1932 Bergholt Streamline…
Modèle unique construit entre 1927 et 1932, la Streamline est l’œuvre de Fred Bergholt de Minneapolis dans le Minnesota…, passionné d’aéronautique, cet Américain fait figure de pionnier dans l’expérimentation de carrosseries aérodynamiques dans le domaine de l’automobile dès les années 20.
Financé par sa prospère entreprise de produits cosmétiques, son projet, mu par un V8 Ford, roulait déjà depuis quelques semaines avant la présentation de la futuriste Pierce-Arrow Silver Arrow au Salon de New York en janvier 1933, un an avant la Tatra T77, première voiture de série étudiée en soufflerie.
Fred Bergholt proposa le design de sa voiture à de nombreux constructeurs automobiles, mais son dessin trop radical, trop en avance pour l’époque, représentait un risque, comme en fera les frais la pourtant méritante Chrysler Airflow en 1934.
Finalement, la Streamline servira à la promotion des produits cosmétiques “Madam White” en voyageant du Canada au Mexique, à travers 40 Etats des USA, pendant la période d’avant-guerre.
Au final, une seule Streamline fut produite…, Fred Bergholt la conservera jusqu’à sa mort en décembre 1978…, la Streamline fut complètement restaurée en 2006…, en superbe condition, elle fut ensuite mise en vente par RM Auctions.
Le “Streamline” en tant qu’appellation du design automobile des années trente est le lien qui relie Fred Bergholt à Raymond Loewy, seulement voilà, le père de la 1932 Streamline Bergholt était américain…, le père du “Streamline” industriel était français, ce qui ne l’a pas empêché de façonner à lui seul l’Amérique telle qu’on a aimé l’aimer : des logos (Lucky Strike) au packaging (Coca Cola) en passant par le transport (les bus Greyhound, les voitures Studebaker) et jusqu’à l’intérieur de la navette Skylab de la NASA, il a transformé l’Oncle Sam de carte postale en appliquant un principe cher à Don Draper : “La laideur se vend mal”…, ce que ces deux mégalomanes illuminés n’avaient pas prévu, c’est que :
1° la postérité serait dure à acheter…
2° le Streamline peut s’avérer laid !
En plus de partager une troublante ressemblance, les deux loustics ont en commun d’être des bâtisseurs du début du XXe siècle, sauf que la barre a été placée bien haute : l’Amérique des années ’30, dure comme une persistance rétinienne, comme un fardeau jetés aux successeurs à qui ils disent : démerdez-vous avec ça.
Le legs de Bergholt n’est que sa Streamline 1932, celui de Loewy en avant-guerre, se limite aux redesign des frigos Coldspot en 1934, à la fois modernes avant l’heure et inusables avant l’obsolescence programmée, c’est aussi le redesign de quelques locomotives à vapeur…, tout le reste viendra après guerre, le design industriel selon Loewy, est à comprendre comme un besoin d’esthétisation des objets pour mieux les vendre au grand public, celui de Fred Bergholt n’est qu’une astuce pour attirer les regards pour vendre des produits cosmétiques !
Avant de devenir l’un des “100 Américains les plus importants du XXe siècle” selon Life Magazine alors même qu’il est français, Raymond va devoir littéralement partir en guerre, la première, celle de 1914, où il se distingue brillamment en évitant de pourrir dans les tranchées, ce qui lui vaudra une Légion d’honneur offerte pour hauts faits militaires, c’est sûr, ça en impose plus que d’avoir fait carrière grâce à une campagne pour Orangina avec des ours en short.
En 1919, la première guerre mondiale est finie, à un âge où Ora-Ito en est encore à designer des canettes de bière, le jeune Raymond (26 ans) s’embarque sur un paquebot direction New York avec 50 dollars en poche, l’Amérique il la veut, il l’aura, mais ça va prendre un peu de temps.
A Big Apple, Loewy qui n’a jusque-là pas fait grand-chose de ses dix doigts, fait ses gammes dans les années 20 comme étalagiste (l’art de décorer les vitrines) pour des grandes chaînes de magasins dont Macy’s, puis devient et illustrateur de mode pour Vogue et Harper’s Bazaar…. et, au lendemain de la crise de 1929, tout s’enchaîne paradoxalement très vite, l’année suivante, il fête l’ouverture de sa propre agence de design nommée sans surprise Raymond Loewy… et va s’imposer en moins d’une décennie comme un Américain pur souche, parti de rien mais suffisamment ambitieux pour tout aspirer (doutez-vous bien qu’il a aussi dessiné des aspirateurs).
La compagnie des chemins de fer de Pennsylvanie lui commande l’étude de trains, c’est la baraka pour Raymond…, de telle sorte qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Loewy est déjà assis sur un butin non négligeable qui compte plus de cent cinquante employés, dont plusieurs ingénieurs juifs ayant fui le régime d’Hitler et l’essentiel du portefeuille clients qui s’apprêtent à définir les 30 glorieuses.
