1967 MOHS Opéra Sedan Ostentatienne…
Je n’avais pas encore trouvé le temps de vous narrer mon étrange rencontre survenue dans le cadre d’une aventure totalement loufoque, en Inde.
La collection des automobiles du maharadjah de Rastam-Bonay étant mises aux enchères, je m’étais rendu sur place malgré l’effroyable chaleur de fin juin.
Les enchères avaient été turbulentes, mais, plus éprouvant encore, j’ai du aller m’ensevelir à 500 km de là, à Bombay, pour mener une lutte contre des bureaucrates obtus, m’obligeant à remplir d’ innombrables formulaires…
Tout ne fut qu’attente, faux espoirs, retours en arrière et pots-de-vin distribués à des agents cauteleux et des fonctionnaires corrompus !
Une semaine de séjour forcé en terra incognita, (l’expression est liée à la découverte et aux grands espaces, elle est donc fréquemment utilisée dans le domaine de la connaissance et de la recherche)…, pour obtenir les documents de clearance administrative, afin de pouvoir exporter mon achat : une somptueuse, rarissime et extravagante automobile, très étrange, sublimement kitch et décadente…, créée en 1967 par Bruce MOHS.
Ce fou génial, construisait des hydravions en production limitée sous sa marque : MOHS Hydravion Corporation, à Madison, Wisconsin, États-Unis… mais, au milieu des années ’60 il s’est mis en tête de créer une automobile avant-gardiste selon ses spécifications très personnelles, basée sur le châssis et le moteur V8 8.990cc d’un des camions fabriqués par International Harvester Company.
Bombay est un gâteau architectural tenant du clapier, de l’Acropole et de Manhattan :
Vieux comptoirs d’acajou forés de vers…, tourelles néo-gothiques veloutées de lichen…, chapiteaux corinthiens de palais vert-de-gris dont les degrés croulent dans des tas d’ordures en décomposition fourmillants d’enfants nus et de corbeaux.
Hangars rongés de rouille pulvérulente et maisons en marbre rose se côtoient bordant d’interminables rangées d’échoppes regorgeant de ferraille, de pièces mécaniques, de sandales en cuir de chèvre, de débris, de nourritures et de pourritures…, un chaos barré de gigantesques panneaux publicitaires où cheminent des caractères en forme d’agrafes, pavoisés de saris flottant sur des perches devant des cavernes d’ombre.
Le chenal des ruelles et la vastitude d’avenues bordées de palmes, fourmillent de camions, de motocyclettes, de vaches, de Rolls Royce, de charrettes à bras chargées de vertigineux fardeaux et tirées par de sombres figures d’os courbées vers la poussière…
Et dans cette termitière tout un flux de colporteurs, de minables chefs d’entreprise, d’arracheurs de dents, d’artisans, de squelettes gravides enroulés dans des loques, d’avocats en quête de clients, de marchands perdus de graisse, de belles filles en blue jeans, de Sikhs enturbannés de couleurs tendres, de soldats kakhi, de mendiants aveugles, de morts enveloppés de suaires jaune safran, portés au son des cymbales vers des bûchers, dans la chrysalide de leur suaire, comme des arbres abattus.
Moment de grâce, mon cœur s’est ouvert comme une grenade mûre, lorsque abordé par une beauté locale, la taille étranglée, les hanches fines cachées sous une cascade de joyaux, les doigts déliés et diserts, un cou de cygne, une magnifique belle à la peau semblable à du marbre pâle de l’époque Gupta.
Elle pouvait me coûter bien plus que le trésor que j’étais venu chercher…
L’horreur de toute gare indienne, l’image de quelques géhennes…, en possession de la clearance, il m’a fallu retourner négocier avec une compagnie d’assurance et de transport de Rastam-Bonay, un cauchemar de plus, j’ai donc repris le chemin de fer.
Portant des ballots, des corbeilles sur la tête ou agitant des ombrelles cassées, des hommes aux dhotis crasseux, des femmes chargées d’enfants et de volailles, des musulmans coiffés de la calotte tricotée et même des sadhus nus au front marqué du signe de Shiva, prennent d’assaut les wagons, grimpent sur le toit, s’accrochent aux tampons, cependant que, le train roulant déjà, des enfants suspendus en grappes aux portières et criant tous à la fois, mendient avec rage.
