Depuis le début des années 1900, dans l’univers dantesque de l’automobile, la mégalomanie est un terreau fertile où s’épanouissent les visions inédites de créateurs démiurgiques qui s’y créent des surmoi à la hauteur de leur profonde estime d’eux-mêmes, généralement en dépit de tout bon sens. Dans ce domaine peuplé d’esprits dénués de tout recul, avides de protubérances grotesques, la 1948 Tasco se situe dans le Top-10 des plus fascinantes automobiles.
Son géniteur, Gordon M. Buehrig, après la dernière guerre mondiale, a pris conscience que les messages alarmistes d’alors, quant au futur de l’automobile, n’allaient finalement pas alarmer grand monde… En effet, si les États-Unis avaient subi une dépression invalidante (la grande crise de 1929), suivie d’une lutte globale contre le mal (1941/1945), ils émergeaient triomphant d’avoir gagné la guerre contre leur propre population astreinte à l’esclavagisme industriel du travail…, contre le fascisme italien de Bénito Mussolini…, contre le nazisme allemand d’Adolf Hitler… et contre l’empire du soleil levant (le Japon) d’Hiro Hito, n’hésitant pas le concernant, à innover l’art de la guerre totale en balançant deux bombes atomiques sur les populations civiles d ‘Hiroshima et Nagasaki…
En cette suite de terreurs débridées annonçant la transformation des Etats-Unis d’Amérique en un Empire hégémonique largement inspiré des dictatures vaincues, par ailleurs récupérées dans leurs meilleures (mais pires) inventions, la population américaine était d’un optimisme sans précédent et les nuits de tous les citoyens de ce nouveau-monde étaient peuplés de rêves débridés… Il semblait que rien n’était impossible, il y avait pléthore d’idées, de volonté et d’innovation. Une personne a illustré cette attitude : Gordon Buehrig. Né en 1904, il est maintenant considéré comme l’un des plus grands designers automobiles du 20ème siècle.
Avant la guerre, il avait travaillé avec le légendaire Harley Earl chez GM, avant de prendre le poste de designer en chef de Duesenberg en 1929, ou il a conçu des automobiles classiques extraordinaires telles que : la berline Beverly, la Phaeton Torpedo et la Derham Tourster. Il a ensuite prêté ses talents à l’industrie aéronautique en 1941, lorsque la guerre a commencé, en tant que concepteur de composants aéronautiques.
Après la guerre, il a passé quelques années d’errance d’un projet à l’autre…, mais en 1948, il s’est mis en tête de créer sa propre compagnie de voitures de sport.
À l’époque, la nation Américaine était obsédée par l’aviation… et Gordon M. Buehrig en a été inspiré pour construire une voiture s’inspirant fortement de la conception des avions de chasse. Aux grands maux les grands remèdes : ses métaphores stylistiques devaient être plus fortes et plus littérales, il montait ainsi une nouvelle fois au front, en première ligne, pour dénoncer des trucs et balancer des machins : l’heure était beaucoup trop grave, le monde devait savoir et changer de style. Ainsi est née la 1948 Tasco.
Personnage messianique, débarqué sur Terre dans une boule translucide dévoilant l’ambiguïté de sa nature : Gordon M. Buehrig était un Christ qui n’arborait des stigmates que d’un seul côté de ses mains, un cyborg, un zombie, un humain mécanique. Tout seul au beau milieu des étendues désertiques du Nevada, Gordon M. Buehring a commencé à sermonner le vide abyssal de la bétise humaine (déjà) !
Il était en colère : Pourquoi ai-je échoué ? se demandait-il en désespoir de cause, il avait pourtant tout donné… C’était un enfant du siècle, capitaliste pur jus, à la réussite a priori insolente, qui aspirait pourtant à d’autres sphères supérieures, loin, là-haut, tout près des étoiles.
Dans l’intimité protectrice de son confort pécuniaire, il rêvait d’une automobile-avion pour donner libre cours à ses idées, ses convictions.
D’aucuns pourraient prétendre avec le recul du temps que le monde avait juste affaire à un golden boy en pleine crise… et ils n’auraient pas complètement tort.
Gordon M. Buehring a sauté le pas gaillardement et s’est lançé dans l’aventure. Pas besoin d’un high-concept, cher aux exécutifs de Détroit, pour réaliser son projet.