En 1949, le père français de l’American Way of Life est le premier designer du XXe siècle à faire la couverture du prestigieux Time…, sous son portrait dessiné, une accroche qui claque comme un slogan : “He streamlines the sales curves”…, boucle bouclée pour celui qui prétend être l’inventeur de la “streamline”, cette ligne profilée en forme de caresse aux courbes féminines qu’on retrouve dans toutes ses conceptions, que d’aussi profiler la courbe des ventes.
Sauf que, c’est Fred Bergholt qui est le véritable créateur de la Streamline, qui est le nom de sa voiture créée en 1932…
Parue en 1953, l’autobiographie du mad designer sous le titre original Never Leave Well Enough Alone (La laideur se vend mal en français) n’aura pas le succès escompté, en dépit de son génie incontestable, l’homme n’a pas l’orgueil dans sa poche et le livre est méprisé par ses pairs, qui voient non seulement en Loewy un arriviste consumériste mais aussi un putain de Français qui vient croquer sur leurs terres et s’est approprié le style Streamline de Fred Bergholt.
Au-delà de l’impressionnante liste d’objets conçus en presque soixante ans de carrière pour le “pop market”, il y avait avant tout chez Loewy une stratégie de la rupture…, à la chirurgie du détail qui aboutira au tournant des années ’90 à la fascination des petits objets inutiles telle qu’on la subit encore aujourd’hui, Loewy oppose un acronyme massif qui évoque autant son amour pour le design global qu’une philosophie de travail qu’il appliquera à la lettre pendant toute sa carrière : MAYA, pour Most Advanced Yet Acceptable…, le “jusque où ne pas aller trop loin”… ce qui par rapport à Bergholt est assez dur à avaler….
Viser le seuil de choc acceptable par cette fameuse ménagère de moins de 40 ans qui, dans l’époque du baby boom, n’a pas encore 40 ans…., c’est faire radical, mais avec du simple…, un parcours d’autant plus radical à l’heure de la publicité actuelle aseptisée, où la moindre subversion est gommée au profit de slogans dits “fédérateurs”, et où “l’anxiogène et le clivant” sont devenus au marketing ce que l’alcool et le tabac (pourtant deux secteurs à l’inventivité graphique absolument délirante jusqu’à la fin des années 80), sont à la loi Evin.
Il suffit de feuilleter les publicités de la presse écrite des années 2000 pour se convaincre que le MAYA de Loewy, comme son créateur, est enterré depuis belle lurette : “Après moi, il n’y aura que des comptables” avait coutume de dire Mitterrand, après Loewy, il n’y a plus que des chefs de projet, un terme fourre-tout désignant, surtout, des trouffions bardés de diplômes, mais sans aucune autre ambition que d’être un maillon de la chaîne de la folie des glandeurs qui lie tous les salariés d’open space d’agence worldwide…, merde à Jacques Séguéla…., que faire après avoir vendu à peu près n’importe quoi à n’importe qui, si ce n’est mourir ?
Surhumain dans sa démarche, mais pas surhomme, Loewy décida d’attendre que la publicité commence à dégénérer pour finalement s’éteindre en 1986 dans sa résidence de Monaco rejoignant Fred Bergholt dans l’au-delà, lui qui devait sans nul doute l’attendre depuis sa mort en décembre 1978 !
Raymond Loewy était certes génial, mais il avait aussi un coté fumiste en sus d’avoir volé Fred Bergholt…
– Il n’a, contrairement à ses dires, pas dessiné la mythique bouteille Coca Cola, mais façonné des produits de seconde zone (fontaines de bar et camions de livraison, entre autres).
– La seule bouteille à son actif, c’est celle de Fanta, dont il se vantait beaucoup moins (ça peut se comprendre).
– Concernant le programme spatial Apollo, où dans ses mémoires Loewy évoque une discussion intime avec Kennedy où il aurait soufflé au Président l’idée de la conquête des étoiles, là encore, fausse route…., le designer a simplement proposé le rajout d’un hublot dans la cabine des astronautes…
Tout tient dans la manière de raconter l’histoire, quitte à s’en approprier les mérites quand bien même notre héros n’en a parfois signé que la préface, comme avec la Streamline Bergholt, comme la locomotive électrique GG1 des chemins de fer de Pennsylvanie, majoritairement conçue par un prestataire…, à force de traquer la ligne courbée, les produits finissent par se gondoler, comme dans le cas des portes aérodynamiques du métro de New York dont l’ouverture inclinée à 15° empêche les passagers… d’ouvrir les portes.
Franchement, aussi sûr qu’on ne conquiert pas le monde avec une machine à bisous, du paradis des designers le vieux Loewy contemple certainement le monde moderne en se frottant les mains…, du haut de son destin gris métal, à la fois visionnaire et égocentrique, homme de succès mais ne le partageant pas, il médite certainement sur sa vie rêvée en repensant à cette réplique du film de John Ford, L’homme qui tua Liberty Valance : “Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende”…