L’Inde entière est là…, dans une odeur que plus jamais on n’oubliera : curry, charogne, urine, naphtaline et jasmin, oui jasmin aussi…, ayant même gagné la fraîcheur du salon d’attente où depuis des lustres les mouches conchiaient les affiches de voyage, tandis que j’espérais l’arrivée de mon train pendant des heures.
Le compartiment était noble, encore avec ses cloisons de marqueterie art-déco, ses banquettes cannées et appuie-tête de coutil blanc…, au plafond, les pales d’un ventilateur coupaient l’air en tranches minces et grinçaient doucement.
Alors que le train s’ébranlait, un Nième voyageur entra dans le compartiment où j’étais, un Français pouvant avoir une soixantaine d’années, d’aspect banal et distingué.
À l’encontre des avions où rien ne se dit, les compartiments de chemin de fer sont d’étranges confessionnaux…, à moins peut-être que je sois moi-même un non moins étrange confesseur…, je ne sais si mes vêtements noirs, mon visage austère comme celui d’un moine du Greco, le regard que je baisse tandis que l’autre parle, libèrent la terrible confidence, jusque-là lourde à porter comme un enfant mort…, je ne provoque jamais, jamais non plus je ne questionne…, je me tais.
J’ai entendu un père de famille qu’épouvantait la perspective de retrouver chaque soir sa femme et ses gosses, j’ai écouté un banqueroutier véreux, un minable escroc, un gigolo terrifié par l’approche de l’âge, un artiste qui savait ne pas avoir de talent, un maniaque exhibitionniste…, tous s’ajoutant à ceux et celles qui, depuis des années, s’obstinent à me narrer leur double vie dans le jeu de la vie à multiples rôles.
Durant ce trajet-voyage interminable, j’ai reçu les confessions de nombreux voleurs, celle d’une touchante mégère, d’un notaire spoliateur, d’une prostituée secrète et de quelques assassins…, je les ai tous absous, sauf cet ancien vendeur de voiture de collection, admirateur de Tom Cruise, dont le récit de ses faits d’armes me fit lever le cœur…, ils me rendirent l’homme terriblement odieux, c’était comme entendre une confession d’un tout autre genre !
Je ne sais plus comment débuta cette perte de temps de parlottes, par quelques banalités sans doute, tandis que nous regardions défiler les paysages fauves du Maharastra…, mon voisin m’informa incidemment qu’il effectuait un voyage d’affaires et que, depuis sa déconfiture en tant qu’importateur-vendeur de Clénet et Excalibur à Bombay, il travaillait en tant que chercheur d’automobiles pour Bollywood, activité dont l’idée seule me sembla d’une désertique morosité.
Il parla beaucoup et j’ignorerai toujours s’il avait consciemment reconnu l’autophile devenant autophobe en moi ou si, sans que lui-même peut-être le sût, quelque signe secret l’avait sourdement préparé.
S’il advient que les autophiles amateurs de bizarreries se reconnaissent fortuitement, ils ne se recherchent pas…, ils ont définitivement choisi la solitude et leurs amours mécaniques transcendent dans l’incommunicable.
Je crois aujourd’hui que l’homme était contraint de se livrer, que son secret voulait déborder de lui comme d’un vase, qu’il m’avait simplement choisi parce que j’étais là et qu’il pensait ne plus jamais me revoir…, c’est le bienfait des trains…, quant à moi, je ne me confie qu’à moi-même… et dans GatsbyOnline…, il me plaît de l’écrire et de le lire, pour revivre encore mes belles amours.
– Vous êtes l’ancien éditeur des magazines Chromes&Flammes, n’est-il pas ? Je vous ai reconnu. C’est grâce à vous que j’ai eu l’idée de vendre des Clénet et des Excalibur en Inde…
Débitée sur un mode chaotique et d’un ton essoufflé, l’histoire que conta mon voisin fut celle de d’un parfait crétin, mais transposée dans l’univers domestique d’un petit-bourgeois.
– C’est extraordinaire…
– Oui, sauf que je n’en ai vendu aucune…
– C’est tristement pathétique… Et que sont-elles devenues ?
