Y a-t-il une vie avant la mort ?
Interview de “Quelqu’un” par “Big-Brother” publié dans le magazine FreeMag de novembre 2010
Quelqu’un – Ce matin, j’allume inexplicablement ma télé, je ne le fais quasi jamais parce que j’aime le calme et la quiétude ouatée de mon chez-moi… et qu’entends-je ? : “Au pôle Nord, au pôle Sud, à l’équateur, l’homme s’acclimate partout, il n’y a qu’en banlieue qu’il ne s’acclimate pas”… Je ne sais qui dit cela en réponse à une autre bêtise, vu que l’émission ou ça se passe n’est pas sous-titrée pour les sourds et malentendants, un peu comme si il existait une émission de radio sous-titrée pour les sourds… Cinquante fois dans la journée on entend les mêmes choses à la radio, incroyable, sans arrêt toujours les mêmes conneries, ça finira qu’un jour j’arrêterai le poste !
Big-Brother – De toute façon, la télé, c’est tellement con que même les pigeons ne se posent plus sur les antennes… puisqu’il n’y en a plus à cause du câble… Et question de câble, vous en avez pété plus qu’un, pas un jour ne passe sans que vous n’écriviez des textes abscons qu’on ne comprend pas…
Quelqu’un – Si vous éprouvez des difficultés à saisir mes mots compliqués, ne cherchez plus dans un quelconque dictionnaire, la moitié du dictionnaire, c’est des mots pour les vieux que les loustics comme vous ne comprennent pas, donc ils ne savent pas les rechercher…
Big-Brother – Les virgules, les points, les points-virgules, les gens n’y comprennent rien mais ils s’en f…., puisqu’à la télé y a pas de virgules ! Ce sont vos points, vos virgules et surtout vos mots qui sont en cause !
Quelqu’un – Je sais, la vie c’est court, et pourtant une heure de réflexion c’est trop long !
Big-Brother – De temps en temps je me force à lire vos textes, ça m’entretient les yeux…
Quelqu’un – J’écris sur le web parce que j’ai de suite compris pourquoi l’édition actuelle était en crise : les éditeurs font des livres tellement petits qu’on ne peut plus mettre des fleurs à sécher dedans.
Big-Brother – Et sur le web, ou peut-on mettre les fleurs à sécher ?
Quelqu’un – Vous croyez pouvoir me coincer avec votre philosophie à dix euros ?
Big-Brother – La philosophie crée du lien social alors que l’écriture est une activité de l’écart, solitaire, secrète…
Quelqu’un – Mais vous vous trompez? ! La discursivité philosophique me plaît infiniment. J’admire même énormément cette quête de la vérité par opposition à des discours clos sur eux-mêmes.
Big-Brother – Je n’y crois pas un instant mais j’aime beaucoup lire vos textes, j’apprécie beaucoup vos principes de déraison, j’aime beaucoup être sûr de trouver du non-sens à la fin de vos articles, cela repose mon âme tourmentée.
Quelqu’un – Le problème pour moi, quand j’écris, est que ma discursivité relaie au fond d’elle-même une narrativité plus ancienne et que, le plus souvent, mon coté philosophe l’oublie. Je suis très freudien sur ce point.
Big-Brother – Le fonctionnement de votre esprit est hallucinatoire, il produit une séquence de leurres.
Quelqu’un – Comme disaient les Romains, mens est mentiri…, la pensée est mensonge. Le rêve animal ou humain est d’abord une suite d’images orientée. Le fonctionnement noétique selon ma théorie de la pensée originaire est donc, à l’origine, une intrigue silencieuse faite de simulacres, d’ersatz qui trompent la faim de savoir, la soif de connaissance…, le conte relaie le rêve. Lorsqu’entre 18 mois et 4 ans, quand la langue française a complètement envahi ma caverne céphalique, j’en suis arrivé à ce que les linguistes appellent l’explosion linguistique, dix mille mots qui étaient autant d’ersatz sonores m’ont été acquis en quelques mois, c’est-à-dire que j’en suis arrivé à ce que les philosophes appellent le logos : un stade où toutes les difficultés que l’acquisition a entraînées s’oublient. La langue m’est devenu transparente. À cet âge, qu’on appelle puéril, s’oublie mystérieusement le stade antérieur que les Anciens appelaient : in-fans.
