Franco Sbarro : Mécanicien, inventeur de génie, designer et maître d’écoles, un destin hors normes…
Par Marcel PIROTTE
Depuis près de 40 ans que je visite le salon de Genève, je ne manquerais pour rien au monde le stand Sbarro, du nom de ce mécanicien italien qui en véritable autodidacte est devenu tour à tour directeur d’écurie chez Filipinetti, créateur de modèles les plus innovants les uns que les autres tout en dirigeant maintenant trois écoles chargées de former des « super pros » de l’automobile capables d’imaginer et de fabriquer en trois mois un prototype roulant.
Un homme exceptionnel.
A l’occasion du dernier salon de Genève, je n’ai pas été déçu de ma visite, outre une création personnelle de l’Espace Sbarro, la Tracto Sphère, sorte de moto à trois roues, capable d’emmener trois passagers assis l’un derrière l’autre avec pour l’entraînement un bloc Kawasaki (hybride) 300 cm3 de 55 chevaux agissant sur la roue avant coiffée d’un sphère où il est possible d’y entreposer les trois casques occupants. Mais ce n’est pas du tout car les deux roues arrière peuvent via un système assez ingénieux passer de 90 à 170 cm de large, rendant ainsi possible la remontée de files pour se faufiler entre les voitures.
Mais ce n’était encore rien à côté de ce superbe Hot-Rod, un coupé revisité par les 24 élèves (20 garçons, 4 filles) de la promotion 2016-2017 de l’école Espera Sbarro de Montbéliard. Devant l’enthousiasme de ces élèves qui pendant une demi-heure n’ont pas hésité à me commenter leur projet de ce prototype roulant, réalisé en seulement 14 semaines, ils m’ont aussi donné rendez-vous quelques semaines plus tard dans le Doubs à l’occasion d’une journée portes ouvertes. Comment résister à une telle invitation faite par des « hyper passionnés » de la technique pour tout ce qui roule ?
Mais avant cela, faisons plus ample connaissance avec ce personnage hors du commun. Franco Sbarro, avec un tel nom, il ne pouvait qu’être italien. C’est au cœur de l’Italie profonde, dans les Pouilles, que Franco, fils de fermier, voit le jour en 1939. Dès son plus jeune âge, il a la mécanique dans le sang, s’occupant notamment de réparer/améliorer les vélomoteurs et les scooters de ces copains tout en dévorant des tas de livres ayant trait à la mécanique.
A l’âge de 18 ans, il part travailler en Suisse comme mécanicien tout en reprenant deux ans plus tard un petit garage à Grandson d’une agence Borgward.
Sa rencontre en 1963 avec le mécène Georges Filipinetti va littéralement bouleverser sa vie…, Filipinetti n’est pas n’importe qui, gentleman, homme cultivé et fortuné, ses affaires à Genève sont florissantes, diplomate également, importateur Ferrari pour la Suisse, cet ancien pilote fonde la Scuderia éponyme qui en dix ans, de 1962 à 1972, va littéralement donner du fil à retordre aux constructeurs les plus prestigieux : Ferrari, Porsche, Ford , Lola, Chevrolet… qui eux alignent des machines d’usine. Cette réussite, Filipinetti la doit en grande partie à Franco qui en devient l’un des mécanos, gravissant rapidement les échelons au point d’être promu mécanicien en chef et directeur d’écurie sans oublier bien évidemment des pilotes de renom comme Jo Siffert, Jim Clark, Phil Hill, Willy Mairesse, ce dernier s’adjugeant la victoire sur la Porsche 906 partageant le volant avec l’allemand Muller à l’occasion de l’édition 1966 de la célèbre Targa Florio. En plus de s’occuper des voitures de compétition, Ferrari P1, Ford GT 40, Chevrolet Corvette, Porsche 906, notre homme entame un programme de restauration d’AC Cobra, de Ferrari P3 et de Ford GT 40.
