A la recherche de la Pierce Arrow 1931 électrique de Nikola Tesla…
– La voiture de Nikola Tesla, elle se trouve dans une petite casse…
– Quelle casse ?
– Cette casse, là…
Et il me donne une adresse…
– La casse automobile se trouve à l’extrême sud du nord, très légèrement vers l’ouest.
– Si n’y avait la voiture de Nikola Tesla, son intérêt principal serait de n’en avoir aucun.
– C’est une petite casse déserte assez typique de ce coin-là, dont l’insipidité souffre en plus du voisinage immédiat avec des étendues désertiques au milieu de nulle-part…
– Il n’y a strictement rien à y voir sauf cette voiture !
– C’est la raison principale pour laquelle il te faut justement tenter d’y voir quelque chose.
Un tel endroit se doit d’être visité avant tout le dimanche, car il s’y passe évidemment bien moins de choses que les autres jours, mais comme j’aime la difficulté, j’y suis venu un mercredi.
A peine descendu sur les lieux, je me retrouve sur une petite place près de la gare de chemin de fer.
C’est mercredi, le lendemain de la veille.
En face de la gare, se trouve une petite place, qui est comme l’esquisse d’un square : trois bancs, deux buissons, quatre arbres, un massif, une poubelle et un parterre de pavés à peine recouverts de bitumes.
L’endroit respire le silence…, pour la paix, je ne sais pas encore…
Il me semble que si je m’assieds sur un de ces bancs, chaque bruit se taira et le temps s’immobilisera.
Les deux arbres dans le massif ont poussé de travers, chacun dans un sens différent… et en les voyant ainsi dessiner une lettre V végétale, on croirait presque qu’ils ont voulu immobiliser à jamais les mouvements d’un métronome.
Le ton est donné, les faux-semblants sont rois.
C’est ce que je vais constater en descendant la rue principale qui mène vers le centre-ville.
Je passe devant un étrange salon de thé, recroquevillé dans un pavillon ceint de hauts murs de pierre qui empêchent qu’on le voit depuis la rue.
Les propriétaires se sont donc résolus à apposer au-dessus du mur principal un assez grand panneau de bois, indiquant dans des caractères pseudo-chinois l’existence d’un débit de boissons occulte.
La proximité de la couleur des caractères et des dessins avec celles des pierres qui composent le mur forme une mosaïque qui n’a rien de chinoise.
En descendant la rue, je croise de nombreux bancs, posés là assez mystérieusement, dans le sens où il n’y a rien de tellement intéressant à voir depuis cette place-là, sinon la chaussée et les façades d’en face.
Y’a-t-il vraiment des gens qui s’y assoient ?
Viennent-ils respirer le bon air des pots d’échappement ?
Il faut dire que jusqu’à maintenant, je n’ai pas vu passer une seule voiture.
La route bitumée n’a peut-être ici qu’un rôle purement décoratif, comme une rivière qui coule, au bord de laquelle on prendrait le frais certains matins de printemps…
Toujours est-il que s’il n’est pas certain qu’on vienne y respirer le bon air, je peux néanmoins assurer qu’on vient s’y encrasser les poumons.
Sur l’un des bancs, deux paquets de cigarettes trônent comme des spectateurs, deux paquets vides, béants, de marques différentes, qui donnent l’impression que leurs propriétaires viennent juste de partir.
C ‘est désert, mais les objets y témoignent pour les gens.
Tout est clos, fermé, mais on sent qu’il n’y a pas si longtemps que la présence humaine s’est retirée.
Même la façade d’une maison aux stores obstinément baissés laisse perler une intervention humaine incompréhensible, un journal local plié en quatre et glissé dans l’interstice d’un store, esquissant sa une la plus pragmatique, dont rien ne laisse soupçonner qu’il y a une raison exacte à la présence insolite de cette feuille de chou.
Ici, on abandonne les objets avec style, un peu comme font les jeunes en abandonnant leurs canettes de soda vides derrière l’essuie-glaces des voitures garées, en jubilant à la tête que fera le propriétaire en voyant ce très étrange cadeau.
Je n’en déduis pas non plus que c’est un endroit sale où on abandonne un peu partout les détritus.
C’est l’un des terrains d’action de la société Chien-chien, à qui l’on doit le sac ramasse-crottes réversible, chef d’œuvre de technologie coprophile, dont l’utilisation exacte est soigneusement expliquée par le distributeur planté sur ce trottoir.
Indéniablement, tout a été prévu, sauf que l’on pourrait implanter ce magnifique distributeur sur un trottoir où ne se trouve ni corbeilles, ni poubelles.
