1966 Jaguar MKII, la boule perdue !
Margaret Thatcher n’en déplaise à ses quelques thuriféraires (si, si, il en existe surtout en Amérique Centrale), aura réussi deux choses dans son action politique : faire des ouvriers britanniques des décérébrés et des limousines anglaises, des bétaillères.
Jadis, le propriétaire d’une automobile de luxe portant pavillon de l’Union Jack avait des manières un peu désuètes, le charme suranné des vertes campagnes du Somerset, des politesses exagérées de vieux garçon célibataire ou d’officier de la Navy à la retraite, en un mot : du cachet.
Il se tenait toujours un peu au garde-à-vous, le regard dur et fuyant des hommes qui ont surmonté de terribles épreuves.
Quelle allure !
Ce n’était pas le genre de type que vous auriez osé héler dans la rue ou à qui vous auriez mis une grande claque dans le dos, pas de familiarités, une distance naturelle s’était établie entre vous et lui, frontière invisible entre le bon goût et la populace.
Ce garçon était si bien élevé qu’il portait les attributs du parfait gentleman, un imperméable Burberry à bonne maturation, c’est-à-dire ni trop neuf, ni trop usé, une paire de church’s patinée avec malice, une veste en tweed qu’il tenait de son propre père et à la rigueur, seule excentricité vestimentaire, des chaussettes de couleurs, le rouge avait sa préférence.
Vous vous sentiez bien comme dans un roman d’Agatha Christie, tout était en place pour que le charme opère.
Ces hommes-là n’avaient pas connu comme vous, les petites voitures capricieuses qui font un bruit de crécelle et qui empestent le gazole, les troisièmes mains à bout de force qui vous emmènent péniblement à la Faculté ou à l’usine, en fait tous les malheurs de l’automobiliste moyen.
Ces gars-là étaient des seigneurs.
Ils ne connaissaient pas l’avilissement quotidien de rouler dans des voitures de roturiers.
Pas une fausse note ne venait ternir leur image.
A leur passage, tout se mélangeait pour former un tableau sans tache, le cuir Connolly, la ronce de noyer, le six ou le douze cylindres soupirant, les cheveux poivre et sel…, tout ça dégageait une impression de maîtrise, c’était beau à voir et à entendre comme Charlotte Rampling dévoilant sa poitrine dans Un taxi mauve d’Yves Boisset.
Les garages qui vendaient ces voitures vous recevaient comme dans un club house presque un boudoir, vous n’étiez pas un client mais le membre d’une confrérie discrète qui voyait le monde s’agiter autour d’elle mais qui n’avait pas l’intention de participer à cette mascarade.
La société pouvait bien gesticuler, ces hommes-là restaient toujours à leur place, loin du tumulte.
Ils vivaient en autarcie.
Puis la Dame de Fer a inventé la mondialisation.
Elle s’était pris de passion pour les marchés financiers comme certains tombent dans la drogue ou la prostitution, impossible pour elle de faire marche arrière, elle était piégée.
Les règles de vie changèrent du jour au lendemain, la bienséance devint un vilain défaut, l’élégance une déviance à corriger, devaient seulement perdurer les instincts les plus bas.
La grossièreté allait guider le monde et nos gentlemen de la route disparurent comme par enchantement.
Nous qui les avions tant admirés, essayant maladroitement de les imiter, nous étions en manque de repères.
Ils furent remplacés par une nouvelle catégorie d’automobilistes plus démonstratifs dans leurs émotions, moins guindés, ils portaient des chemisettes, ils ne sentaient plus l’huile de ricin mais l’huile de friture, ils parlaient fort, ils travaillaient dans l’import-export, ils faisaient des affaires et leurs épouses avaient désormais le charme épicé des boxons de Mostaganem.
Les belles anglaises ne résistèrent pas à ce traitement de choc, elles préférèrent quitter cette foire aux égos et retournèrent se terrer dans leurs maisons de campagne, à l’abri de la vulgarité qui s’infiltrait partout. Elles se savaient protéger sous le regard bienveillant de quelques collectionneurs, mais jusqu’à quand ?
La mondialisation n’aime pas les dissidentes et traque toutes les belles choses.
Elle ne supporte pas les différences.
Conçue pour combler le vide existant entre les modèles sportifs et l’opulente berline de haut de gamme, la Mk 1 voit le jour en septembre 1955.
