Un jour comme un autre…
On ne se doute de rien.
Tout parait normal, plutôt pas mal même, c’est le week-end, le soleil brille, on n’a pas grand-chose de mieux à faire que se reposer et aller traîner dans des coins sympas.
En cet instant précis, on ne peut pas se douter qu’on vient de pénétrer en enfer.
Etape 1 : la route…
Faut commencer par les courses.
Plus vite les corvées seront expédiées, mieux ça vaudra.
On prend la voiture comme si de rien n’était, innocemment, sans même imaginer que deux-mille connards, à vingt mètres de là nous attendent de pied ferme pour nous en faire baver.
Ca commence au feu, juste au bas de la rue.
On pense à autre chose, mais les klaxons, les rugissements des moteurs, les énervés qui déboitent dans tous les sens sont là, à quelques mètres de nous.
Ils tentent de nous arracher aux tendres bras de la béatitude pour nous jeter dans leur minuscule monde mécanique, fait de bravade, d’agressivité hargneuse et de chevaux-vapeur.
On ne demande qu’à tourner à droite et on est enlacé dans une nasse de gens pressés, de piétons paranoïaques et de monstres de métal qui pilent devant votre gueule ou grondent de rage derrière vous.
L’autoroute est un univers de brutalité, on ne peut s’y frayer un chemin souriant les yeux dans le vide, rêvant à autre chose.
Ici, il faut être dur, plus nerveux que les autres.
Montrer sa puissance à coups rageurs sur l’accélérateur.
Des accros de la vitesse nous frôlent et débordent de nos flancs, nous rejettant contre les côtes dures des monstres à six roues qui avancent à vingt à l’heure sur votre droite.
Poussées d’adrénaline, sursauts et reflexes en alerte, on chope sa bretelle d’autoroute déjà hors de son calme et de sa propension à la détente.
Nos yeux volent de gauche à droite, dans l’attente d’un attardé qui aurait oublié de brancher le pilotage automatique pour vous rentrer dedans à cent-vingt à l’heure.
Etape 2 : le parking…
On entre dans le parking du supermarché par une jungle de mini-tunnels, de files étriquées et de rond-points de poupées.
Le dédale infini de flèches de circulation s’étale sous nos yeux déjà fermés d’exaspération, incompréhensible.
On se retrouve malgré soi en train de taper son volant de rage quand un troupeau de chariots traverse devant nous, mode oeillères ON, sans même prendre conscience de notre présence.
On déboulait quand-même à quarante à l’heure, ce qui aurait quand même fait pas mal de dégats si nos freins n’avaient crié.
La borne nous hurle de prendre un ticket, 50 centimes d’euros de l’heure, l’ahuri derrière nous engage à aller nous faire foutre si on avance pas plus, les passants se retournent en ricanant sur notre boite de vitesse en train de suffoquer quand on essaie de démarrer en troisième, sueur au front.
La barrière tente de se baisser sur nous, mais on réussit à se tirer in extremis de ce mauvais pas.
Un enchevêtrement de barreaux métallique et de chaînes tentent de nous dissuader de prendre un chariot. Tout est emmêlé, mélangé, plein de rouille et de crasse.
De toute façons on a pas de monnaie pour prendre un chariot.
Faudra se coltiner tout ça à bras.
Etape 3 : le supermarché…
Quelle fatale erreur que celle de vouloir acheter tranquille une salade, un pack de bouteilles d’eau et deux tranches de jambon dans le monde de la grande consommation moderne.
Rien n’est tranquille dans un supermarché.
Un samedi après-midi en plus.
Une soupe musicale infâme assaille nos oreilles, mais on y songe plus au bout de quelques instants.
On s’habitue, on se contente de se laisser aller à la vibration sous-jacente qui se tapit sous le tumulte des rires, des conversations et des bruits du quotidien.
Toujours le même rythme, qui s’inserre dans notre cerveau, réglant notre respiration et notre démarche.
Non, ce qui retient notre attention pour l’instant, c’est le chaos, la bousculade, les étiquettes hurlant la remise qu’elles accordent sur l’article, les têtes de gondole qui nous barrent le passage.
Un animateur qui hulule l’énoncé de promotions défiant toute concurrence, des smicardes qui nous tendent un mini-verre de jus de fruit à déguster ou une rondelle de saucisson.
Et surtout des clients.
Une infâme procession de clients divers, hurlant, à la trajectoire aléatoire.
Des caddies vous frôlent voire vous poussent, on doit zigzaguer entre les élements inconsciemment hostiles de la horde.
Bousculé, harassé, énervé, on se jete comme chien affamé sur les articles qui nous intéressent pour que tout celà cesse.
On doit se battre, se débattre pour y accéder.
Des masses de chair molle, suante se pressent contre nous et des étincelles de claustrophobie s’allument dans notre cerveau.
On manque tout lâcher sur place et s’enfuir.
Ce qu’on finit par faire de toutes façons en voyant des mètres de queue d’allonger devant chaque caisse ouverte.
Etape 4 : la plage…
Il y a un lac aménagé non loin du centre commercial.
Quoi de mieux pour passer une après-midi ensoleillée ?