Big-Brother – Moi je reste sans ressources, à vous lire… et c’est pire à vous entendre !
Quelqu’un – Toute sa vie, le vrai lettré cherche à acquérir sa langue, apprend ses lettres, ouvre le dictionnaire, s’enquiert de l’étymologie de chaque forme, hésite devant le sens, étudie sans fin. Il n’est pas celui pour qui la langue est devenue transparence, il est celui pour qui la langue fait écran et reste énigmatique.
Big-Brother – À l’intérieur du cerveau on ne voit pas l’intelligence, comme à l’intérieur du réveil on ne voit pas l’heure…
Quelqu’un – J’arrive jamais à imaginer que tout le monde vieillit en même temps, j’ai l’impression d’être tout seul.
Big-Brother – A ma connaissance, Diderot faisait de la philosophie pour rembourser des dettes de jeu, alors les philosophes, vous m’excuserez de préférer les poètes, sauf Victor Hugo, c’était pour refaire son toit… et vous ?
Quelqu’un – Pour acheter des automobiles…
Big-Brother – C’est un milieu impitoyable, non ?
Quelqu’un – Une demi-poignée d’artisans-militants s’y disputent à coups de records inutiles et pathétiques, c’est jouissif de les regarder se débattre dans la néantisation afin de capter une double poignée de clients fanatiques…
Big-Brother – Avant les Ferrari boursouflées par Koening ou les Mercedes énervées par Brabus, il y a eut les Fiat empoisonnées par le scorpion d’Abarth.
Quelqu’un – Attention, les variantes sur-vitaminées de petites populaires, c’est pratiquement Alfa Romeo qui les a inventées avec les Super Ti et Veloce des années ’50 !
Big-Brother – Votre époque… N’êtes qu’un vieux briscard finalement !
Quelqu’un – De préférence nous parlons de ce que nous connaissons.
Big-Brother – A bord d’une voiture sportive, moins on est de fous, plus on rit !
Quelqu’un – Dure passion qu’est la mienne, le premier risque est de tomber en amour pour des créatures toutes plus sublimes les unes que les autres, puis en total désamour pour exactement les mêmes qui s’avèrent de fieffées salopes…
Big-Brother – Des saloperies, voulez-vous dire ?
Quelqu’un – Quand on voit ce que consomment les bagnoles, c’est pas un exemple pour les chauffeurs. Comment voulez-vous qu’un être vivant puisse être préservé du milieu dans lequel il se développe ? La dé-fascination, la dé-sidération, la dé-théisation de l’âme individuelle, au cours de l’Histoire, est une valeur si rare, si fragile, si peu viable, tellement persécutée…
Big-Brother – En lisant vos critiques automobiles, je me sens tyranniquement agressé. Je souffre quand vous dénigrez les plus belles œuvres automobiles de notre histoire, que vous ricanez sur la recherche technologique, que vous méprisez certaines marques.
Quelqu’un – Les étoiles qui sont au-dessus de la France devraient appartenir à la France… Ce que je veux dire, c’est que la première chose à faire pour jouer du piano, c’est de soulever le couvercle !
Big-Brother – Je penserai à vous répondre quand les opinions reviendront à la mode !
Quelqu’un – Si vous voulez collectionner les cartes téléphoniques et que vous n’êtes pas tellement bavard au téléphone, trouvez une autre idée de collection.
Big-Brother – Quels livres de philosophie ont compté pour vous ?
Quelqu’un – Mes trois ou quatre livres de philosophie essentiels sont ceux qui, à l’intérieur du genre littéraire, ont inventé une forme neuve, inouïe, extraordinaire, pour faire surgir soudain la pensée?: les dialogues de Platon, les Soliloques et les Confessions d’Augustin, l’incroyable disposition de l’Éthique de Spinoza. Ce sont des œuvres stupéfiantes. Le plus beau récit baroque qui ait été écrit en français est le Discours de la méthode de Descartes, comme le plus beau des romans à la même époque est La Princesse de Clèves.
Big-Brother – Pourriez-vous caractériser le sens de vos textes dans GatsbyOnline ?