Doté de son vécu, de son expérience, de ses opinions profondes, il comptait faire passer sa création en donnant de sa personne…, comment faire autrement ? Génial et solitaire, il a pris le contrôle de son devenir en luttant contre la dépression nerveuse et ses obsessions pour la mort et l’amour…
La ressemblance de la 1948 Tasco avec un avion est évidente : le pare-brise est une verrière inclinée en arrière et à l’aspect profilé…., les quatre roues sont gainés en aluminium comme un train d’atterrissage…, la calandre s’affuble de marques qui ressemblent à des prises d’air pour les premiers jets…, les sièges sont plus proches de ceux d’un avion que d’une automobile. Peut-être plus important encore, la 1948 Tasco, est la première automobile de toute nature avec un toit T-top, pour qui Buehrig a obtenu un brevet.
Mais c’est quand on regarde l’intérieur que les similitudes avec un avion deviennent profondes. Les commandes et les instruments sont différents de ceux d’un véhicule routier, le conducteur se transforme en un pilote qui a l’impression de naviguer loin dans le Wild Blue Yonder, simplement en roulant sur autoroute.
Le prototype a été présenté aux gestionnaires de la Beech Aircraft Company à Wichita, au Kansas, assortie d’une proposition contractuelle de fabriquer l’engin “à la chaine”, pour le grand public. Ils ont cependant raté l’occasion d’entrer dans la légende automobile comme Tucker…, et le prototype a finalement été remis au Cord Duesenberg Auburn Museum, situé à Auburn, Indiana, où il se trouve exposé depuis 1948 jusqu’à ce jour.
Suite à ce haut fait, en 1949, Gordon Buehrig a été engagé chez Ford, au département conception, poste qu’il a conservé jusqu’en 1965. Dans ses dernières années, il a enseigné au Collège Art Center of Design, en Californie… et a travaillé sur plusieurs projets. En 1968, il a lancé un procès contre Chevrolet, qui avait utilisé son idée d’un T-top pour la Corvette, sans lui donner reconnaissance et compensation financière. Il a réussi à l’effort… et a obtenu un jugement qui lui a permis de vivre le reste de sa vie dans le confort. Il est décédé en 1990, laissant derrière lui un héritage que peu de gens peuvent espérer égaler…
On retiendra l’homélie funèbre du Révérent W.Pollack Senior qui tentait de faire le lien entre la vie et la mort de Gordon Buehring : “Ça m’étonne toujours de voir à quel point les gouvernements à travers le monde sont préoccupés par les missiles nucléaires et les bombes nucléaires… et surtout par les technologies très coûteuses qu’elles impliquent. La vérité, c’est que les armes chimiques ou bactériologiques sont bien plus dangereuses pour les sociétés et leur économie que les armes nucléaires. Elles coûtent moins cher, peuvent être transportées par n’importe qui, n’importe où, elles impliquent peu de technologies scientifiques. Elles peuvent être dispersées discrètement, sans que personne ne s’en aperçoive. Et les terroristes peuvent s’en sortir sans se faire prendre. C’est pour ça que les gouvernements se concentrent à ce point sur les armes nucléaires : ils ne veulent pas que le public soit au courant du vrai danger, que les armes chimiques et bactériologiques sont des armes de destruction massive. Gordon Buehring a lutté contre les démons de l’Amérique, et a traversé une série d’épiphanies toutes plus absurdes les unes que les autres”…
Ce blablabla donnait un vague aperçu de l’absurdité d’un système : il était excessivement ardu de savoir de quoi parlait vraiment le Révérent W.Pollack Senior. D’une, sa narration n’avait de cesse de se contredire et de se perdre dans des méandres répétitifs ou des digressions franchement grotesques. De deux, son style très particulier, imputable en partie à sa propension à la boisson, poussait à la perplexité, voire au craquage nerveux, alignant successivement des descriptions du désert du Nevada… et des commentaires hors contexte de scientifiques des années ’80.
Cette somme de partis pris douteux a rongé sournoisement et pour toujours…, le cerveau des personnes présentes à l’enterrement de Gordon Buehring. Poseur au dernier degré, d’une lenteur criminelle dans son rythme, totalement incohérent et farouchement incompréhensible pour le commun des mortels, le Révérent W.Pollack Senior a finalement parlé de la 1948 Tasco comme : “n’étant, en définitive, qu’un véhicule à la gloire permanente de son auteur, héros de notre époque troublée. Les rares autres designers n’ont eu de cesse de se prosterner devant Gordon Buehring, dans un monde où, de toute façon, l’amour est mort”…