Je viens d’avoir un éclair de lucidité.
Il y a quelques instants, en passant dans la rue en voiture je vois un clochard dormir sous un abri-bus. Un vrai clochard à l’ancienne : barbu, puant, alcoolisé, en guenilles. Plus loin je passe devant l’église du quartier du Pré, petite enclave bourgeoise dans la ville mancelle. Dans cette église plutôt huppée (mobilier soigneusement encaustiqué et oeuvres d’arts de prix accrochées aux murs) se réunit chaque dimanche la chrétienté locale.
Subitement me vient une pensée d’une simplicité confondante, éclatante de bon sens : comment le curé d’une paroisse aussi rutilante peut-il continuer à s’occuper à astiquer le mobilier de son église quand dehors à deux pas de chez lui son frère se gèle les pieds à dormir sous un abri-bus, imbibé d’alcool, désespéré, méprisé de tous ? La religion me dis-je, est-ce donc d’abord une affaire de messes le dimanche, d’entretien du mobilier des églises, ou bien est-ce quant il le faut une affaire d’hommes, de fraternité vécue, concrète, une affaire de rencontre avec le miséreux du coin, et sans prendre de gants ?
Je ne suis pas allé plus loin dans ma réflexion. Je me suis simplement arrêté à l’évidence. Volontairement.
A présent je commence à douter de la valeur des vocations de certains prêtres à cheval sur la qualité des plis de leur soutane, à douter de la pureté des intentions de l’Église officielle pleine de faste… Je me trompe peut-être cela dit, n’étant pas dans le secret des coeurs. Je ne fais qu’interpréter à ma manière une chose vue. Si la religion, les religieux et le sommet des églises qui tous, humains et cloches, prêchent la fraternité et la justice en ce monde ne font que s’organiser entre eux chaque dimanche de jolies messes avec de beaux chants et de rondes hosties, dédaignant cet homme dans la rue, alors à quoi servent les curés, les fidèles, bref tous ces croyants qui prônent un monde meilleur plein d’altruisme ? Je me pencherai donc sur le sort de cet homme en guenilles la prochaine fois que je passerai près de lui, si la honte du regard des autres ne me rend pas lâche. Et je serai à pied, donc à sa hauteur. Et non en voiture (la voiture est bien commode, elle permet de déculpabiliser les consciences). Non pas au nom de la religion mais au nom de la loi universelle et inaliénable décrétée par le coeur, aucune religion n’ayant le monopole de la fraternité.
D’où j’en conclus que la vraie religion des hommes de coeur, ceux qui ont une âme vibrante et non gelée, ne consiste pas en l’érection de belles églises ni en la régularité de la fréquentation des messes dominicale, mais dans le fait d’aller à la rencontre de ce déshérité qui souffre, et ceci bien entendu non pour la vanité de son petit ego mais pour l’amour de l’humanité.
L’élévation de l’esprit passe, que je sache, par la considération de son semblable dans sa souffrance. Chanter les hauteurs célestes tout en considérant comme secondaire la détresse de son voisin n’a pas de sens. En ce cas l’élévation n’a pas d’ancrage dans le concret. Elle n’est que pure théorie pour religieux frileux, humanisme de salon, légèreté mystique, voire franche foutaise. L’indifférence à l’égard du sort de son prochain est incompatible avec le désir d’ivresse de l’âme. L’on ne peut dignement s’enivrer, à mon sens, que de hauteurs basées sur le sol tangible de nos terrestres misères. S’élancer dans les airs oui, à condition de prendre appui sur la terre de nos réalités, c’est à dire sur des actes constructifs, humanistes et non sur d’inconsistantes, stériles rêveries sans rapport avec le monde réel qui nous entoure. Du moins la vue de ce déshérité dormant sous l’abri-bus m’a-t-il fait intimement prendre conscience de la chose aujourd’hui.
On peut certes fonder une société et baser une culture sur des oeuvres tangibles et durables tels des cathédrales, des châteaux, des pyramides, mais on peut tout aussi bien baser des sociétés, des cultures sur l’immatériel, l’esprit, l’acte altruiste et non l’objet stérile. L’Art, la culture, l’Histoire ont bon dos pour excuser les injustices millénaires, comme si la pierre était indispensable à la hauteur, la permanence de notre pensée… Je ne crois pas au prétexte de la grandeur d’une société basée sur ses monuments ou oeuvres d’art. N’existe-t-il pas des cultures sans écriture exclusivement basées sur l’oral ? Ce sont pourtant des cultures à part entière, ni plus ni moins éclatantes que les autres.
Je ne dis pas que les églises de pierres sont vaines, je dis que les églises sans le coeur, cela ne vaut rien.