Une petite vie sans importance.
Les étoiles scintillaient dans le ciel glacial, la nuit était humide et noire et la départementale déserte.
Le hasard conduisait peu de voiture à cet endroit-là, à cette heure-là.
Qu’auraient-elle bien pu venir y faire?
Cette route ne menait à rien, sauf peut-être à l’ennui.
Pourtant, un faisceau vint troubler l’harmonie de l’obscurité.
Une moto passa.
A très grande vitesse.
Pierre avait progressivement amené l’aiguille du compteur de vitesse sur 240.
Elle s’était stabilisée et s’y trouvait bien.
Le motard aussi se trouvait bien.
Dans cette interminable ligne droite, le guidon ne vibrait pas et la moto tenait son cap, roulant dans l’axe, sur une ligne imaginaire, comme un funambule.
A cette vitesse, les platanes semblent deux palissades, murs de troncs bien serrés les uns contre les autres, infranchissables remparts de la route, rails de la marche en avant, guides du destin tout tracé, oeillères de la vie.
La sienne avait été comme cela: pas moyen de s’arrêter, de flâner, de cueillir une fleur, de goûter au plaisir de la voir s’épanouir, de passer de l’autre côté du mur, de prendre un sentier escarpé et tortueux qui le mènerait vers une raison d’exister et d’aimer.
Non, toujours rouler, toujours avancer, sans surprise, sans espoir, sans bonheur, sans rien.
Vie morne, vie ratée où le facteur n’apporte que des factures, où la sonnerie du téléphone ne vient jamais briser l’ulcère du silence et le cancer dévastateur de la solitude et où jamais aucune voiture en panne ne vomit un inconnu qui va chambouler la monotonie de la rancoeur et de l’ennui.
Une vie pour rien!
Il ne considérait plus que le solde d’existence qui l’attendait maintenant et avait oublié celle d’avant.
Car il avait boulotter, goulûment et avec délice, tous les plaisirs de la vie.
Mais, maintenant qu’il avait fini sa part de fromage, il s’était retourné et voyait la nasse dans laquelle cet artifice l’avait entraîné.
Il n’était plus qu’un vieux rat repu et ventru pris au piège et, désormais, il allait se débattre inutilement.
La pluie se mit à tomber.
Elle frappait le casque en un bruit de roulement de tambour.
Pierre l’imagina accompagner bruyamment un condamné à l’échafaud.
Noyé sous les trombes d’eau, l’asphalte devint un magnifique tapis noir, luisant de toute son humidité, que le diable, vers l’anéantissement final, semblait lui dérouler.
Il croyait voir, tout au bout, cette large bande noire plonger, comme une grandiose cataracte, d’un seul coup dans l’enfer et, l’eau, dans des cris humides de piston de vieille locomotive, faisant naître de majestueux nuages de vapeur au contact du feu.
Il souleva la visière.
Il roulait vite.
Les gouttes d’eau giflaient son visage comme des milliers de coups de rasoir sans entaille, puis ruisselaient sur son front, ses joues, son menton.
Il passa sa langue pour éponger ses lèvres humides.
L’eau avait un arrière goût de sel.
Cette pluie, cadeau du ciel, diluait son chagrin.
Personne, pas même lui, ne pouvait s’apercevoir qu’il pleurait.
Et c’était très bien ainsi.
Tout paraissait harmonieux et l’harmonie avait toujours été sa règle de vie.
Et puis ces larmes n’étaient pas dues à une violente crise mais simplement un sanglot, encore un, un de plus, échappé de son âme fuyante et rouillée par toujours plus de lassitude et, il s’y était maintenant résigné.
Il était un paquebot chargé de remords, échoué au large et, par les avaries de son flanc blessé, s’échappaient de froides et larges nappes de malheur qui allaient, lentement mais sûrement souiller et noircir, à jamais, les plages de sa vie où il n’avait jamais aimé.
Oui, il pleurait.
Mais, d’un autre côté, brouillant la vue calme, lucide, froide et cynique qu’il avait de lui, le flux lacrymal était un compagnon qui l’aidait et qu’il aimait.
La longue et monotone ligne droite arrivait à sa fin.
La route sortait de sa torpeur en courbant langoureusement son tracé, semblable à la chute de rein parfaitement cambrée d’une dame du grand monde.
Bonheur des motards que ces morceaux de bitume à la courbure idéale.
Pierre arriva à l’entrée du virage.
Il lui fallait maintenant ralentir.
La vitesse était excessive et la moto ne passerait pas.
Deux cents eut été bien.
Mais, sa main, sans trembler, ne bougea pas et la poignée des gaz resta dans sa position.
Il pencha la machine et la courbe se mit à défiler.
Sa vie aussi.
Il parait que, dans ces moments-là, cela se fait et, il le fit.
Il ne voulait pas arriver devant Dieu en passant pour un original.
Ce dernier aurait toute l’éternité pour s’en rendre compte.
La force centrifuge était terrible.
Les gommes chauffèrent au maximum, les pneumatiques se déformèrent, dans un rictus horrible, pour accrocher au bitume.
Mais, rien n’y fit.
Désolés, ils cédèrent et la moto se coucha sur le flanc.
Les gravillons de l’asphalte, comme la roulette d’un briquet sur la pierre, caressèrent le carénage et y décrochèrent, semblable à de magnifiques gerbes d’un feu d’artifices divin, des milliers d’étincelles qui montèrent haut afin d’aller saluer leurs scintillantes cousines de la voûte céleste.
La nuit s’illumina comme pour une grande fête.
La dernière.
Pierre aussi ripa sur le goudron.
Ce ne fut que quand il sentit une odeur de viande grillée qu’il se rendit compte que tout un côté de son corps chauffait et cramait.