Quelqu’un – Rien n’y est faux. Chaque suite de paradoxes est maîtrisée et j’y délivre un regard, si j’ose dire, panoramique. J’ai besoin d’une forme dont je ne puisse être le maître. Une forme océanique, où je ne cesse pas de voir l’étendue et l’horizon. Une forme où l’hallucination, le vrai, le faux, le mensonge sont confondus et surtout deviennent indémêlables. Une forme aussi libre que peut l’être l’association de pensées. Quelque chose à l’intérieur de quoi je suis capable de ré-émerger.
Big-Brother – Quelque chose où mourir ?
Quelqu’un – Y a-t-il une vie avant la mort ? C’est ça le fond ! La mort, c’est ce qui donne du sens à la vie ! Mes écrits supportent toutes les formes narratives possibles, même les plus archaïques, les listes, les contes, qui vont de questions en questions, de conflits en conflits, de crise ouverte à la bouche bée. Je ne conclus pas. Mes mots tremblent. Je laisse lee mots dans leur vertige et leur folie. Chaque pensée reste dans son conflit, son désir, son aporie, sa détresse originaire. Cette impossibilité est presque extatique. C’est comme une contemplation. C’est ma joie. C’est ma vie…
Big-Brother – Celui qui a inventé la Noël, c’est un mec qui devait tenir un magasin, comme vous !
Quelqu’un – Les pauvres, comme vous, quand ils sont à l’hôtel, ils font leur lit…
Big-Brother– Je préfère être vivant et en bonne santé que vivant et malade comme vous l’êtes !
Quelqu’un – Je préfère être vivant, en bonne santé et riche de mes mots que maladivement questionneur de conneries, comme vous !
Big-Brother – J’aime bien discuter avec Quelqu’un qui est d’accord, ça fait avancer la discussion !
Quelqu’un – J’ai toujours écrit ce que je pensais…, là par exemple je pense à rien…, je le dis.
Big-Brother – Vous êtes un mec qui mâche pas ses mots, du coup vous avalez vos conneries tout rond !
Quelqu’un– Mon oeuvre est hantée par le puits sans fond de la bêtise humaine qui est le plus grand réservoir financier de l’humanité…
Big-Brother – Cette expérience originaire qui vous obsède, figure-t-elle ce que votre philosophie ne pourra justement jamais atteindre ?
Quelqu’un – Vous êtes comme un iceberg, sept fois plus con que ce qu’on voit.
Big-Brother – Quand le capitaine meurt, le bateau se met à flotter le ventre en l’air…
Quelqu’un – Au bord de la mer, vous ne pouvez pas lire dehors, le vent tourne les pages à toute vitesse. Il lit plus vite que vous !
Big-Brother – L’avantage de la soupe de poisson, c’est que le poisson est dans son élément. Vos textes, c’est le commencement avant le commencement.
Quelqu’un – Non ! C’est le passé si dense, avant la formation des galaxies juste après le big bang, qui ne laisse derrière lui que des rayons fossiles. Pour nous, ces rayons fossiles, ce sont nos corps. Si aucun contenu ne peut parler pour son contenant, personne ne peut parler dans le temps.
Big-Brother – Il nous est impossible d’assister au jour qui nous précède.
Quelqu’un – Une image manque dans l’âme. Nous dépendons d’une posture qui a eu lieu de façon nécessaire mais qui ne se révélera jamais à nos yeux. On appelle cette image qui manque : l’origine. Nous la cherchons derrière tout ce que nous voyons. C’est la curiosité originaire, inassouvissable, la différence sexuelle de chacun étant sans unité puisqu’elle exhibe pour chacun une autre différence. C’est l’hétérogénéité de la scène sexuelle qui met en branle au fond du corps la cogitation de la pensée. La scène qui a existé et qui ne sera jamais visible fait le secret de chacun parce qu’elle fait le manque de chaque désir. C’est le corps lui-même, indépendamment de son âme, très en amont de son âme, qui dans le désir sexuel cherche sa source.
Big-Brother – C’est au-delà du passé que nous sommes à nous-mêmes ?
Quelqu’un – Elle n’est pas inscrite dans le temps mais avant le temps. Elle est le jadis, le hors mémoire, le passé avant ce qui s’est passé, l’amont sans langage de la biographie, l’amont animal de l’histoire. C’est ainsi que nous sommes voués au jadis sans passé, à l’imaginaire sans vérité.