– Disparues dans l’incendie de mon garage…
– Nous sommes si rares en notre diversité ! Je suis devenu un autophile atavique mais aussi, simultanément un autophile platonique qui fait rêver ses lecteurs qui contemplent les images de mes magazines.
– Ma voiture préférée a toujours été la MOHS... me dit-il en souriant…
Je tressaillis…, ce ne pouvait être un hasard qu’il parle directement de la voiture que j’avais acquise, quel pouvait bien être son but ?
– J’ai moi aussi aimé la MOHS…
– Quel hasard ! Je ne sais plus très exactement pourquoi le hasard s’aventure dans nos vies… Vous savez, n’est-ce pas, comment arrivent les choses… Vous savez ?
– Non, je ne sais pas… et je trouve ce hasard très curieux…
Mon périple devait être tout autre…, je ne pouvais avoir le même élément commun avec ce bonhomme…
Je résolu sur le champs de le mener directement dans l’absurde…, tant qu’à passer le temps, autant manœuvrer le temps qui passe !
– Je me souviens de ma dangereuse rencontre, avec une MOHS, j’étais adossé au mur du cimetière Montparnasse, quand le cœur battant, je vis approcher Johnny Halliday avec sa MOHS.
– J’aimais bien sa femme de cette époque, elle était mignonne. Il était heureux avec elle, mais les vicissitudes quotidiennes… Et puis, ah oui, elle était jalouse…
– Johnny Hallyday a célébré ses 70 ans et ses 50 ans de carrière, deux jours avant mon départ pour l’Inde, le samedi 15 juin 2013, en donnant un concert à Paris-Bercy devant près de 20.000 spectateurs. Si la voix et l’énergie étaient toujours là, ce show…, je dis bien SHOW, car si vous retournez visuellement ce nom, il se lit MOHS…
– Ahhhh ! Comme c’est bizarre…
– Bizarre, bizarre, vous avez dit bizarre, comme c’est étrange…
– C’est le hasard…
– Ce show, donc, a aussi connu quelques moments gênants… Afin d’être tout à fait franc avec vous, je dois vous avouer que, vu le passif santé de Johnny, ses 70 ans, je me suis dit que c’était peut-être la dernière fois que je pourrais le voir sur scène. À 20h50, j’étais donc devant TF1. Hélas, cela n’a pas commencé tout de suite et il a fallu subir la présentation poussive du juré de “The Voice” Florent Pagny, magnifiquement vêtu pour l’occasion d’une tenue de pêcheur. Il y a eu les hommages des amis : “bon anniversaire Johnny” par Carla, Nathalie Baye, Gad Elmaleh…
– C’était drôle ?
– Oui, car ces cocos étaient censés enregistrer un message car absents de Bercy… Or la plupart étaient là comme Nathalie Baye..; et on a donc compris que c’était la seule idée trouvée par TF1 pour passer le temps avant que Jojo n’arrive sur scène. Enfin non, hélas, ce n’était pas la seule… Ils ont aussi passé un magnéto atroce…
– Si j’étais Johnny, je porterais plainte !
– Certainement… C’était un mix d’images de Johnny des années 1960 jusqu’à aujourd’hui. Et là, on a pu voir en prime, sur la première chaîne d’Europe, les ravages de l’alcool, du temps et de la chirurgie esthétique.
– Franchement, pas sympas les mecs.
– Bref, après, le concert a commencé, et là, j’ai vraiment cru qu’ils voulaient tuer Jojo. Ils l’ont fait chanter “Que je t’aime”…
– A 70 ans, ça commence à être compliqué ou alors il faut changer le titre en “Que je t’aime avec du viagra”, non ?
– Surtout, qu’ils l’ont fait entrer sur scène via la fosse ! Comme au Parc des Princes pour ses 50 ans… Entourés de gardes du corps, il a continué à chanter, bringuebalé, à moitié écrasé par les fans… Là, j’ai cru qu’on le perdait. Mais heureusement pour la France, par la grâce de Dieu, il a survécu et il est monté le scène, quasiment treuillé par ses malabars. Le concert a alors pu se dérouler normalement. Un mélange de vieux titres, de nouveaux titres, entrecoupés de duos. Quand ils ont sorti le vieil Aznavour de sa boîte pour chanter avec Jojo, j’ai joué à un jeu : “Qui vivra le plus longtemps ?” Charles, la main tremblante, tentait vaguement d’ânonner les paroles mais on ne l’entendait pas. On aurait dit Aznavour imité par Canteloup.