C’est aussi durant cette période qu’il construit son propre coupé, dévoilé au salon de Genève en 1967, baptisé Filipinetti. C’est un coupé 2+2 places habillé d’une carrosserie en polyester, ne pesant que 800 kg, basé sur la VW Karmann Ghia 1600 mais capable avec son bloc de 70 chevaux, d’atteindre 175 km/h.
En 1968, cinq ans avant le décès de Filipinetti, celui qu’on appelait le « ministre », car il représentait la République de Saint Marin auprès de certaines institutions internationales, Sbarro quitte son job de responsable d’écurie. Son amitié avec Filipinetti ne souffrira pas de ce départ, il va même continuer à résider au château de Grandson de manière à garder un œil sur la prestigieuse collection automobile de son ex-patron. De plus, Franco fonde l’A.C.A., (Atelier de Construction Automobile) dans une ancienne usine désaffectée, toujours à Grandson. Dans un premier temps, l’activité principale de l’A.C.A. réside dans la réalisation de voitures de compétition car Franco Sbarro veut aller un pas plus loin en créant des voitures de rêves destinés à des clients fortunés.
Dans ce domaine, il va exceller et même se sublimer, avec tout d’abord un coupé : Dominique III (du prénom de la fiancé du commanditaire) issu de la Ford GT40, livrant 420 chevaux, transformant cette GT40 en une redoutable grand tourisme de route, caractérisée par un énorme aileron arrière. Et de poursuivre de plus belle avec des versions de machines de compétition routières, notamment des Lola T 70…, rien ne l’arrête.
Ensuite, il s’intéresse à la sécurité active et passive des voitures, avec le coupé SV1 « Safety Vehicle 1 » de 1971 commandé par un industriel allemand, ce coupé est entrainé par deux moteurs Wankel rotatifs jumelés, placés en position centrale arrière. La réalisation de ce coupé avec portes « papillon » et trois places (le passager arrière étant installé de travers), prouve que rien n’avait été oublié afin de protéger les occupants. Deux coffres avant et arrière font office de zones déformables, la carrosserie réalisée en polyester recouvre un châssis tubulaire avec trois arceaux de sécurité intégré…, rien que de bonnes idées qui, sans aucun doute, vont inspirer de nombreux constructeurs mais sans pour cela faire référence à cette SV1, sans doute en avance sur son époque.
Fort de toutes ses réalisations, Franco met littéralement le pied à l’étrier dans la création de voitures de rêves…, pour ses clients fortunés, rien n’est trop beau, trop exclusif…, il va même jusqu’à créer avec la bénédiction de l’usine BMW qui fournissait des moteurs, des répliques de BMW 328 (une bonne dizaine par an), il va également revisiter le roadster Mercedes 540 K de 1936 entraîné par un V8 moderne de la même marque ( il en fabriquera neuf exemplaires ) tout en faisant renaître pour un autre client allemand “bien dans ses papiers” une Bugatti Royale équipée de deux blocs Buick V8 de 3,5 l.
Véritable ode au luxe, cette très grande berline capable d’accueillir jusqu’à 7 occupants n’arborait cependant pas l’insigne Bugatti mais bien le lévrier Sbarro. Et de sublimer encore ses nombreuses réalisations avec le gros 4X4 Windhawk de 1980 à six roues, un véhicule basé sur le Mercedes/Puch G, commandé par le roi Khaled d’Arabie Saoudite, un 6X6 assez extravagant.
Deux ans auparavant, suite aux exigences d’un homme d’affaires saoudien, également patron de l’écurie TAG, Sbarro va s’atteler à créer un bureau mobile de 7,2 m de long, à six roues lui aussi sur base d’une Cadillac Eldorado, une berline entraînée par ses roues avant grâce à un bloc V8 de 8,2 l, excusez du peu.
Pas moins de 25 Cadillac ont été commandées en vue de produire 25 « Function cars » mais le projet tomba à l’eau, Sbarro racheta par la suite cet exemplaire unique qui n’était sans doute pas sa meilleure réalisation « Glamour ». Et de citer parmi ses autres réalisations le proto Helios de 1991 faisant appel à une technologie révolutionnaire « Dual Frame » sans oublier une innovation assez extraordinaire : la roue orbitale sans moyeu reprise par Michelin.