Big-Brother – J’ai cherché avec beaucoup de plaisir, beaucoup de passion, dans GatsbyOnline, pour votre pensée imaginaire, involontaire comme le rêve nocturne et ses pollutions du même nom, irrésistible, prélinguistique, choquante peut-être, en tout cas pré-conceptuelle.
Quelqu’un – Choquante aux yeux des puritains !
Big-Brother – Vous êtes une sorte d’anthropologue atypique automobilistique qui observez le monde sans jamais vous départir d’un humour féroce et déjanté. Vous passez au crible supermarchés de l’automobile et constructeurs, des non-lieux où l’homme est anonyme.
Quelqu’un – Je regrette la surabondance d’événements.
Big-Brother – Vous remarquez souvent le trait caché, la part d’ombre ou d’humanité des automobiles étudiées, voire disséquées, vous intéressant aux sciences de l’information et de la communication, devenant un observateur de tout ce qui est en excès et en excédent?: temps, vitesse, mouvements et marchandises.
Quelqu’un – Une Smart et des petits riens peuvent changer un destin.
Big-Brother – Tel un monsieur Hulot de l’anthropologie automobile, vous visitez les arcanes de notre quotidien technologique et urbain à l’aide d’un incomparable sens des autres.
Quelqu’un – Le pire écart de salaire, c’est un mois entre deux paies.
Big-Brother – C’est toujours quand y’a pas de pont qu’on veut aller de l’autre côté.
Quelqu’un – Toujours !
Big-Brother – Votre poésie, c’est quoi en finale ?
Quelqu’un – Des conneries bien en ordre, c’est tout !
Big-Brother – La bêtise c’est comme une sorte de fumier pour les légumes, alors que l’intelligence, ce serait plutôt de l’engrais pour les fleurs.
Quelqu’un – C’est la campagne qui donne l’oxygène des villes.
Big-Brother – Mais non, c’est bien trop loin.
Quelqu’un – Ca devrait vous inquiéter de prendre la voiture bourré tout comme vous l’êtes en m’interviewvant !
Big-Brother – En ce moment je n’ai pas le choix, je suis tout le temps bourré à force de vous lire.
Quelqu’un – Il faudrait qu’à l’auto-école on apprenne à des gens comme vous à conduire bourrés, on apprend bien la conduite sur glace…
Big-Brother – Les gens sont font avoir bien profond en lisant vos publicités…, c’est comme pour le naturisme, sur le dépliant c’est des jeunes filles à poil sur la plage, mais quand on y est, c’est que des retraités…
Quelqu’un – J’ai visité un peu la France profonde, plusieurs fois, surtout lors de la promo de mes ex-magazines Chromes&Flammes… et même la France très profonde, sexuellement parlant…, alors là, je peux dire que j’en ai vu des connards des grands fonds, mais vous, là, c’est le ponpon du bérèt marin !
Big-Brother – J’ai lu un bout du Nouveau Testament, c’est comme GatsbyOnline, ça vaut pas l’ancien.
Quelqu’un – Faudrait vous passer la cervelle au Karcher tellement vous êtes con !
Big-Brother – Vous allez mourir et après tout le monde va vous oublier.
Quelqu’un – Là encore faut pas se plaindre, on peut oublier tout vivant comme vous !
Big-Brother – GatsbyOnline, avec toutes ces étoiles, au fond, c’est une sorte de décoration de Noël…
Quelqu’un – Ce qui ne va pas dans la société, c’est les gens comme vous.
Big-Brother – L’élégance, c’est la politesse du tissu adipeux, voilà ce que c’est…
Quelqu’un – Avec la science on meurt de plus en plus vieux mais on ne nait pas de plus en plus jeune, c’est pour ça qu’on a de plus en plus de vieux et de moins en moins de jeunes…
Big-Brother – Le sujet qui fâche aujourd’hui les philosophes, c’est le sujet cartésien, le fameux cogito qui fonde la métaphysique moderne. Pourquoi une sainte alliance se ligue-t-elle contre lui ?