– Pauvre Jojo, vraiment.
– Tout le concert était ponctué des phrases cultes de Johnny : Et puis si j’ai toujours 20 ans, c’est grâce à vous… Vous êtes chaud ce soir… Ça, c’est ce qu’on peut appeler un public… Vous chantez drôlement bien… Vous savez ce qui m’a donné envie de faire ce métier ? C’est vous !… Bon, sinon, il y a eu quelques moments où, vraiment, je me suis senti gêné : quand Johnny a mimé l’acte d’amour couché par terre, on aurait dit vieux tonton qui pète les plombs au déjeuner de famille, quand il a raté son duo avec son fils David en mangeant les paroles de “Sang pour sang”, quand il a chanté “Gabrielle” et que, mariage pour tous oblige, j’ai imaginé une seconde que Gabriel était un mec (si si, écoutez la chanson en imaginant cela ça fait tout drôle)…
– Et ?
– Quand il a révélé qu’un Écossais de son équipe ne portait pas de culotte, quand Pagny est revenu sur scène pour le duo avec son costume “chasse, nature, pêche et tradition”, ou encore quand Johnny a tué une deuxième fois Brel en massacrant “Quand on a que l’amour” à la fin du concert. Bon, ok, vous allez dire que je suis mauvais esprit.
– C’est vrai qu’à 70 ans, je serai incapable de faire ce qu’a fait Johnny.
– C’est vrai, je serai mort avant de toute manière…
– Car vous êtes jeune, précaire et stressé ?
– Non, jamais nul n’a du ressentir semblable petitesse.
– Johnny c’est pas ma tasse de thé, je m’en f…
– Pour en revenir à mon histoire, je voulais vivre quelque chose d’autre, mais sans savoir quoi… Heu…, un amour absolu. Mais je vous en prie, Monsieur, qu’il y a-t-il d’absolu sinon la mort ? J’ai souvent pensé à la mort… à cet amour absolu. Je ne savais pas bien encore, mais quelquefois je me disais qu’il devait y avoir autre chose, oui, je devinais comme une extase inconnue. Je me disais que si la MOHS eût été différente, non pas différente de carrosserie mais… foncièrement différente d’elle-même, j’eusse peut-être connu cet amour absolu… Ah, je ne sais pas exprimer cela, c’est très difficile… Mais vous comprenez, n’est-ce pas ? …
– Oui, je comprends…
En effet, je comprenais ne pas m’être trompé sur le compte de cet homme qui était mille fois pire que je l’avais d’abord pensé.
– Vous voyez…
Il tira de son portefeuille une photo qu’il me tendit : l’image de la voiture que je venais d’acquérir : une MOHS…
L’union de cet homme et de cette MOHS n’avait pu connaitre ni transcendance ni passion, union réalisée dans un fastidieux domaine vénal, du moins le pensais-je d’abord.
Dans mon pensais-je ensuite…, mon moi-même intérieur m’a susurré que ce bonhomme n’était pas clair et qu’il devait avoir un but en rapport avec ma MOHS…, oui, mais…, lequel ?
– C’est difficile à exprimer mais vous comprenez, n’est-ce pas ? La MOHS Opéra Sedan Ostentatienne se voulait être la plus extraordinaire automobile made-in-USA, supérieure même à la Rolls-Royce… Elle valait 19,600 US$ en 1967, elle pesait 2.600 kg. Le moteur était un V8 8.990cc…, un moteur de camion international Harvester. Les pneus du véhicule étaient gonflés à l’azote. L’entrée dans la voiture se faisait par l’arrière, la sortie aussi. Le châssis était constitué de rails en acier massif, conçus pour protéger les passagers lors d’un accident, ce qui empêchait de placer des portes sur les côtés. L’Ostentatienne pouvait être commandée sur mesure pour répondre aux souhaits de ses acheteurs : les tapis Ming orientaux, un écritoire en acajou et un réfrigérateur étaient quelques-unes des options disponibles. La production s’est limitée à quatre véhicules par an, une seule année !