La douleur alors le rappela à la cruelle réalité et devint immense.
Il regretta, un peu, mais il était trop tard maintenant.
Sa vie suivait son cours, pour peu de temps encore, le long d’une droite qui le menait, irrémédiablement, dans des souffrances extrêmes, vers la glissière de sécurité.
Tout pourtant semblait se dérouler au ralenti et la protection métallique donnait l’impression de s’approcher lentement.
Pierre pensa, avec tristesse et résignation, qu’une fois de plus, il ne sortirait pas de la route, il ne passerait pas de l’autre côté, il ne trouverait jamais le sentier escarpé qui pourtant, quelque part, devait l’attendre.
La faucheuse était prête.
La lame de la faux brillait dans la nuit.
Prête, mais pas pressée.
Le motard n’était pas une belle prise.
Une petite vie sans importance.
Sans enthousiasme, semblable au promeneur qui, apercevant une chanterelle alors que son panier déborde de cèpes la ramasse quand même, elle accomplit son geste ample, sec et précis.
Le métal plat vint frapper violemment Pierre à la face, alors qu’il avait l’impression qu’il en était encore loin.
Un filet de sang s’échappait de sa bouche et se coagulait au contact de l’air comme un vomi de vie déjà froide.
Il eut juste la sensation que sa pensée sortait par ses yeux lorsque ceux-ci, dans un éblouissement argenté insoutenable, explosèrent.
Dans la ferme isolée, tout était calme et silencieux.
En cette nuit de novembre, l’automne glacial avait gelé tous les bruits.
Tout le monde dormait.
Mais la petite fille se réveilla.
Le froid piquait le bout de son nez qu’elle sentit douloureux.
Son lit, garni d’un bel édredon rouge gonflé de duvet, lui faisait une douce chaleur maternelle.
Tous les soirs, elle se recroquevillait sous les draps, comme pour retrouver le ventre de sa génitrice et, là, protégée des ogres et des sorcières maléfiques qui, à n’en pas douter, hantaient la trop grande demeure, rien ne pouvait plus lui arriver.
Pourtant, elle se leva.
Guidés par un bruit inaudible et sourd, ses pas la conduisirent vers la fenêtre.
Elle se mit sur la pointe des pieds et son nez dépassa de la base du carreau du bas.
Elle regarda au dehors et ne vit rien.
La lune était nouvelle et la nuit était noire.
Qu’aurait-elle pu voir de toute façon?
Les arbres, implorant l’hiver de n’être trop rude, tordaient leurs branches nues comme des squelettes délirants.
Au sol, les feuilles mortes formaient un tapis tristement marron, sali et pourri par les giboulées de cette fin d’automne pluvieux et, aucun animal: loir, renard, chien errant, sanglier ou biche ne se serait hasardé dans ce paysage de désolation.
Les champs labourés avaient un aspect rugueux et, entre les mottes durcies par les gelées matinales, des carcasses noires et faméliques de corbeaux crevés gisaient au fond des sillons.
Le vent hurlant fouettait les buissons pour rappeler qu’il était le maître de cette comédie macabre qui sacrifie la douceur de l’arrière saison à la cruelle hostilité hivernale.
A cette période de l’année, la campagne rappelait une autre époque ou un autre lieu tel les plaines sibériennes si austères que l’homme, de nuit, ne s’y aventure pas.
Seule, choquante dans cette belle nature sauvage, rappelant l’omniprésence vaniteuse des humains, la départementale fendait cette cauchemardesque beauté campagnarde comme une toile de maître déchirée.
Mais il faisait noir et la petite fille ne pouvait rien voir de tout cela.
Pourtant, soudain, le ciel s’illumina de milliers d’étincelles.
Elle eut l’impression que ses yeux s’emplirent de toute la gamme chromatique présentant fièrement ses couleurs.
Elle pensa à l’embrassement d’une gigantesque pièce qui salue la fin des feux d’artifices du quatorze juillet.
La campagne scintilla de mille feux.
Héphaïstos tisonnait les forges gigantesques du paradis et faisait virevolter une nuée de lucioles incandescentes.
Pendant quelques secondes, le voile de la nuit se retourna, il fit grand jour.
Grand jour d’un nouveau jour, la petite fille le savait.
Car cette farandole d’étoiles éphémères, cette constellation qui la ravissait ne pouvait avoir qu’une origine.
Une fée venait de frapper la Terre de sa baguette magique.
Et, elle ne fut pas surprise d’assister, de sa fenêtre, à ce spectacle merveilleux.
La planète entière était visible de sa chambre.
Elle avait, dans «Le petit prince», vu la représentation des astres.
Ils sont si petits!
Alors, la fée pouvait bien frapper où bon lui semblait.
L’important était que, par ce geste, ce don, elle venait d’apporter aux êtres humains la connaissance et que, désormais, ils auraient aussi, grâce à cela, l’intelligence, le bonheur, l’harmonie.
Et elle, elle allait bien en profiter maintenant et quand elle serait grande.
Tout allait désormais changer.
Elle sourit comme seuls les enfants savent le faire.
Une fossette malicieuse se dessina sur sa joue droite.
Le bonheur l’envahit.
Vite, elle replongea dans son lit.
Elle voulait rêver à la fée.
La fée, Pierre la voyait maintenant.
Il n’avait pas fait cela en vain.
Une vie pour rien mais une mort utile, une mort pour elle.
Il essaya de sourire, mais lui ne savait plus.
Afin de trouver rapidement le sommeil, la petite fille forçait très fort pour tenir ses yeux bien clos.
Pierre, lui, avait les yeux ouverts.
L’infirmier du samu les lui ferma.