Quelqu’un – Toutes les orientations de la philosophie contemporaine se définissent par une opposition au sujet cartésien. Après avoir dominé la pensée moderne, toute la philosophie contemporaine s’est évertuée à en montrer les dangers. Martin Heidegger et ses disciples font du sujet cartésien le point d’ancrage de la domination de la technique sur les êtres et les choses. Les marxistes considèrent qu’il n’y a pas de sujet abstrait, mais seulement des hommes concrets pris dans la contingence de la vie matérielle.
Big-Brother – Les féministes considèrent que le cogito est une des figures du phallogocentrisme occidental.
Quelqu’un – Les écologistes reprochent à Descartes d’avoir fourni les fondements philosophiques de l’exploitation brutale de la nature dont il se voulait maître et possesseur.
Big-Brother – La liste est longue…
Quelqu’un – Bien qu’il s’agisse de tendances tout à fait opposées, ces critiques convergent dans la même dénonciation.
Big-Brother – D’autres philosophes font-ils les frais de cette critique tous azimuts ?
Quelqu’un – L’autre philosophe qui subit le même opprobre, c’est Hegel. Pour la nouvelle sainte alliance philosophique contemporaine, la prétention au savoir absolu doit être combattue. L’époque postmoderne nous demande de renoncer aux projets métaphysiques et politiques, parce qu’il y aurait une équivalence entre la totalité et le totalitarisme. Nous avons besoin de les réhabiliter sans naïveté. Ma méthode consiste à convoquer la philosophie au regard des analyses de Jacques Lacan. D’un point de vue lacanien, le sujet de l’inconscient, c’est bien le cogito cartésien, c’est-à-dire le sujet fini jeté dans un monde de vie opaque.
Big-Brother – Il n’y a que des moments de folie chez vous, notamment à travers vos doutes radicaux et méthodiques qui nient jusqu’à l’existence de toute réalité.
Quelqu’un – Je ne propose pas un retour naïf au cogito, mais cherche à mettre en lumière son envers méconnu, toujours en excès.
Big-Brother – Quelle est l’origine d’une telle méconnaissance ?
Quelqu’un– Nous vivons une crise de civilisation et une désorientation de la pensée. L’opinion dominante consiste à dire que cette crise vient de la prédominance de la subjectivité cartésienne qui culmine dans la domination du monde de la technique, comme le dit Heidegger. À l’encontre de l’impérialisme du sujet, il est donc recommandé d’accepter la finitude, de refuser la maîtrise au profit de l’abandon de soi.
Big-Brother – D’où provient, selon vous, la crise de la pensée contemporaine ?
Quelqu’un – Je crois qu’elle provient du refus de se confronter à l’abîme de la subjectivité. Cet abîme, c’est qu’il n’y a pas de grand Autre, pour reprendre le vocable de Jacques Lacan, qu’il n’y a pas de grande substance symbolique, comme Dieu, la nature, le prolétariat ou le marché. Prenons l’exemple du totalitarisme, même si par ailleurs j’ai critiqué les usages idéologiques de cette fonction. Dans la structure perverse du totalitarisme, le sujet se pose comme l’instrument d’un grand Autre. Pour Staline, le grand Autre absolu, c’est la nécessité historique, le prolétariat, etc. Une anecdote historique aide à comprendre cela. Juste après la mort de Staline, ont paru en URSS les premiers tomes d’une gigantesque encyclopédie soviétique où figuraient deux pages sur Beria (1899-1953), ancien chef suprême de la police politique et vice-président du Conseil des commissaires du peuple, qui avait été entretemps liquidé par le parti. Tous les abonnés ont reçu un courrier leur demandant de remplacer ces deux pages sur Beria par deux autres sur le détroit de Bering ! Chaque abonné a été obligé de renvoyer les deux pages obsolètes à l’éditeur et de coller en retour les nouvelles. Tout le monde était au courant de la manipulation, mais tout fonctionnait comme s’il y avait un grand Autre envers qui la continuité devait être rétablie. C’est comme si ces deux pages faisaient tenir le système tout entier. J’y vois la preuve ontologique qu’il y a un grand Autre pour le stalinisme, dont un des paradoxes réside dans cette combinaison entre une cruauté brutale mêlée à une sensibilité exacerbée aux apparences. Voilà l’ironie stalinienne : accoler une sinistre cruauté oppressive à une croyance naïve dans un grand Autre. Et bien, ce fut exactement pareil pour les soi-disant attentats terroristes du 11 septembre, on nous a demandé de croire en une fable… et tout le monde s’est cru obligé d’y croire… Actuellement remettre cette fable qui est devenue une vérité officielle, en cause, c’est considéré comme du négationisme voire de l’antisémitisme…
Big-Brother – Comment réinventer l’espace politique dans le contexte de globalisation qui est le nôtre ? Comment le philosophe peut-il contribuer à redonner du sens à la politique ?