L’homme poursuivit sa confession, d’une voix blanche…, je pressentais déjà où cet homme qui si longtemps avait aspiré à la chute libre, à la précipitation extasiée dans de célestes abîmes, allait en venir.
– Vous allez me juger, me condamner peut-être mais, voyez-vous, c’était plus fort que moi. Je sentais, je savais avec une absolue certitude que cette voiture une fois mienne, je pourrais enfin connaître le bonheur. Qu’elle m’apporterait alors l’extase que toujours j’avais attendue. Mais, n’est-ce pas, Monsieur, ce sont des choses dont on ne parle pas, dont on ne devrait pas parler. Je me disais, oui… Vous comprenez ?…
– Non…
– Je demeurais au Texas pour deux mois dans le cadre de mes affaires avec Bollywood…, passionnément j’appelais la mort de ma voisine Sarah et de son mari Jim qui étaient propriétaire d’une MOHS, une merveilleuse voiture. Un jour en voyant Sarah et Jim laver leur MOHS, j’ai eu une violente érection. Et comme je désirais sauvagement la MOHS, ma pulsion sexuelle s’est mélangée avec l’envie de sodomiser Sarah, me la représentant pendue, oscillant au bout d’une corde, ou encore blanche, étendue dans son cercueil. Cette chimère a, pendant des mois, stimulé mes plaisirs secrets.
Silencieux, j’écoutais l’homme évoquer une partie de l’histoire de la voiture qui m’avait fait venir en Inde…, je ne comprenais rien de rien…, je n’ai rien répondu…, il a alors enchainé :
– Cette femme s’obstinait mesquinement à vivre, à s’attarder, j’ai su choisir le jour et l’heure. Parce que, n’est-ce pas… c’était le prix de mon bonheur et je le savais très bien…
– Mais il y a tout de même la crainte de transgresser les lois.
– Il y a la crainte, tout simplement…. Car si l’on est pris… Il y a les scrupules… Aux USA, il faut faire attention, j’ai maquillé ça en crime de rodeurs…Mais si tout s’était passé ici, en Inde, peu de risques en somme. En Inde, les contrôles ne sont pas stricts comme aux USA ou en France. Ce pays possède une excellente Constitution, seulement les lois n’y sont pas toujours observées. Au Bengale, on marie à des vieillards des fillettes de 9 ans, en Orissa, on brûle encore les veuves et l’on pratique secrètement des sacrifices humains en l’honneur de Kali Durga… Oui, je parle de maintenant. Alors, vous comprenez, la toxicologie naturelle est ici très, très avancée. Ici, on ne détecte rien à l’aide des moyens scientifiques modernes. Impossible ! … Mais comprenez donc enfin, nom de Dieu ! … Il y allait de mon bonheur. Justement parce que j’aimais leur voiture, j’ai voulu encore davantage… autrement… absolument… Sinon je me serais résigné comme tout le monde, j’aurais pensé que ça suffisait bien comme ça…
Je souris tristement…, peut-être même un rire minuscule m’eût-il échappé, si je n’avais senti un grand malaise, une totale antipathie envers cet homme qui par amour avait appelé la Mort.
Il avait cessé d’être à mes yeux un pauvre philistin, pour devenir un fou bravant tous les risques, car il n’avait pas seulement appelé la Mort, mais lui avait ouvert la porte… et elle était entrée, tel un squelette effrayant.
– Les alcaloïdes végétaux, vous savez ?… J’ai oublié le nom de celui-là… C’était la grand-mère de l’aya des enfants en Inde. Elles savent bien des choses, ces vieilles Indiennes… J’en ai toujours sur moi au cas ou… Elle, elle n’a pas souffert. Pas une seconde. Oh, croyez-moi, je n’aurais pas supporté qu’elle souffrît… C’était l’an dernier, fin juin, début juillet, justement, comme à présent… Le médecin avait hâte de liquider les formalités, il ne tenait pas à perdre son temps, à devoir témoigner devant les autorités, peut-être… C’est trop compliqué et même en Europe les médecins évitent ces histoires-là. Alors, hein, vivement l’acte de décès et O.K. pour le permis d’inhumer..
Je levai les yeux vers lui, mais timidement presque et j’attendis que l’horreur continue…
Au plafond, le ventilateur grinçait régulièrement.
