Auburn Speed(sex)ter…
C’était il y a de nombreuses années d’ici… Il flottait alors dans le château, entre parquets et plafonds, une ombre bienveillante et silencieuse, quelque chose d’un temps perdu à jamais retrouvé, quelque chose de l’ordre des choses, une sorte de force désincarnée, implacable et immuable touchant à la majesté et au sacré et qu’il était criminel de contredire ou de contrarier. Appelez cela le poids de l’histoire, si vous voulez…
Personnellement je croyais volontiers que le supplément d’âme que possédait cette demeure, si simple et si énigmatique, conférait un éclat de noblesse à ceux qui l’occupaient, un peu comme un adoubement, une légitimité. Ainsi, hormis les inévitables restaurations et l’apport d’une légère touche de kitch dont elle semblait apprécier les couleurs, elle gardait tout son cachet, tout son lustre un peu austère de résidence seigneuriale. La plupart des meubles avaient étés achetés avec les murs. Les vernis Martin, les rognons ou les bouillottes, les bridges, les bergères ou les cabriolets, les ottomanes, les causeuses, les liseuses, les bonnetières, les cabinets, venaient tous de propriétés cousines. Certaines de ces pièces se retrouvaient après des siècles de séparations, d’autres se découvraient, se séduisaient et entamaient de jolies histoires d’amour…
Les occupant(e)s s’accommodaient de cette nasse pleine de haine cordiale, sans trop s’attacher au sens générique du terme et leurs cris d’amours et de vociférations obscènes, résonnaient jusqu’au plus secret des combles… Il était de tradition de s’habiller pour dîner, celui qui entendait ne pas se plier à la règle se voyait tout bonnement consigné dans sa chambre, nanti de quelques fruits, d’un biscuit et d’un pichet d’eau, ou pire, contraint d’attendre à l’office que l’on y retourne les restes du festin. Les dames ne se privaient guère d’apparaitre décolletées jusqu’au nombril, la gent masculine appréciant que la gent féminine montrât ses seins à défaut de ses cuisses, mais à la condition que les vertiges de soie, de satin ou de moire qui les dénudaient dévoilent des vertiges de rondeurs laiteuses, rosées ou dorées, douces comme des dômes sculptés dans la chair fondante d’un savon de beauté…
Les maquillages fondaient dans la chaleur des lustres et des bougies, les vestes tombaient, les cravates se dénouaient, les chemises s’ouvraient, l’aimable glacis mondain volait en éclats pour laisser la place aux outrances sexuelles, lesquelles contaminaient avec une fulgurance de grippe Espagnole, jusqu’aux pièces rapportées. Généralement, on ouvrait les rideaux en grand pour donner à voir aux paysans alentours ces pitoyables partouzes ou les intrépides offraient à leurs regards tout allumés du feu redoutable de la moquerie, de grands jeux d’effets de bustes aux seins pendouillant et de torses secs comme de vieilles galettes au beurre ranci que les transparences de mousses de dentelles champagne teintaient d’un ivoire frileux de clair de lune…
Le plus drôle dans ces cérémonials, c’est qu’ils ne duraient que le temps de quelques jouissances et verres, dès que tous et toutes étaient bien biturés, ils et elles abandonnaient la pose aussi prestement qu’ils et elles l’avaient prise, tandis que la cour du château tournait à la cour des miracles. En finale, tout le monde se querellait, se fâchait, braillait, jetait des anathèmes et des esclaves aux murènes, se réconciliait, s’embrassait, riait à en perdre le souffle, pleurait comme des crocodiles. Revenait alors en ritournelle la périlleuse évocation des amours passées et la grand messe funéraire en mémoire des absents.