Quelqu’un – On n’a pas encore trouvé la formule idéale pour affronter le capitalisme global. Nous sommes en train de parvenir à une époque sans monde. Car le capitalisme global n’est pas un monde, ni même une civilisation, mais une machine neutre et universelle qui peut fonctionner dans tous les mondes, qu’ils soient hindouiste, chrétien ou bouddhiste. Le devoir du philosophe n’est pas d’inventer un programme ou de trouver des solutions politiques, mais de montrer comment la perception biaisée d’un problème peut le mystifier. Prenons le racisme, qui est systématiquement posé comme un problème de tolérance, de respect, d’ouverture à l’autre. Remarquez tout d’abord que le mot de tolérance est absent du vocabulaire d’un Martin Luther King, par exemple. Il préférait parler d’égalité ou de justice. Car la lutte antiraciste n’est pas une lutte pour la tolérance. La mystification, c’est qu’avec une telle perception du racisme, nous glissons d’un problème politique vers un problème culturel. Et une grande partie de la gauche qui s’appuie sur les études culturelles a contribué à cette mystification qui se matérialise dans la culturalisation du politique. L’art, l’amour ou la politique, qui sont des dimensions fondamentales de la vérité, ont été remplacées par des faux-semblants. On ne parle plus d’amour mais de sexe ; plus d’art mais de culture ; plus de politique mais d’administration. Deux paradigmes, en apparence antagonistes, dominent cette nouvelle période historique dépolitisée et culturalisée.
Big-Brother – Serions-nous arrivés à la fin de l’histoire avec le triomphe du capitalisme global, de la démocratie libérale et de la tolérance multiculturelle ?
Quelqu’un – Je crois qu’il s’agit de l’envers et de l’endroit d’une même position, d’une même entreprise de dépolitisation. Le choc culturel, c’est précisément la forme que prend la politique lorsque l’histoire est terminée. Dans nos sociétés largement dépolitisées, le seul champ du politique qui reste est celui du conflit des civilisations.
Big-Brother – Comment le philosophe critique peut-il démystifier les manières trompeuses d’aborder la question cruciale de l’écologie, par exemple !
Quelqu’un – La confrontation la plus sérieuse avec le problème écologique consisterait tout d’abord à accepter les conclusions des grands darwiniens comme Stephen Jay Gould, selon lequel la nature n’existe pas. L’attitude critique et rationnelle consiste à abandonner cette vision néo-romantique qui envisage la nature comme un mouvement circulaire équilibré que la démesure de l’homme serait amenée à perturber. La leçon de Stephen Jay Gould, c’est que la nature est elle-même pleine de catastrophes, qu’elle est une série d’accidents, qu’elle est excès et folie. Qu’est-ce que le pétrole, si ce n’est la trace organique d’un cataclysme naturel inimaginable ? Une des conséquences néfastes de l’échec du socialisme réel et même de l’État-providence, c’est que nous n’avons plus confiance dans les grands actes, les grands projets transnationaux, les grandes décisions politiques. Une grande politique étatique serait immédiatement assimilée au danger totalitaire. La seule façon de se confronter à la problématique écologique est de réhabiliter les grands projets, les grandes mesures collectives d’État.
Big-Brother – Faut-il également réhabiliter les grands récits explicatifs du monde ?
Quelqu’un – Absolument. Comme l’ont déjà remarqué de nombreux auteurs, cette histoire sur la fin des grands récits explicatifs du monde comme l’hégélianisme ou le marxisme, c’est le grand récit ultime. La condition postmoderne est elle-même un grand récit. Nous sommes condamnés aux grands récits. Il faut réhabiliter les grands récits, mais aussi l’universalisme actif. Car je crois que l’universalisme est toujours engendré par une prise de position subjective. Prendre parti, c’est la seule manière d’être universel.
