTAN (que nous n’avons pas traité ici) ;
– sur le plan politique, le refus occidental de mettre en oeuvre les Accords de Minsk ;
– et sur le plan opératif, les attaques continues et répétées des populations civiles du Donbass depuis ans et la dramatique augmentation de la fin février 2022.
En d’autres termes, nous pouvons naturellement déplorer et condamner l’attaque russe. Mais NOUS (c’est-à-dire : les États-Unis, la France et l’Union européenne en tête) avons créé les conditions pour qu’un conflit éclate. Nous témoignons de la compassion pour le peuple ukrainien et les deux millions de réfugiés. C’est bien. Mais si nous avions eu un minimum de compassion pour le même nombre de réfugiés des populations ukrainiennes du Donbass massacrées par leur propre gouvernement et qui se sont accumulés en Russie durant huit ans, rien de cela ne serait probablement passé.
Que le terme de « génocide » s’applique aux exactions subies par les populations du Donbass est une question ouverte. On réserve généralement ce terme à des cas de plus grande ampleur (Holocauste, etc.), néanmoins, la définition qu’en donne la Convention sur le génocide, est probablement suffisamment large pour s’y appliquer. Les juristes apprécieront.
Clairement, ce conflit nous a conduit dans l’hystérie. Les sanctions semblent être devenues l’outil privilégié de nos politiques étrangères. Si nous avions insisté pour que l’Ukraine respecte les Accords de Minsk, que nous avions négocié et cautionné, tout cela ne serait pas arrivé. La condamnation de Vladimir Poutine est aussi la nôtre. Rien ne sert de pleurnicher après coup, il fallait agir avant. Or, ni Emmanuel Macron (comme garant et comme membre du Conseil de Sécurité de l’ONU), ni Olaf Scholz, ni Volodymyr Zelensky n’ont respecté leurs engagements. En définitive, la vraie défaite est celle de ceux qui n’ont pas de parole.
L’Union européenne a été incapable de promouvoir la mise en oeuvre des accords de Minsk, au contraire, elle n’a pas réagi lorsque l’Ukraine bombardait sa propre population dans le Donbass. L’eût-elle fait, Vladimir Poutine n’aurait pas eu besoin de réagir. Absente de la phase diplomatique, l’UE s’est distinguée en alimentant le conflit. Le 27 février, le gouvernement ukrainien est d’accord d’entamer des négociations avec la Russie. Mais quelques heures plus tard, l’Union européenne vote un budget de 450 millions d’euros pour fournir des armes à l’Ukraine, remettant de l’huile sur le feu. A partir de là, les Ukrainiens sentent qu’ils n’auront pas besoin d’arriver à un accord. La résistance des milices Azov à Marioupol provoquera même une relance de 500 millions d’euros pour des armes.
En Ukraine, avec la bénédiction des pays occidentaux, ceux qui sont en faveur d’une négociation sont éliminés. C’est le cas de Denis Kireyev, un des négociateurs ukrainiens, assassiné le 5 mars par le service secret ukrainien (SBU) car il est trop favorable à la Russie et est considéré comme traître. Le même sort est réservé à Dmitry Demyanenko, ex-chef adjoint de la direction principale du SBU pour Kiev et sa région, assassiné le 10 mars, car trop favorable à un accord avec la Russie : il est abattu par la milice Mirotvorets (« Pacificateur »). Cette milice est associée au site web Mirotvorets qui liste les « ennemis de l’Ukraine », avec leurs données personnelles, leur adresse et numéros de téléphone, afin qu’ils puissent être harcelés, voire éliminés ; une pratique punissable dans de nombreux pays, mais pas en Ukraine. L’ONU et quelques pays européens en ont exigé la fermeture… refusée par la Rada.
Finalement, le prix sera élevé, mais Vladimir Poutine atteindra vraisemblablement les objectifs qu’il s’était fixés. Ses liens avec Pékin se sont solidifiés. La Chine émerge comme médiatrice du conflit, tandis que la Suisse fait son entrée dans la liste des ennemis de la Russie. Les Américains doivent demander du pétrole au Venezuela et à l’Iran pour se sortir de l’impasse énergétique dans laquelle ils se sont mis : Juan Guaido quitte définitivement la scène et les Etats-Unis doivent revenir piteusement sur les sanctions imposées à leurs ennemis.
