Abarth Scorpione 1966…
Villa d’Este : 2014…
C’est là qu’il est revenu, ce spleen insaisissable, qui cause du chagrin… et dans cette même tristesse, sans raisons apparentes, tel le soleil perçant soudainement les nuages, devenir d’une gaité folle…, j’ai passé des rires aux larmes, tels ces jours merveilleux des petits printemps ou la pluie, le soleil, les nuages se disputent le ciel.
On a suffisamment glosé sur la nostalgie éperdue des âmes, nostalgie germée sur le terroir culturel et imaginaire d’un pays blanc virant au rouge, une nostalgie d’émigrants, d’apatrides, faite de longues et flexibles phases de mélancolie versant immanquablement dans une frénésie, une exaltation quasi tsigane…, pour que je m’abstienne d’ajouter ma voix au chapitre…, quoique…
A force d’entendre
Tous les gens me prendre
Pour un russe authentique
J’en ai tout les tics
Je vis de zakouski
Je bouffe des piroschki
Je bois de la vodka
Au milieu des r’pas…
Chantait Boris Vian.
Quoique…, j’ai picolé le soir, revenu de l’exposition d’autos anciennes, un peu plus tôt que d’ordinaire, beaucoup plus que d’ordinaire.
La faute à une Scorpione… mais aussi à des “Demoiselles avec ou sans ailes”…, deux Russes, une photographe, une journaliste, qui m’ayant vu tourner autour de la Scorpione et après m’avoir demandé le pourquoi de tant de mélancolie…, savaient bien ce qu’elles faisaient, les diablesses, lorsqu’elles m’ont envoyé à la réception de l’hôtel, pile-poil pour mon y retour…, deux bouteilles de Muscat blanc de Livadia cuvée Massandra… et j’ai souri en découvrant les flacons ventrus enveloppés dans du papier de soie, avec un mot : “Cher Gentleman-Gatsby…, ce soir les bouteilles vos enivreront, elles sont Russes, comme nous, demain soir nous remplaceront avantageusement vos souvenirs liés à cette Scorpione”…
Dans le carnaval de mes rituels, outre d’avoir eu la présence d’esprit de leur dire quel était l’hôtel ou je logeais…, ça “tombait bien” pour une simple raison…, une tradition veut que je me soigne d’abord par l’ivresse, avant de recourir, si besoin en est, à la chimie sexuelle…
Naïves hirondelles… elles n’ignoraient pas que je n’avais nul besoin du fracas des discothèques, du tumulte des banquets, des éclats de diners entre amis… pour que ma mélancolie se change en comédie légère…, mais comment résister aux attraits d’un Livadia cuvée Massandra lorsqu’on a la volonté qu’un poulpe mort d’amour dans un trou de rocher ?
Plus qu’un vin, ce blanc aux chauds reflets de topazes, est un nectar, un breuvage digne de l’olympe dont chaque gorgée raconte une histoire.
Une histoire folle.
PETIT COURS D’ŒNOLOGIE A L’EGARD DE “CEUSSES” DESIRANT CONJUGUER IVRESSE ET CULTURE…
Le domaine de Massandra se situe sur la côte Criméenne de la mer Noire, non loin de Yalta.
Fondés par le Tsar Nicholas II en 1894 pour fournir la cour royale, les vignobles furent exploités par le Prince Lev Sergeivich Golitzin, œnologue réputé et éminent collectionneur.
A sa mort ce dernier légua ses trésors au domaine donnant naissance à la « Collection Massandra », une mosaïque de grands crus uniques au monde.
Lorsqu’éclata la révolution d’Octobre, la collection fut soustraite à la convoitise des bolcheviks et cachée dans des caves discrètes ou l’armée rouge, qui d’ailleurs ne la cherchait pas, la retrouva en 1920.
Sur ordre de Staline tous les vins entreposés dans les palais des Tsars furent alors ajoutés aux merveilles de Massandra.
En 1941, par crainte de l’avancée de l’armée allemande, la Collection fut à nouveau déménagée et ce n’est qu’à la libération de Yalta en 1944 que l’on put entreprendre la tache pharaonique de rassembler les centaines de millier de bouteilles éparpillées à travers le pays.