Aussi, ai-je une pensée émue pour les promeneurs de chiens anonymes et scrupuleux qui ont pu s’égarer en ce lieu hygiénique et responsable !
A la fin du boulevard de la Gare, j’aperçois un pavillon austère, bordée d’une haie desséchée et fort géométriquement taillée.
Cette peu engageante bâtisse est en fait un mouroir façon Bouygues qui a déjà tout du mausolée pour pauvres.
Qu’est-ce au juste ?
Une maison de retraite ?
Les fenêtres opaques empêchent de trancher.
L’endroit semble presque abandonné depuis des lustres.
Même en contournant la maison, il n’y a rien qui laisse présager qu’il y a de la vie à l’intérieur.
Tout cela fait en tout cas un peu froid dans le dos…
Et pourtant, à peine dépasse-t-on cette maison que le paysage devient un peu plus verdoyant.
Une sorte de grande maison blanche se dresse à l’orée d’un petit chemin forestier qui s’enfonce comme si de rien n’était entre des propriétés déjà plus cossues que les simples pavillons de banlieue.
Deux des murs perpendiculaires de cette grande maison ont vu la blancheur de son crépis inspirer une bonne génération de pseudos-typographes accrocs à la bombe de peinture, qui y ont exercé un peu de leur art, dans un but décoratif d’un goût douteux et qui n’a hélas pas détourné cet endroit de sa destinée fatale, c’est-à-dire celles de toilettes publiques.
L’odeur qui se dégage de ce lieu et qui augmente au fur et à mesure que je m’en approche, ne saurait hélas tromper sur l’usage le plus répandu que l’on fait de cette exposition à ciel ouvert.
Comble de l’ironie : le tag “Respecte les anciens” , qui ne fait sans doute pas allusion à la Maison des Anciens située à peine quelques mètres plus haut, est stratégiquement placé au centre même de la cible du pisseur moyen.
Ainsi, il faut reconnaître que probablement, à ce jour, aucune incitation au respect n’a été aussi copieusement arrosée que celle-ci, par nombre de passants pour qui le respect, des anciens ou non, ne saurait prévaloir à l’urgence irrépressible d’une vessie pleine.
Lassé de ces effluves aussi urbaines que l’art graphique qu’elle célèbre involontairement, je m’enfonce quelque peu dans la coulée verte.
C’est d’abord le tronc d’un énorme platane qui m’interpelle, car atteint sans doute d’une maladie rare, il présente de surprenantes boursouflures, qui évoquent des bourrelets de chair, ou peut-être aussi les courbes chaotiques et solidifiées de la cire fondue d’une bougie, impression renforcée par les grosses racines disparates qui forment sa base et qui participent de cette impression d’une écorce qui dégouline lentement vers le sol, avec l’opiniâtreté séculaire d’un glacier.
On peut y voir aussi le poignet disgracieux de la main d’une créature géante et démoniaque qui enfoncerait ses doigts tordus et reptiliens dans le sol meuble, à la recherche de quelques trésor enterré.
Plus loin, c’est un imposant buisson de plantes cotonneuses, qui pointe ses bulbes emplumés au dessus d’un entrelacement confus de branchages secs et rosâtres.
Je regrette que la lumière ne soit pas plus dorée par le soleil, mais le blanc du ciel donne presque la sensation d’enfanter ces boules de cotons, parsemées de pistils marrons comme des museaux de chats, achevant de donner un petit air de minuscules peluches à ces mèches blanches saupoudrées comme un rêve.
Au sortir de cette coulée verte, je passe devant un petit ruisseau engoncé très à l’étroit dans une architecture de canal, qui se donne bien du mal à l’empêcher de glisser vers là où, de toutes manières, il n’avait jamais songer à aller.
Ce petit filet d’eau, survivant d’une époque où la nature se laissait aller à ses caprices sans voir ses élans contrariés par la géométrie monomaniaque des promoteurs, a quelque chose de poignant, dans ce confinement entre des parois de pierre à la rectitude odieuse.
Bien que passant en dessous de la rue, on a crû bon de poser une barrière métallique sur le trottoir, avec un motif en X, dans cette même logique répressive.
Un ingénieur des ponts-et-chaussées vous dirait sans doute que l’on a érigé cette barrière pour empêcher les piétons de tomber dans l’eau, mais moi, je sais bien que le but réel de cette barrière, c’est d’empêcher le ruisseau de s’échapper et d’aller là où bon lui semble.