Des ministres occidentaux qui cherchent à faire s’effondrer l’économie russe et faire en sorte que le peuple russe en souffre, voire appellent à assassiner Poutine, montrent (même s’ils sont partiellement revenus sur la forme de leurs propos, mais pas sur le fond !) que nos dirigeants ne valent pas mieux que ceux que nous détestons. Car, sanctionner des athlètes russes des jeux para-olympiques ou des artistes russes n’a strictement rien à voir avec une lutte contre Poutine.
Ainsi, nous reconnaissons donc que la Russie est une démocratie puisque nous considérons que le peuple russe est responsable de la guerre. Si ce n’est pas le cas, alors pourquoi cherchons-nous à punir toute une population pour la faute d’un seul ? Rappelons que la punition collective est interdite par les Conventions de Genève…
La leçon à tirer de ce conflit est notre sens de l’humanité géométrie variable. Si nous tenions tellement à la paix et à l’Ukraine, pourquoi ne l’avons-nous pas plus encouragée à respecter les accords qu’elle avait signés et que les membres du Conseil de Sécurité avaient approuvés ?
L’intégrité de médias se mesure à leur volonté à travailler selon les termes de la Charte de Munich. Ils avaient réussi à propager la haine des Chinois lors de la crise de la Covid et leur message polarisé conduit aux mêmes effets contre les Russes. Le journalisme se dépouille de plus en plus du professionnalisme pour devenir militant…
Comme disait Goethe : « Plus grande est la lumière, plus noire est l’ombre ». Plus les sanctions contre la Russie sont démesurées, plus les cas où nous n’avons rien fait mettent en évidence notre racisme et notre servilité. Pourquoi aucun politicien occidental n’a-t-il réagi aux frappes contre les populations civiles du Donbass durant huit ans ?
Car finalement, qu’est-ce qui rend le conflit en Ukraine plus blâmable que la guerre en Irak, en Afghanistan ou en Libye ? Quelles sanctions avons-nous adopté contre ceux qui ont délibérément menti devant la communauté internationale pour mener des guerres injustes, injustifiées, injustifiables et meurtrières ? A-t-on cherché à « faire souffrir » le peuple américain qui nous avait menti (car c’est une démocratie !) avant la guerre en Irak ? Avons-nous seulement adopté une seule sanction contre les pays, les entreprises ou les politiciens qui alimentent en armes le conflit du Yémen, considéré comme la « pire catastrophe humanitaire au monde » ? Avons-nous sanctionné les pays de l’Union européenne qui pratiquent la torture la plus abjecte sur leur territoire au profit des États-Unis ?
Poser la question c’est y répondre… et la réponse n’est pas glorieuse.
-Jacques Baud, vous êtes reconnu comme un spécialiste du renseignement et du terrorisme dans le monde, et vous traitez dans votre livre la question de la désinformation. Dans tous les conflits, on a toujours eu une interprétation mensongère au début. Avec l’opinion publique qui est embrigadée en faveur du bon contre le méchant, il est impossible d’avancer des arguments raisonnables, car, au risque d’être traité de complotiste, le méchant doit être condamné… Mais l’opinion publique s’aperçoit, au bout de quelques années, que le méchant n’était finalement pas aussi méchant qu’on voulait bien le dire et que le bon n’était pas aussi bon… Malheureusement, on recommence en permanence les mêmes erreurs…
-Mon livre a pour but de réveiller les consciences en poussant les gens à être plus critiques par rapport à l’information. Je me suis basé sur des informations émanant des grands services de renseignements occidentaux, mais aussi sur les rapports officiels des Nations unies et autres, ainsi que des informations en provenance des grands médias, pour éviter d’être accusé de me baser sur des médias douteux. Nous nous laissons embarquer dans des crises alors que toute l’information disponible permet de douter de la nécessité d’utiliser la force. Les crises sont réelles, mais les réponses sont souvent mauvaises, d’ailleurs on le voit bien avec le terrorisme qui ne cesse de s’amplifier, mais il ne faut pas oublier que l’on a créé une catastrophe en Irak, en Afghanistan, en Libye et partout où l’Occident s’est impliqué. Il en ressort en permanence des catastrophes au niveau sociétal, au niveau économique ou au niveau humain. Toute la problématique de l’immigration vient uniquement des guerres