Mais à mes yeux et parmi les réalisations les plus emblématiques de Sbarro, j’ai un « faible » pour l’Issima Spider Alfa de 1996 avec ses portes en élytre.
Réalisé par la 4e promotion de l’Espace Sbarro, ce roadster est tellement abouti qu’on l’imagine prêt pour la production en grande série. Avec son châssis « dual frame » et ses deux moteurs en tandem Alfa V6 empruntés à la 164 mais entraînant les roues arrière, ce prototype plutôt compact et unique, était avant tout le fruit d’une étroite collaboration entre les studios de Design Alfa (dirigés à l’époque par Walter da Silva) et Franco. Cette Issima qui selon moi aurait dû s’appeler Serenissima, tellement elle était sublime, va donner un fameux coup de pouce pour la création des futurs spiders Alfa, notamment avec les jantes Arena dessinés par l’Espace Sbarro. Franco a dès lors tout prouvé…, pratiquement touché à tout ce qui roule…, il ne lui reste plus qu’à concrétiser un autre rêve, celui de devenir « maître d’école »…, non pas à travers une seule école mais bien trois ! Voulant transmettre son immense savoir et surtout ses connaissances accumulées au fil des ans, notre homme fonde tout d’abord aux débuts des années 90 à Grandson, là où il réside, l’Espace Sbarro tout en ouvrant par la suite, deux écoles, l’une au Maroc et l’autre à Pontarlier (déménagé depuis lors à Montbéliard) chargées de former en moins d’un an, de super techniciens de l’automobile, des sortes de designers capables de concevoir en peu de temps un prototype roulant de A à Z.
Sur le stand Sbarro à Genève en mars dernier, c’est donc assez ébahi que j’ai découvert la réalisation marquant le travail de fin d’études de la promotion 2016-2017 de l’école ESPERA (Ecole Sbarro Prototypage Etude Réalisation Automobile) de Montbéliard. A la fin de l’année 2016, les élèves ont reçu une sorte de « cahier de charges » précisant quel serait le thème du projet de fin d’études…, chacun a ainsi pu donner ses idées tout en dessinant à quoi devait ressembler ce « hot rod » tout en fournissant une maquette. Un comité a sélectionné les meilleures réalisations tout en se focalisant sur le meilleur projet, la machine était lancée, un véritable travail d’équipe mais également une belle course contre la montre.
Le nom de ce « proto » : Mojave, inspiré du fameux désert californien, un « hot rod » qui sent bon les années trente mais revisité en 2017…, sans nul doute, ce que l’on pourrait appeler un Street-Rod assez délirant qui ne s’embarrasse pas de reprendre des technologies inimaginables à l’époque, comme le moteur et la transmission ! Pas de V8 américain sous le capot mais bien un bloc anglais Jaguar V8 4 l de 294 chevaux, celui de la XK8, associé pour l’occasion à une « bonne vieille boite mécanique » BMW 5 vitesses. La boîte auto de la « Jag » ne rentrant pas dans cet espace assez confiné, il fallait donc faire avec les moyens du bord et surtout suivre le cahier des charges mentionnant que ce coupé deux places à portes antagonistes devait reprendre tous les codes de ces véhicules un peu fous et déjantés, caractéristiques de ces « voitures américaines » pas comme les autres… et d’admirer un capot très long, une garde au sol particulièrement réduite, de superbes jantes de 20 pouces non carrossées, accueillant des Michelin Pilot Super sport de 285/35 avant et 315/35 arrière.
Et si ça ne suffisait pas encore, l’habitacle se devait d’être reculé au max tout en accueillant des commandes tactiles alors que les occupants doivent se contenter d’un mini pare-brise qui ne favorise nullement la visibilité panoramique… mais technologie oblige, des feux LED et surtout une structure très légère : 1060 kg au total, incorporant une carrosserie faite de matériaux composites reposant sur un châssis tubulaire en acier. Avec un rapport poids/puissance de 3,6 kg/ch., nul doute que ça déménage.