Compacte, basse et ramassée, elle rompt avec le gabarit des majestueuses Mk VII-Mk IX, par rapport auxquelles elle abandonne quarante centimètres en longueur (et 300 kilos !).
Programmée comme modèle économique (dans le contexte de la firme), elle se voit dotée d’un moteur de cylindrée moyenne.
Extrapolé du célèbre XK, ce groupe de 2,4 litres sera préféré au quatre cylindres de deux litres du roadster XK 100 mort-né, dont on avait envisagé le montage.
Baptisée prosaïquement 2,4 litres, elle recevra a posteriori l’appellation de Mk 1 pour la commodité de l’usage et par référence à la Mk 2.
Première monocoque de la marque, la nouvelle “petite” Jaguar constitue une révolution à Browns Lane.
Car, à l’image de Rolls-Royce, Jaguar n’apparaît pas à la pointe du progrès et l’on rappellera que Vauxhall avait adopté cette technique moderne de construction dès avant la guerre (et Ford Dagenham à partir de 1950).
Marque de prudence de la part des ingénieurs de Coventry, la voiture est équipée d’un faux châssis à l’avant et d’importants renforts de soubassement.
Le groupe de 2,4 litres n’est autre que le moteur XK, dont la course a été réduite, faisant de ce bloc une mécanique super carrée.
Alimenté par deux carburateurs Solex – une infidélité de Jaguar à la marque SU dans un souci d’économie de consommation, du reste assez mal récompensé, il développe la maigre puissance de 112 ch SAE (en réalité 90 ch DIN).
C’est bien peu pour emporter les 1400 kilos de cette berline, d’où des accélérations “paisibles” et une vitesse maximum de 160 km/h.
En mars 1957, soit deux ans seulement après son lancement, la Mk 1 franchit un pas décisif. Elle reçoit le moteur XK de 3,4 litres qui, avec deux carburateurs SU, développe 210 ch.
Parallèlement à la boîte Moss, la voiture reçoit en option la transmission automatique Borg-Warner à trois vitesses.
Le pont arrière a été renforcé pour affronter la nouvelle cavalerie et la voiture, qui atteint maintenant les 190 km/h, bénéficie, en option, de quatre freins à disques Dunlop.
Répondant aux vœux de Sir William Lyons, la Mk 1 prend les chemins des marchés extérieurs, surtout des Etats-Unis (près de la moitié de sa production est exportée).
Elle s’efface en septembre 1959, après une diffusion totale de 37 397 exemplaires.
C’est dans le cadre du Salon d’Earl’s Court, en octobre 1959, qu’est présentée la Mk 2, où elle est proposée dans les trois cylindrées de 2,4 litres, 3,4 litres et 3,8 litres.
Les retouches apportées à un design originel se traduisent généralement par la dégénérescence des formes.
Au contraire, Jaguar a réussi à moderniser la ligne de la Mk 1 tout en conservant à la nouvelle voiture le caractère de son aînée.
En allégeant les lignes du pavillon, la marque est même parvenue à lui donner un nouvel élan esthétique.
De fins encadrements de vitres en laiton chromé et une lunette arrière élargie transforme l’habitacle en lui apportant un supplément de lumière.
Ceci donne naissance à un nouveau panneau de custode échancré par les larges déflecteurs arrière, dont la courbe vient frôler celle de la lunette.
Sur la face avant, des phares antibrouillard viennent en lieu et place des grilles de la Mk 1, tandis que des clignotants circulaires apparaissent sur le devant des ailes, désormais surmontées d’une petite veilleuse. Les feux arrière légèrement plus volumineux constituent la seule modification apportée à la poupe.
Original et intemporel, le design de la voiture s’inscrit toutefois dans la filiation esthétique de la marque depuis 1948.
A l’image de l’XK 120, sa glorieuse et sportive aînée, la Mk 2 offre un concerto de courbes et de galbes, une partition dans laquelle brille Jaguar.
Aucune mièvrerie dans ces rondeurs, bien au contraire, la Mk 2 compose un cocktail racé d’agressivité et de douceur qui fait son charme.
Véritable salon roulant, l’habitacle offre un festival dont profitent tous les sens.
Si le regard et le toucher sont comblés par les boiseries, l’odorat ne se trouve pas moins flatté par le parfum du cuir.
Les jambes trouvent généreusement leur place à l’avant comme à l’arrière, quoique la surface plane des larges et confortables sièges ne favorise pas le maintien latéral.