que nous avons déclenchées. Les principaux pourvoyeurs de migrants sont des pays dans lesquels les pays occidentaux sont allés s’immiscer de manière incongrue, parfois dans des pays qui se portaient plutôt bien. Je rappelle que la Libye était en 2010 le seul pays africain à avoir un indice de développement humain comparable à celui des pays occidentaux. C’est celui que l’on a complètement détruit. On aborde les crises avec des informations qui sont extrêmement partielles, partiales, et très souvent fausses, parce que l’on ne regarde qu’un aspect du problème, celui qui nous intéresse, celui qui permet de justifier l’usage de la force, et on s’engage à partir de là. La presse a un rôle essentiel à jouer, parce que c’est finalement à travers la presse que nous avons la perception des événements. Or, dans les grands médias, il n’y a plus de diversité, ils recrachent tous les mêmes informations et l’on est obligé d’aller vers des médias plus régionaux pour avoir une information plus diverse et de meilleure qualité. On retrouve les mêmes ingrédients qui ont fait le succès des dictatures au début du XXe siècle
-N’y a-t-il pas une responsabilité de l’opinion publique qui, souvent, n’accepte pas le débat ? Par exemple, je prends une illustration incontestable: lorsque l’on a essayé d’expliquer que Saddam Hussein n’était pas totalement dans le camp du « méchant » et que c’était un peu plus gris, que noir ou blanc, l’opinion n’a pas voulu écouter. Idem pour la Syrie. Et maintenant pour l’Ukraine… Tout est faussé, en fait, tout est faux. On nous sert des Fake-News comme étant vraies et des vérités qui sont des Fake-News !
-Absolument. Nous sommes dans une époque d’immédiateté de l’information. Les gens s’informent sur les réseaux sociaux, ils ne lisent plus les journaux, et c’est aussi pour cela que des gens comme Donald Trump communiquaient sur Twitter, avec des messages courts. Mais le problème, c’est que ce mode d’information ne permet aucun recul. C’est toujours une réaction spontanée et émotionnelle, il n’y a pas vraiment d’analyse derrière. On lance des slogans simplement. On retrouve les mêmes ingrédients qui ont fait le succès des dictatures au début du XXe siècle. On a des gens qui ne s’intéressent qu’à leur petite vie, mais pas à la vie de la nation, sauf quand ça les touche directement. Sur la crise du Coronavirus, les gens ont commencé à s’inquiéter de ce que disaient les États parce que cela les touchait personnellement. Sinon, l’opinion publique est assez passive et elle accepte assez bien les discours gouvernementaux aussi faux sont-ils.
-La presse internationale écrivait, à la sortie de votre livre, qu’il s’agissait d’un véritable pamphlet contre les services de renseignements, les diplomates, les politiques et les médias. Pourtant, on que les services de renseignement et les diplomates connaissent souvent la vérité.
– Les politiques les plus cultivés savent aussi la vérité, mais pour ne pas être marginalisés, ils font semblant de ne pas la savoir. Quant aux médias, ils se contentent de suivre… Très souvent, les services de renseignement ont une appréciation beaucoup plus nuancée de la réalité que les politiques. En tant qu’ancien membre des services de renseignement, j’ai travaillé de façon très approfondie avec pratiquement tous les services occidentaux de renseignement, je dis que ces services ont un rôle essentiel à jouer dans les États de droit, leur rôle est d’informer les décideurs en apportant de la rationalité dans leurs décisions. Le problème, c’est que les dirigeants sont parfois plus attirés par des déclarations tonitruantes, pour faire le buzz, et ils n’écoutent pas leurs services de renseignement. Dans la plupart des crises, ce sont les services de renseignement qui ont essayé de freiner les décideurs. Le cas le plus marquant, c’est l’attaque chimique de la Ghouta en 2013, en Syrie, avec les services américains qui ont demandé à Obama de ne pas intervenir, car ils n’avaient aucun élément qui leur permettait d’affirmer que c’était le gouvernement syrien. Ce doute raisonnable devrait être présent dans la décision politique. Dans le cas de la Ghouta, les services de renseignement avaient suffisamment d’éléments pour freiner Obama, ce qui a été souvent interprété en France comme une trahison d’Obama, qui, en réalité, a écouté ses services de renseignement.