Partageant la passion de tous ces jeunes réalisateurs en herbe hyper motivés qui n’arrêtaient pas de me vanter les mérites de cet enseignement assez unique au monde, j’ai donc voulu en savoir un peu plus, répondant à leur invitation lors d’une opération « portes ouvertes » sur le site de leur école à Montbéliard dans le Doubs.
Ici, on est à des années-lumière des ateliers de « façonnage de prototypes » des grands constructeurs, ça ressemble plutôt à un grand atelier de mécanique des années soixante, de l’artisanat pur et simple…, pas question d’ordinateurs équipés des derniers « software » en matière de design, ni de machines à commandes numériques…, pas de robot non plus, tous ces élèves encadrés par quatre moniteurs, notamment des anciens de l’école, vont devoir durant dix mois, apprendre à travailler en groupe mais surtout connaître sur le bout des doigts comment fonctionne une automobile et/ou une moto, par le biais de cours théoriques et pratiques donnés par les professeurs de l’université de technologie de Belfort-Montbéliard toute proche. Savoir démonter et remonter n’importe quel moteur, une boîte de vitesses manuelle ou automatique, réparer un différentiel, s’y retrouver dans la complexité d’un faisceau électrique qu’il faudra réassembler et retransformer au besoin sans oublier la nouvelle technologie hybride ainsi que la « motricité électrique », c’est le lot quotidien de ces élèves pouvant être admis avec au minimum un BAC… et surtout être hyper motivés, ils doivent notamment le prouver lors d’un entretien de recrutement mais aussi verser un minerval de 10.500 € !
Pas donné évidemment mais avec la certitude une fois le diplôme en poche de trouver un job bien rémunéré et passionnant ou de se tourner vers la customisation de motos comme c’était le futur de mon « guide » du jour, un élève bordelais qui me rappelait que les « jeunes » n’ont pas peur d’entreprendre, surtout avec un tel bagage technique.
Pour tous ces candidats « stylistes prototypistes », pas question d’avoir « deux mains gauches », il faut bien évidemment savoir dessiner, manier le bon vieux plâtre et concevoir « à l’ancienne » un prototype roulant de A à Z…, la soudure des différents matériaux n’a pas non plus de secrets pour eux ni l’art de travailler l’aluminium ainsi que les différents matériaux composites. Bref, ces « super techniciens designers « pourraient en remontrer à ceux de très grandes écoles d’ingénieurs et de design…, la preuve, ce prototype Mojave a été réalisé en 14 semaines seulement alors que chez les grands constructeurs, il faut au minimum compter sur deux ou trois ans avant qu’un projet ne se retrouve sur la route. Il y a donc là matière à réflexion tout en se posant des tas de questions sur l’efficacité de ces grandes équipes de designers et d’ingénieurs…
Ce que j’ai ressenti en visitant cette école et surtout en rencontrant ces élèves, c’est que rien ne remplace une petite équipe soudée, hyper motivée s’impliquant à fond dans un projet commun et qui n’a surtout pas peur de mouiller leur chemise. Juste avant la présentation à la presse ainsi qu’au public du salon de Genève, récompense ultime de leur savoir-faire à travers ce prototype Mojave, c’était un peu la course à l’école Espera Sbarro : durant 35 heures, ces élèves ont œuvré en mode « non-stop « afin que Mojave soit prêt à temps. Pari gagné haut la main, c’était à mon humble avis l’un des coups de cœur de l’expo helvétique. Franco Sbarro, du haut de ses 78 ans, semblait tout à fait rayonnant tout en cachant derrière ce sourire permanent une immense fierté, celle d’avoir été un maître d’école hors normes, celui qui sait transmettre aux futures générations tout son immense savoir.
Quoi de plus beau et de plus noble en effet.
Marcel PIROTTE