Aujourd’hui la « Collection Massandra » est reconnue comme la plus ancienne collection de vins vieux au monde (le plus âgé de ses millésimes, un « Jerez de la Frontera » fut mis en bouteille en 1775).
Il va sans dire que les experts considèrent Massandra comme un trésor national…
FIN DU COURS MAGISTRAL
En résumé, ce pochetron de Vanini-Vaniania s’est sifflé, sans remords ni complexes, un litre et demi du trésor national Russe en moins de deux heures.
Résultat de ce brillant exploit, j’étais plus éméché qu’un bataillon de cosaques après la victoire…, occupé à me pencher sur un passé décomposé et prêt à tomber la tête la première dans la plus grave des mélancolies avant de tomber dans les pièges du sexe à l’italienne avec deux Russes…
Vous cherchez à comprendre ?
C’est que mon réveil aurait pu être difficile…, il n’en fut rien, ma chambre était très belle et très propre, les gens sympathiques, le fait que l’hôtel soit coincé entre une route et une voie ferrée était gérable…, par contre, l’absence de volets faisait qu’à 05h30 c’était déjà grand jour dans la chambre…, du coup je démarrais (trop) tôt après déjeuner…, il n’y a que 6 kilomètres jusqu’à Cernobbio et il eétait 8h10 quand je me garais le long du mur de la Villa Erba.
Comme j’étais en avance, j’ai passé un moment dans le parc pour voir ce qu’il en était, c’est là qu’allait se dérouler le célèbre concours d’élégance ouvert au public le lendemain…, mais ce matin là, les photographes et journalistes pouvaient profiter des expositions avant concours… et après une heure…, c’est là que je l’ai revue…, ma Scorpione…
Toujours belle, les années n’avaient eues aucune prise sur elle…
Rome : 1966…
Je ne sais si tous les chemins mènent à Rome, en revanche il est certain que ceux qu’emprunte mon vague à l’âme s’y précipitèrent sans escales.
Ainsi, si proche encore et pourtant perçue à travers la brume des jours enfuis, m’est revenu à la voir, la douceur dangereuse d’une journée Romaine, à la terrasse d’un café du Trastevere pour y prendre l’apéritif.
Je dégustais des « Dirty Martinis » servis dans des vasques de verre bleu qu’on appelait “piscines”…, celui qui en buvait plus de trois terminait aux urgences.
Ce crépuscule ivre était moment de pur délice…, malgré le ciel instable, l’air sentait l’été…, les derniers rayons du soleil séchaient la courte et violente averse de l’après midi, enchantaient les façades blondes des anciens hôtels particuliers, animaient une vie pourpre aux muscles des atlantes, une respiration dorée aux seins des cariatides.
Les fontaines scintillaient d’un murmure voluptueux…, les platanes soupiraient toute la nostalgie qu’ils avaient du temps des Triomphes…, parfois, une mouette, égarée, venait parler ressac et bains de mer.
Aux terrasses, les gens croquaient des pralines, des petites olives noires à la chair ridée et vinaigrée, des croutons frits tartinés d’un hachis d’ail et de basilic…, tout en repoussant mollement l’assaut des vendeurs de roses, de jasmin, de prophéties, d’images pieuses ou de mauvaise conscience…, élucubrant sur les potins de la veille, riant pour des bêtises, refaisant le monde…
Le parfum incarnat dont se parait une femme m’enveloppait de sa chaude et vibrante caresse.., ses yeux noirs prenaient une consistance diamantine dans la violine du crépuscule.
Nous avions l’âge des amours post-adolescente, en état de grâce, en apesanteur, j’étais là en voyage d’étude d’architecture…, 1966 : 18 ans…
Dans le Trastevere ou certaines ruelles sont si étroites que le soleil n’y entre jamais, je l’ai embrassée en secret, puis elle m’a conduite jusqu’au Ponte Milvio, un charmant pont Romain du II ième siècle, ou elle m’a expliqué que pour qu’un amour ne finisse jamais, il fallait accrocher un cadenas à la chaine du lampadaire central…
Elle a fermé le cadenas d’un tour de clé, sec.
Elle a jeté la clé dans le Tibre.