-Donc, ces services font plutôt bien leur métier…
-Je peux vous dire qu’ils ne savent pas tout, loin de là. Ilsbdevraient avoir plus de capacité d’analyse. Avec le terrorisme, les services de renseignement dérivent vers du renseignement de type policier et il manque très souvent des analyses plus profondes et plus politiques, et qui tiennent davantage du contexte.
-Les diplomates savent faire cela…
-Oui, mais ils n’ont pas toujours les éléments pour le faire. Ce sont des gens très intelligents, ils perçoivent assez bien les conditions et le contexte, parce qu’ils vivent dans la région, mais il leur manque souvent les faits pour affirmer des choses. Les services de renseignement devraient aussi être dans la région pour percevoir le contexte, mais leur force est d’avoir les faits, notamment grâce aux écoutes électroniques et à l’imagerie satellitaire. Malheureusement, nos services occidentaux se sont beaucoup affaiblis sur le Moyen-Orient. On s’est concentré sur des problèmes de sécurité domestique, on a considérablement développé les capacités de renseignement à l’intérieur des pays mais, à l’extérieur, on reste encore relativement faible et les agents sont souvent des correspondants qui sont en contact avec des oppositions. L’affaire de l’Irak a été complètement minée par le fait que les informations venaient uniquement des mouvements d’opposition et ces gens racontent toujours ce qui les arrange. D’ailleurs, la plupart des informations que nous avons sur des pays comme l’Iran viennent exclusivement de l’opposition. Une fois que l’opinion est forgée, il est difficile de revenir en arrière C’est comme si un pays étranger qui ne connaîtrait pas la France s’informait exclusivement auprès des Gilets Jaunes: il dirait qu’en France on gaze la population, qu’on crève les yeux des manifestants, que les villes sont bloquées chaque week-end… On a une perception de ces pays qui ne reflète pas la réalité et c’est autour de tout cela que se forgent les opinions. Une fois que l’opinion est forgée, il est difficile de revenir en arrière. Par exemple, c’est presque devenu un lieu commun de dire que Bachar al-Assad est un criminel, mais, quand vous demandez aux gens pourquoi, ils réaffirment cela péremptoirement, sans aucun argument, ils vous citent un ou deux éléments, avec des photos qui auraient été prises dans des prisons syriennes et, après, on s’aperçoit que les organisations des Droits de l’homme constatent ensuite des incohérences. Mais tout cela est estompé par l’idée admise que Bachar alAssad est un criminel. C’est comme pour Poutine : personne n’est capable de vous dire de quelle tendance il est, on ne sait pas s’il est de gauche ou de droite, mais on sait que c’est un dictateur, sans d’ailleurs savoir ce qui en fait un dictateur. Lorsqu’un sujet est au cœur de l’actualité, si vous voulez faire un débat à partir de certains éléments, les gens s’offusquent en vous disant: “C’est très grave de penser ça !”… Mais, quelques années plus tard, quand tout le monde sait que ce que vous avez dit était vrai, ils ne s’excusent même pas et ils vous répondent “Et alors ? Ca à changé quoi ?”…
-C’est exactement ce qui s’est passé avec la question de l’ingérence russe dans l’élection américaine de 2016. Le directeur du renseignement national a finalement déclassifié des documents qui montrent qu’il y a eu une manipulation, qui ne vient pas de la Russie mais des États-Unis, parce que l’on voulait faire croire à cette ingérence pour se débarrasser de Donald Trump.