Le passager se trouve-t-il passablement malmené par la force centrifuge…
Le capot plongeant offre une excellente visibilité qui s’étend sur les côtés et vers l’arrière grâce aux vitres en arc de cercle et à la lunette panoramique.
Le regard tombe droit sur le compte-tours et le tachymètre, alors que le tableau de bord central regroupe les cadrans de température d’eau et de pression d’huile, ainsi que la jauge d’essence et l’ampèremètre.
Le moteur de 2,4 litres est porté à 120 ch par le montage de la culasse B à soupapes plus larges, tandis que le 3,4 litres demeure inchangé.
Quant au bloc de 3,8 litres équipant déjà la Mk IX et l’XK 150, il dérive du 3,4 litres, qui a été réalésé de quatre millimètres et par rapport auquel il ne gagne que 10 ch.
Par contre, le couple progresse à 33,2 mkg et représente le seul véritable avantage sur le 3,4 litres.
En option, ce moteur peut être équipé de la culasse Straight Port due à Harry Weslake, dont les trois carburateurs font passer la puissance à 265 ch, toujours à 5500 tr/mn.
La transmission est confiée à l’archaïque boîte de vitesses Moss à première non synchronisée, l’overdrive Laycock de Normanville sur la quatrième étant proposé en option.
Ce n’est qu’en 1965 qu’elle bénéficiera d’une transmission entièrement synchronisée.
Privée de la direction à crémaillère de l’XK 140, la Mk 2 doit se contenter du boîtier Burman emprunté à la Mk VII.
A l’avant, elle reçoit une suspension à roues indépendantes par triangles superposés, l’ensemble étant complété par une barre antiroulis.
Elle conserve le traditionnel essieu arrière rigide, dont le robuste pont Salisbury est suspendu par des ressorts à lames semi-elliptiques du type cantilever, tandis qu’une barre Panhard et des tirants supérieurs en assurent le guidage.
Equipée de quatre freins à disques Girling, la Mk 2 reçoit une voie arrière élargie afin de lui donner plus d’assise.
Best seller de la marque, la Mk 2 connaît un succès considérable, notamment aux Etats-Unis où elle est exportée en version 3,8 litres, essentiellement équipée de la boîte automatique.
Pourtant, les ventes commencent à se tasser au milieu des années soixante, où la conception archaïque de son pont arrière commence à dater.
D’autant qu’en version 3,8 litres, elle doublonne maintenant avec la Type S apparue en 1963 et équipée de l’essieu à roues indépendantes de la Type E.
Elle sera retirée en septembre 1967, après que 83980 exemplaires ont été construits, dont 30141 en version 3,8 litres.
Les 240 et 340 prennent le relais de la Mk 2 en versions 2,4 litres et 3,4 litres.
Subissant les outrages d’un traitement économique peu digne de Jaguar, ces deux berlines font un peu bon marché avec une sellerie en skaï qui, depuis septembre 1966 (sur la Mk 2), remplace le cuir Connoly.
La plupart des exemplaires importés en France recevront cependant l’option cuir.
Dans cette mésaventure, ces voitures perdent également leurs phares anti-brouillard, preuve d’une surprenante pingrerie.
Par contre, elles gagnent les fins et élégants pare-chocs empruntés à la Type S, qui allègent leur silhouette.
La 240 voit sa puissance passer à 133 ch grâce au montage de la culasse Straight Port.
La 340 disparaîtra en septembre 1968, tandis que la 240 lui survivra jusqu’en avril 1969.
Ainsi, la boucle est bouclée et c’est avec cette voiture que prend fin l’histoire d’une dynastie prestigieuse.
En près de quinze ans de carrière, la légendaire génération Mk1-Mk2 aura connu une production totale, tous modèles confondus et en incorporant la Daimler 2,5 litres, de 146243 exemplaires, un nombre remarquable compte tenu du niveau de gamme de ces voitures et de leur prix.
La Mk 2 a joui, de son vivant, de la réputation de berline la plus rapide du monde.
Une notoriété flatteuse accréditée par les nombreux succès glanés en compétition, aussi bien sur les circuits que dans les épreuves routières, à l’image des victoires remportées par Bernard Consten dans le Tour de France automobile.
Cette réputation fait toutefois peu de cas des Américaines les plus performantes, qui, il est vrai, se situaient dans un autre créneau de prix, car ce grand classique de l’automobile peut se prévaloir d’avoir offert, pour un coût abordable, un exceptionnel ensemble de qualités.
www.GatsbyOnline.com
www.ChromesFlammes.com