Par malheur, en raison de mon refus de confier à qui que ce soit les dernières péripéties de mon feuilleton sentimental, mes errances automobiles étaient très souvent évoquées en finale… Vous pensez bien que, discourant de l’Auburn Speedster que j’avais acquis en ces temps lointains, après avoir papoté de centaines d’autres bêtises, j’ai fait basculer tout le monde dans l’ennui en moins de temps qu’il ne faut pour éjaculer en discourant de la bête…
– Qu’elle n’ait rien pour déplaire, cette automobile extraordinaire, paradoxalement pêche par excès de perfection. C’est Gordon Buehrig qui s’occupa avec génie des lignes de l’Auburn Speedster. C’est lui qui dans un fulgurant moment de créativité créa cette merveille, ce chef-d’œuvre qu’on voudrait mettre sous globe pour le regarder pendant qu’on s’ennuie à faire tout et n’importe quoi. Je signale tout de même, que la voiture dont je cause, est une réplique… et que si les formes authentiques sont parfaitement respectées, la mécanique n’a rien d’une tondeuse à gazon. Une voiture aussi belle, aussi originale, c’est exceptionnel, par exemple, la ligne de l’aile arrière, le profil doux et l’avant agressif, féroce, prêt à défoncer l’asphalte, l’arrière également, qui, sous la puissance de l’accélération, rase le sol. Le pare-brise, quant à lui, est juste incliné au bon angle, son élégance et son étroitesse mettent en valeur l’immensité du capot”…
Plutôt que de continuer à subir mes agaceries, certains, aux figures fort déconfites devant mon spectacle exprimant une passion empruntant ses excès à Dostoïevski et ses élégances à Musset, ont préféré disparaître. Un groupe de jeunes beautés, de son coté, a manifesté une tendance assez inexplicable à bailler, sans susciter la plus molle des controverses. Sans désemparer, j’ai continué…
– Deux mots de l’authentique Speedster. C’est donc Gordon Buehrig qui a dessiné ce monstre en 1935. Le moteur était un 8 cylindres en ligne de 5000 cc qui développait soit 115 chevaux à 3.600 tr/mn, soit 150 chevaux à 4.000 tr/mn équipé d’un compresseur de marque Schwitzer-Cummins tournant à 24.000 tr/mn. La boîte était une trois vitesses non synchronisées et les freins hydrauliques. J’ajoute deux essieux rigides maintenus par des semi-elliptiques ! Pour la petite histoire, ou plutôt pour la grande, je rappelle que l’Auburn Speedster à compresseur fut la première voiture américaine à tourner pendant 12 heures à plus de 100 mph, soit à plus de 160 km/h ! Cette voiture avait donc une caisse de première beauté, mais aussi un caractère suffisamment distingué pour aller chatouiller le 160 chrono. La réplique, elle, c’est tout autre chose. Sur le plan mécanique, c’est d’abord et avant tout un châssis de Ford L.T.D., retravaillé dans tous les sens et même en biseau pour lui ajuster la caisse qui, je le répète, respecte les cotes d’origine. En commençant par l’arrière, on a un pont rigide, au milieu, une boîte automatique trois vitesses, puis le moteur proprement dit, un gros V8. II va sans dire que toute mécanique est adaptable”.
– Qu’importe, s’est écrié un homme dans l’auditoire, qui devait entretenir son physique avec la détermination farouche d’un pédé qui eut en son temps été décidé à décrocher la couverture de “Têtu”..., nous ferons des ballades à cheval, nous jouerons aux charades et au poker, nous pécherons dans l’étang de grands poissons silencieux, nous regarderons jusqu’à l’aube des séries Américaines pour teenagers et nous irons certainement perdre les fortunes que nous ne possédons pas….
A force de soulever de la fonte, d’avaler des anti-oxydants et de se colmater les fissures à la Super glue, il ressemblait à Robert Redford période “Gasby le magnifique”, un peu plastifié sur les bords, mais tout de même auréolé d’un halo encore suffisamment pétillant pour donner des humeurs assassines. Deux mégères, aussi fraiches et capiteuses que des roses d’Ispahan, ayant viré couguars, entrant à reculons dans la quarantaine m’ont vertement apostrophé :
Nous sommes venues pour baiser, pas pour écouter vos histoires de bagnoles…
Stoïque, comme souvent, j’ai préféré continuer sans désemparer…
– Je passe rapidement sur le reste de la mécanique qui comprend une direction assistée, des roues indépendantes à l’avant munies de disques ventilés, des freins assistés, l’air climatisé et la stéréo. Si j’élude les babioles internes, je voudrais en revanche féliciter les obscurs ouvriers américains qui façonnèrent la caisse de cette réplique Speedster, dans un plastique de grande beauté. Car la carrosserie est en polyester, mais d’une telle finesse, d’une telle qualité qu’on est honteux en pensant à ce que faisait un répliqueur dans le Lyonnais en répliques de Bugatti… La porte n’est guère plus grande qu’une feuille de 21 X 29,7. lorsqu’on l’ouvre, on découvre la banquette en cuir, le court levier de la boîte automatique au volant. C’est petit, mais tout le nécessaire est là. L’étroitesse est garante d’une intimité maximale. De chaque côté du capot, deux roues de secours qui n’existaient pas sur l’Auburn Speedster originale… et quatre échappements chromés factices. Cela n’empêche pas le V8 de ronfler, signalant aux rares passants matinaux que le grand moment est arrivé”…
Au lieu des vagues escomptées, ma ridicule narration concernant l’Auburn Speedster Réplica ne provoqua qu’un faible clapotis, semblable à une ride fugitive à la surface du lac ou des barques dociles dérivaient mollement parmi l’or brillant des Jacinthes et les bosquets d’Iris géants. Légèrement dépité, je constatais que cette voiture ne suscitait ni curiosité, ni scandale, ni controverse, pas même un bête ricanement. Quelques filles cependant, me montrèrent de l’intérêt, ces gamines, suaves comme des lys aux sucs empoisonnés, aimaient comme au théâtre. Il y avait du Racine dans leur aveuglement à m’embrasser. Bien entendu, toutes voulaient coucher avec moi, mais ces nobles Proserpine se seraient volontiers laissé noyer dans une caverne engloutie plutôt que de l’avouer ! Les gracieuses m’écoutaient religieusement, la bouche légèrement ouverte, elles gobaient mes mouches cantharides comme les phalènes d’or d’une nuit ensorcelée. Dans cette anxiété souveraine qui s’empare de chaque homme, à l’heure où le pressentiment l’envahit qu’il lui faudra marcher seul, tous ponts coupés, au rendez-vous de sa mort sans modèle, dans cette extraordinaire anxiété qu’il faut bien déjà nommer un effroi divin, l’homme cherche une femme afin de s’avancer avec elle, la main dans la main vers le porche obscur, et pour peu que l’expérience lui ait appris quel délice il y a sans conteste à baiser, le voici persuadé que cette très intime union des épidermes pourra durer jusqu’au cercueil.