Elle a dit que désormais nous étions enchainés l’un à l’autre, que rien ne pourrait jamais nous séparer, on a échangé nos adresses, pour des lettres d’amour qui ne sont jamais parties…, ou jamais reçues…
Puis, me retournant, je me suis trouvé face à une autre beauté qu’une équipe de gens en combinaisons blanches descendaient d’un camion afin de réaliser des photos…
C’était la Fiat Abarth Scorpione 2000, une voiture avant-gardiste en 1966…
J’ai su, bien plus tard, quarante ans environ…, en juillet 2007, que le réverbère avait rompu sous le poids de la ferraille qui le chargeait.
Le Tibre charrie encore des milliers de clés rouillées… et mon cœur à la dérive.
J’ai depuis longtemps passé le cap… et je ne suis plus en amour de cette italienne dont j’ai perdu l’adresse… et le nom… et la photo…, sauf de l’Abarth Scorpione…
Mais comment voulez vous que j’oublie…, la retrouvant exposée au concours d’élégance de la Villa d’Este…?
Soleil, dolce vita, cadre superbe, promenades… que demander de plus ?
Villa Erba, changement de cadre, ça ne devrait pas trop être un problème, mais j’ai promis de rentrer à l’hôtel pour remercier mes deux jeunes et jolies Russes…
En 1969, le carrossier italien PininFarina avait créé un modèle unique au style inédit basé sur un coupé sportif Abarth…, avec quelques autres stylistes de l’époque, le carrossier turinois annonçait l’aube d’une ère nouvelle où les courbes des années 1950 et 1960 allaient être remplacées par des lignes plus simples et des formes beaucoup plus anguleuses.
Dénommée « Scorpione » pour rappeler le célèbre scorpion figurant dans le logo d’Abarth, la voiture rompait avec le schéma traditionnel de la voiture « trois corps » bloc avant, habitacle, coffre arrière…, le responsable du design était Fillipo Sapino qui avait quitté Ghia quelques années plus tôt pour rejoindre Pininfarina.
La morphologie du Scorpion avait aussi influé sur le design de la voiture et, avec un peu d’imagination, on y reconnait les différentes parties du corps de l’animal…, surtout la queue que constitue la trompette d’échappement sortant du moteur Abarth monté à l’arrière.
La forme très particulière de la voiture n’avait pas permis l’implantation de projecteurs traditionnels…, la Scorpione était donc équipée d’un large projecteur implanté en partie centrale comprenant six feux séparés.
De même afin d’aménager le flanc de la Scorpione des portes conventionnelles n’étaient pas envisageables, l’accès à l’habitacle se faisant par le basculement de l’ensemble pare-brise pavillon.
Connu comme “le SE010”, le modèle Abarth utilisé comme base de la Scorpione était la dernière voiture de sport de deux litres construite en nombre suffisant pour être homologuée dans le Groupe 4.
Le moteur est un Tipo 236 à 4 cylindres en ligne implanté longitudinalement à l’arrière…, sa cylindrée est de 1946 cc et il est équipé de 4 soupapes par cylindre.
Alimenté par un carburateur Wéber il délivre une puissance maxi de 295 chevaux ce qui, compte tenu du faible poids de la voiture (740 Kg) lui donnait des performances assez exceptionnelles, en particulier, la vitesse maxi annoncée de 270 km/heure.
L’Abarth « Scorpione » a fait sensation au Salon de l’Automobile de Bruxelles de l’époque… et le japonais Shiro Kosaka s’est montré particulièrement intéressé, ce japonais possèdait en effet une impressionnante collection de modèles Abarth… et s’était donc empressé de faire une proposition d’achat de ce modèle unique auprès de Pininfarina.
Le carrossier italien avait accepté le principe de la vente mais seulement lorsque le Musée Abarth, qui était alors en projet, aurait ouvert ses portes.
L’affaire ne s’est pas tout a fait passée comme cela puisque le Musée Abarth n’a ouvert qu’en 1992 et que la « Scorpione » était partie au japon depuis 1977 !
L’unique voiture d’Abarth est restée hors d’Europe pendant près de quarante ans…, ce n’est que lors du Concorso d’Eleganza Villa d’Este 2014 (qui est le “déclic” de cet article)qu’elle fut à nouveau présentée au public dans son état original.