-Cette déclassification est publique, mais aucun média européen n’en a parlé. Donc, on a créé une fausse image, celle de l’ingérence russe, et, pour ne pas risquer de se déjuger, on n’a pas publié l’information. On est dans une sorte de déni de réalité. On crée un narratif, on s’attache à ce narratif qui doit convenir à une fausse vérité et qui doit convenir aux populations et personne ne revient en arrière. C’est grave, parce que cela montre que l’opinion publique est de plus en plus manipulée et que celle-ci est de moins en moins tolérante pour le débat. Il faut être automatiquement pour ou contre, et il faut même être violemment pour ou contre. On ne peut plus discuter de manière posée d’un problème. Idem pour l’immigration en France. C’était une discussion qui était devenue très vite émotionnelle, avec des arguments très violents, un vrai problème lié à la très mauvaise manière des populations à s’informer. Maintenant, ce n’est plus une immigration de quelques milliers d’Africains, c’est carrément une immigration de plusieurs centaines de milliers d’Ukrainiens… Et là, plus personne ne se plaint alors que ces nouveaux immigrés vont siphonner ce qui reste à prendre des caisses de l’Etat et aussi prendre des emplois de meilleurs niveaux que les Africains et Arabes ! À mon avis, la démocratie telle qu’elle est devenue n’en est plus une, c’est par contre devenu un réel danger par rapport à la manière dont on traite les crises.
-Est-il utile d’avoir la vérité ? La réalité n’est-elle pas ce que l’on voit, mais ce que l’on doit croire ?
-Parfois, avant, on disait des choses fausses. Maintenant quasiment tout est faux ! Le faux devient une évidence, il devient la réalité, parce qu’on veut le croire…
-Aujourd’hui, on n’est plus enclin à discuter des problématiques, on part sur des idées chocs qui deviennent des vérités ipso facto.
-C’est ce qui me dérange beaucoup. Les politiciens connaissent généralement très mal les sujets sur lesquels ils doivent s’exprimer, mais il est vrai aussi que l’opinion leur demande de s’exprimer immédiatement, sans leur donner le temps d’avoir le recul nécessaire pour analyser les choses. C’est pareil pour les ministres qui n’ont plus le temps de lire. Un officier de renseignement doit souvent traiter de problématiques très complexes, cela nécessite 40 pages, on essaie de réduire sur 3 pages, et puis vous avez le cabinet du ministre qui vous dit que la note doit tenir sur une demi-page, sinon il ne la lira pas. On a des politiques qui décident sur la base de quelques lignes sans avoir pris le temps de s’informer davantage.
-Toutes les crises ont des contextes sociétaux, historiques et économiques, avec des influences !
-Certes, quand il s’agit d’une guerre qui peut entraîner des milliers de morts, ils ne prennent pas le temps de lire une page, mais pour un sondage d’opinion afin de savoir s’ils ont une belle cravate ou une belle robe, ils/elles prennent le temps de lire un rapport de 40 pages !
-C’est effectivement cela…
-Cela montre la problématique. On prend des décisions sur des éléments extrêmement partiels, qui sont nécessairement partiaux. Le problème n’est pas de déterminer la vérité, c’est souvent très difficile à démêler. Toutes les crises ont des contextes sociétaux, historiques et économiques, avec des influences, donc il est très difficile de démêler des réalités. Par exemple, dans le cas de l’Ukraine, il est certain que les Ukrainien ont une perception du problème qui
correspond à leur réalité et que les Russes ont une perception du problème qui correspond à leur réalité. Donc, quelle est la vraie réalité ? C’est difficile à dire. En revanche, avant d’avoir un ton péremptoire, et décider de sanctions à tout va, on devrait avoir le recul nécessaire pour dire que l’on doit avoir un doute raisonnable sur tel ou tel point. Dans des crises où l’Occident est impliqué, comme en Syrie, en Irak ou en Libye, au lieu d’essayer de comprendre, on n’a pas pris le recul nécessaire. Ce qui a généré des catastrophes. On ne connaît jamais totalement la réalité.
-En conclusion, celui qui essaie de chercher connaît la diabolisation ou la moquerie et, malgré la carrière que vous avez dans le monde du renseignement jusqu’à très récemment, on a trafiqué votre fiche Wikipédia pour vous accuser de relayer des théories du complot…
-Ceux qui ont écrit cela sur ma fiche Wikipédia sont en réalité des complotistes, puisque ce sont des gens qui professent ce genre de complot ! Je démontre que nous sommes sur des interprétations de la réalité qui sont dues à un manque de recul et d’analyse. Michel Rocard disait qu’il ne faut pas voir des complots, mais plutôt la connerie. On n’en est pas très loin. Souvent, c’est simplement l’insuffisance d’analyse et d’information !