Big-Brother – Où en est le psychisme de l’individu contemporain à l’heure du déclin de l’autorité traditionnelle ?
Quelqu’un – L’autorité paternelle décline, c’est un fait. Je ne suis pas d’accord pour autant avec les conservateurs lacaniens qui pensent que la solution réside dans un retour à l’ordre symbolique de l’autorité paternelle. Face à ce phénomène réactionnel, au sens nietzschéen du terme, il faut inventer de nouvelles formes de collectifs, et même de disciplines collectives qui ne fonctionneront pas sur le mode de l’autorité paternelle. Nous vivons la fin de l’autorité symbolique, mais il est impossible d’y revenir. La seule chose que peut faire le philosophe, c’est de déployer l’impasse.
Big-Brother – La psychanalyse n’est-elle pas dépassée par la fin de la répression sexuelle ?
Quelqu’un – Au contraire. Dans les vieux temps héroïques de la psychanalyse, Freud et ses disciples disaient à leurs patients : Vous ne pouvez pas jouir à cause des interdits moraux, sociaux, familiaux. Le travail d’analyse permettra de débloquer la situation. À l’époque plus permissive où nous vivons, la beauté de la psychanalyse consiste à résister à l’injonction de l’idéologie de la jouissance. Le message du psychanalyste contemporain à ses patients n’est plus : On va vous aider à jouir, mais : Vous avez le droit de ne pas jouir. La psychanalyse peut briser cette injonction surmoïque et idéologique de la jouissance en disant au sujet qu’il est permis de ne pas jouir.
Big-Brother – D’où vous vient cette manière de penser aussi bien à partir des canons philosophiques de la tradition, comme Descartes ou Hegel, que du cinéma, de l’opéra, voire même, dans vos plaidoyers ?
Quelqu’un – Dans tout édifice philosophique, il y a une liaison avec une pratique non philosophique. Chez Platon, ce sont les mathématiques ; chez Descartes, c’est la science ; chez Marx, la politique ; chez Heidegger, la poésie. De façon constitutive, la philosophie a besoin de partenaires et de points de références extérieurs.
Big-Brother – Diriez-vous, concernant GatsbyOnline, que c’est une forme qui pense, comme Jean-Luc Godard le disait concernant le cinéma ?
Quelqu’un – Absolument. GatsbyOnline est une forme de pensée, et non pas une illustration naïve de divers concepts philosophiques. D’ordinaire, les critiques bien-pensants réduisent ce site à une critique du désespoir d’un ex-éditeur issu de la classe moyenne.
– C’est incontestablement un aspect. Mais n’y a-t-il pas, dans vos multiples séries d’intersections contingentes, une suite de résultats imprévus, comme une ontologie spinoziste ou même deleuzienne, une approche de la vie plurielle, ouverte et optimiste ?
Quelqu’un – Il me semble crucial de ne pas rater cette approche. À l’échelle des problèmes de la planète, c’est un non-événement.
Big-Brother – Vivons-nous un nouvel obscurantisme ?
Quelqu’un – Le 21 décembre 2006, un député polonais du parti Droit et Justice, Artur Górski, a déposé devant le parlement une proposition de loi visant à reconnaître au Christ le titre de roi de Pologne. Même l’Église s’y est refusée. Mais cette affaire est symptomatique de la décadence dans laquelle nous nous trouvons. Nous vivons une époque très opaque qui gagne nos sociétés en apparence transparentes. Nous vivons un nouvel obscurantisme qui se combine très bien avec la modernité techno-scientifique. Aux États-Unis, les fondamentalistes chrétiens sont totalement immergés dans la science la plus avancée et le cyberespace. À tel point qu’un de leurs rêves consiste à parier qu’avec l’ADN retrouvé sur le prétendu saint Suaire de Turin, il sera possible de cloner le Christ ! La désorientation de la pensée est totale. C’est pourquoi nous avons besoin de philosophie, plus que jamais, pour nous frayer un chemin dans le désert du réel et le chaos du monde…
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