Aussi, quelques rebutantes que soient certaines apparences, car l’on opère entre deux draps de toile grossière et mal aérés ou parce que l’on peut croire qu’une femme ne considère peut-être dans l’homme que le moyen d’assurer ses vieux jours, qu’on veuille bien ne jamais oublier que tout membre de l’humanité appelle de ses cris cet amour qui doit pour l’éternité le ravir à la peur de la mort qui redescend chaque soir avec la nuit sur l’homme dormant dans la solitude, qui le harcèle et le lèche comme le ferait une flamme. Une des gracieuses se mis nue, elle souriait et à la lumière vacillante de la bougie posée sur la table de nuit, elle se glissa dans le lit… Le lendemain je me suis esquivé, j’ai mis en “drive” et accéléré lentement, puis je me suis lâché, libéré, la cavalerie s’est échauffée, les soupapes se sont mis au travail, j’étais collé au dossier. Le vilebrequin s’est déchaîné, abruti par les bielles qui lui tapaient sur la tête. L’Auburn a bondi, laissant loin derrière elle deux longues traces noires d’oublis !
Le temps de respirer profondément…, le tachymètre annonçait 100. L’accélération était inouïe… Et en appuyant à fond, l’engin démoniaque a continué comme une bombe, les ailes vibrant, le volant également. Les trépidations s’amplifiaient au fur et à mesure que la vitesse atteignait ce qui semblait celle de la lumière. Dans cette montée aux enfers, il est ressorti de tout cela que la puissance était à la hauteur de la beauté mais que la caisse manquait singulièrement de rigidité. Pied au plancher, les mains collées au volant, j’ai même du récupérer l’arrière en dérive tant l’accélération était forte. Le bilan, à peine : 7 secondes de 0 à 100 km/h.
En général, les américaines sont réglées sous-vireuses, sur l’Auburn Speedster Réplica, ce comportement n’existe pas, c’est toujours l’arrière qui va plus vite que l’avant… Il n’empêche que les grandes courbes se passent d’une manière très neutre pour peu qu’on accélère avec modestie, sinon, c’est la grande balade en dérive, les ailes qui regardent la nature de travers et les roues contre-braquées. Tout le plaisir se tenait au creux de ma main, la direction était légère, précise mais trop démultipliée pour éviter les sueurs froides, c’était limite par moments ; la puissance venant plus rapidement que le contre-braquage….
Cette voiture avait toutefois trop de défauts pour que je la garde : un manque de rigidité (c’est la troisième fois que je le dis), une direction de limousine et des freins perdant pied à deux pas de la plage. Mais coincé dans cet habitacle unique, propulsé grâce à la large pédale d’accélérateur et bouleversé par l’esthétique, je ne résistais jamais à mes envies de secouer l’Auburn Speedster Réplica comme un saladier géant, pas par sadisme, mais par obligation, c’est ma vocation qui voulait cela. J’ai alors décidé de la renommer Auburn Speed(Sex)ter… Le V8 a encore grondé quelques fois, mais plus pour longtemps. Le compte-tours est finalement retombé à zéro. Panne des sens…
2 commentaires
Mais combien d’Auburn avez-vous possédé mon cher Gatsby ? Cette bleue et la blanche ?
Une dizaine mais pas toutes en même temps. Mon charme naturel fait qu’elles craquent toutes…
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