– Comme je m’y étais attendu, elle était devenue beaucoup plus belle que de son vivant… du moins à mes yeux… Oh, beaucoup plus attirante aussi… Alors… j’ai connu pour la première fois l’extase du parfait amour… Deux fois seulement car on est tout de suite venu la chercher, à cause de la chaleur… Deux fois et ce n’est comparable à rien de ce monde…
Je ressentais tout, la nuit torride et moite, la morte beaucoup plus belle qu’auparavant…, les draps qui collent à la peau, le grincement du ventilateur, oui, le même, le bruit mat des chairs réveillées en ces noces des ténèbres, comme disent les Japonais.
Il parlait mal, son vocabulaire était pauvre et pourtant tout ce qu’il disait surgissait devant moi, en moi…, tout m’était aussi présent que si j’avais moi-même vécu ce moment.
Mon voisin disparaissait, c’était moi seul, mon trouble était si évident que je dus m’appliquer à le dissimuler, tandis que sa voix continuait :
– Ah, je n’oublierai jamais cette extase, le Ciel enfin. C’est comme une Assomption de lumière et de feu… Où vais-je chercher ces mots ? … Mais vous comprenez, n’est-ce pas ? … C’est une chose qu’on ne peut décrire. On est comme mort soi-même… Élevé ! …
– Mais le Jim, là, quoi, qu’en avez-vous fait ?…
– Un coup de pelle, je l’ai décapité… J’ai encore maquillé ça en crime de rodeur. Mais je n’aurais hélas, je n’ai jamais eu la force ou peut-être le courage d’aller chercher la tête… Avec la chaleur… Elle avait roulé dans le coffre de la MOHS, elle doit y être encore… Et je n’oublierai jamais non plus l’enfer traversé lorsqu’on est venu me prendre, me ravir, la voiture…. J’aurais pu tuer ces hommes ! Et quand on l’a enlevée, qu’on m’a dit qu’elle partait dans la collection du maharadjah de Rastam-Bonay, qui était leur cousin et seul héritier, j’ai pleuré… Mais il y avait quelques lames de bonheur, puisque la MOHS partait en Inde et que j’y retournais aussi… Bollywood, Bollywood…
Il pleurait tandis que je regardais le paysage, à travers la vitre…, ce devait être un gag….
– Quoique…, oui, non, peut-être… oui, lui repondis-je…, seule la Mort est la grande mathématicienne qui rend leur valeur exacte aux données du problème…
– Vous me condamnez, n’est-ce pas ?…
– Non. Oh, non, je ne vous condamne pas. C’est à cause de vous que jai pu acheter cette voiture le mois dernier, suite au décès inopiné du maharadjah de Rastam-Bonay…
– Merci… Merci.
– Vous savez qu’une des quatre MOHS, la Sedan Opera personnelle de Bruce MOHS, a été restaurée dans son état d’origine par deux Hautes Ecoles du Wisconsin. Un ami personnel de Bruce MOHS, Fred Beyer a coordonné la restauration avec Jay Abitz et son associé Bob Abitz. L’Opera Sedan a été présentée en août 2009 dans le magazine Hot Rod. Mais celle que vous avez est 100% d’origine… Il y avait aussi la SafariKar construite en 1972, encore plus exotique que la MOHS Ostentatienne. La SafariKars était en aluminium, l’extérieur avait été recouvert de Naugahyde tendu sur un rembourrage en mousse. Le véhicule avait un hard top rétractable, une télévision , quatre roues motrices , une radio bidirectionnelle et un four alimenté au butane. Seulement trois ont été produites, probablement toutes en 1972…
– Ah, dit l’homme absous, l’homme pardonné…, notre train arrive à l’heure, exceptionnellement… Espérons que nous n’aurons pas trop de peine à récupérer les bagages et que mon chauffeur sera déjà là.
Il avait séché ses larmes et repris son visage banal tandis que, jaune, le soir tombait et que nous arrivions en gare de Rastam-Bonay…
Il se leva, salua civilement, serein comme un homme qui, privé pour toujours d’un bien immense, n’a plus rien à perdre… et partit en disant…
– Si vous retrouvez la tête, gardez-là en souvenir…