Une immense clotûre barre l’accès sur tout le pourtour du lac, et on dérive jusque vers une entrée grillagée, avec barrière, guichet et accès payant. Impression de pénetrer dans un camp de concentration modernisé.
Un endroit où les gens s’aliéneraient volontairement, libres comme l’air d’aller et venir.
Ici, on est bien loin de la campagne.
La distance ne se mesure même plus en kilomètres mais en millénaires de civilisation et d’exploitation commerciale de la nature.
Les pelouses sont délimitées et bien tondues, les arbres taillés au carré, impeccables.
Des clotûres à nouveau délimitent les zones accessibles des zones réservées.
Là un terrain de basket, là des barbecues antédiluviens scellés dans le béton du sol.
Des sentiers de gravier d’où montent des nuages de poussière orange, qui se colle sur la peau nue, suintante de sueur des estivants.
Installé près de l’eau, on se doit de supporter les plongeons intempestifs, les hurlements là encore, les cavalcades de gosses à quelques centimètres de nous.
Un impossible agglomérat de transpiration malodorante, de peau collée contre nous contre notre volonté, bousculades et cris perçants.
Des torrents de viande flasque qui se fondent, de séparent tout près de nous, trop près de nous.
On a le tournis.
On ne le supporte plus.
Des mobylettes passent en vrombissant à quelques pas de là, des mégots de cigarette mouchettent le sable autour de nous, des sacs plastique volent et s’échouent dans les buissons alentours.
Et la populace, infâme grouillement musculaire d’articulations, de carcasses chaudes et frémissantes est là. Impossible d’aller se baigner dans un tel magma de viande.
De toute façons, on voit des nuages de vase tourbillonner juste sous la surface, et des cannettes vides flottent comme des poissons morts.
Etape 5 : le bar…
Loin de ce camp de rééducation pour familles modèles, on se décide une dernière fois à cotoyer cette humanité poisseuse qui nous révulse.
Une boisson fraîche en terrasse nous fera le plus grand bien.
Mais sitôt installé que de nouveau les touristes se pressent vers nous, piaillant et s’agitant.
Le serveur nous jette un verre qui ruisselle de traces de doigts gras, avec la note, très élevée.
On tente de se concentrer sur le ciel, les pigeons, l’architecture froide, immobile et simple de la cathédrale devant nous, mais on ne parvient déjà plus à percevoir que les flashes des appareils photo, les vendeurs de bibelots touristiques qui démarchent les passants, les nuages presque invisibles de gazs d’échappement qui coulent lentement des rues alentours.
Les grondements de moteurs.
Les files d’attente devant la cathédrale.
Les boutiques bariolées de cartes postales et de souvenirs.
Le serveur planté devant nous, le regard ailleurs, en attendant qu’on lui décharge la monnaie.
On respire plus fort, plus vite.
Des vagues noires passent devant nos yeux.
De la poussière s’élève d’un coup du pavé surchauffé.
Une chape de désespoir s’abat sur nous, sur laquelle roulent la chaleur excessive des villes, le vacarme et l’agitation.
Les visages grimaçants, les ricanements odieux, les difformités de la nature.
La laideur, le bruit, la compression de l’air ambiant.
On voudrait s’élever comme un ange au dessus de la masse, sentir son esprit se perdre dans des nirvanas vides et unis, des déserts mentaux de glace et de néant.
Mais on est condamné à courber l’échine.
Tout ça se terminera très mal.
Etape 6 : la maison…
Renonçant à toute tentative supplémentaire d’intégration dans un univers clos, puant et insupportable qu’on voudrait nous imposer, on s’enferme chez soi, mais c’est sans compter sur la musique des voisins, les cris des petits-derniers, boules de viande sans intelligence qui demandent pitance pour croître et se mêler au troupeau.
Les marteaux-piqueurs dans la rue.
Perceuses, ponceuses, aspirateurs, télévisions, chaînes stéréo, instruments du diable qui tentent de pénétrer notre solitude, font voler en éclant notre fragile bulle de calme et de paix.
Même nos proches nous harcèlent.
Notre chat se frotte à nous, réclame de l’attention et miaule pour demander à bouffer, nos enfants se collent à nous et racontent leut journée sans se soucier de nos réponses.
Le téléphone sonne sans arrêt, notre écran d’ordinateur clignote de dizaines de messages, notre répondeur sature, on frappe à la porte.
“Rejoins-nous ! Rejoins-nous” scandent-ils tous de leurs voix vidée et sans forme.
On ne pourra pas s’échapper.
Il n’y a rien à faire, la partie est perdue avant même d’avoir débuté.
Les règles étaient truquées.
Mais c’est bientôt fini.
Etape 7 : le lit…
On halète, on tremble.
On cauchemarde sans même dormir de masses enchevêtrées, de membres difformes, de flots de bruit et de pollution.
Dans le premier sommeil, on voit des masses dérivant le long des trottoirs, des décervelés yeux fixés à l’asphalte, portable vissé à l’oreille, qui nous frôlent, nous heurtent, nous poussent, qui hurlent de rire à nos oreilles ou gémissent de rage, des boeufs aux meuglements absurdes qui courent à l’abattoir
Courrez, mes enfants, courrez, je suis là…
Piting, c’est déjà le matin…