Et pourtant, je suis sûr que c’est un ruisseau humble, qui ne demande rien d’autre à la vie que de s’écouler entre deux talus, à la recherche d’une sortie vers la mer, mais sans être pressé non plus…
C’est si joli de se promener dans la campagne quand on est un ruisseau.
On glisse lentement sur des galets, et on profite du paysage…
Les ruisseaux sont honnêtes, soit, mais qu’en est-il des maisons ?
Souffrent-elles de l’exode rural ?
Après tout, il y a peut-être des maisons que l’on érige dans cette banlieue lointaine et qui réalisent tardivement qu’elles s’ennuient dans ce trou perdu.
Qu’en sait-on ?
Imaginons donc une petite maison qui a rêvé de vivre dans un vrai pâté de maisons, entourée de ses pareilles, proche de la grande ville, abritant des gens ayant une vie intense et recevant souvent des amis, organisant des grandes fêtes avec de la musique.
La petite maison réalise soudain qu’elle a été bâtie dans une ville morne de grande banlieue, le long d’une route où passent peu de voitures.
Ses propriétaires sont un couple de parvenus, ivres de travail, officiant sur Paris mais voulant se reposer le week-end dans un endroit tranquille et isolé.
Ils travaillent tous les deux, partent très tôt le matin et rentrent tard le soir.
Le soir, ils ne parlent que de leurs problèmes de bureaux.
La nuit, ils s’étreignent peu, pas envie, pas le temps.
De ce fait, ils n’ont même pas d’enfants.
Et pourtant, ça l’aurait égayée, la petite maison, d’avoir des enfants qui courent dans ses couloirs et qui lui barbouillent les murs.
Au lieu de cela, en journée, il y a juste un chien imbécile, toléré pour son aptitude fort théorique à éloigner les cambrioleurs.
Il passe tout son temps devant le portail, à aboyer comme un fou à tous les gens qui passent devant la maison.
Vous parlez d’un compagnon de jeu…
Et puis c’est vrai qu’être une petite maison, ça n’offre pas beaucoup de distractions.
On peut regarder ce qui se passe à l’extérieur, on peut aussi écouter vivre les gens que l’on abrite en son sein.
C’est à peu près tout ce que peut faire une maison.
Mais quand il n’y a rien à voir, ni d’un côté ni de l’autre, alors forcément, déjà qu’elle mène une existence très statique, la petite maison s’ennuie ferme.
Alors, un jour, elle en a marre.
Elle envoie tout valser, elle s’arrache de ses fondations et s’en va voir si la vie est plus intéressante sous d’autres cieux…
Vous ne me croyez pas ?
Pourtant, je suis passé devant une maison qui était partie.
En même temps, il faut la comprendre.
Avoir sans cesse comme paysage ce porche à la chinoise, pauvrement réalisé avec des briques empilées, c’est tout de même une insulte au bon goût !
Plus je me rapproche du centre-ville, plus l’endroit se révèle étrange.
Une petite place un peu plus moderne, rassemblant quelques commerces (fermés, bien sûr) et une banque, a l’air déjà plus ordinaire, si toutefois on n’y regarde pas à deux fois.
Devant la banque et jouxtant une cabine téléphonique, je vois cependant un abribus fort inattendu, dans le plus pur style maison de berger des Pyrénées, avec même la vigne vierge qui court sur le toit et les murs.
Un abribus tellement rustique qu’il semble avoir été bâti là avant même que l’on invente le bus.
Plus insolite encore, et difficile à dénicher, derrière cet abribus je découvre un massif de plantes, que l’on a installé au sein de petits murets de pierre, dans un but qu’on jugerait au premier abord purement décoratif ;
Mais en fait, une dalle de pierre appuyée verticalement, comme la stèle d’un tombeau, révèle, grâce à une gravure à peine lisible tant elle est patinée par le temps, que ce petit massif de 50 cm de long sur 70 cm de large n’est autre que le monument aux morts consacré aux victimes de la guerre.
Sans doute ne devaient-elles pas être très nombreuses.
Peut-être même que chaque pousse verte symbolise un sacrifié.
En tout cas, le mémorial est clairement à l’abandon…
Beaucoup de choses sont à l’abandon ici.
En témoigne cette borne d’incendie dont la coque s’est scindée en deux parties qui sont toutes deux tombées à terre, de part et d’autre, avec un indéniable sens de la symétrie.
L’agencement de ces éléments donne l’impression que le fait vient de se produire, qu’il s’en est fallu de peu.
Et puis, en m’approchant, je constate que ces deux moitiés de coques sont emplies d’eau de pluie… et au fond de cette eau, je peux apercevoir un fond vaseux de feuilles mortes en décomposition, tout cela attestant que cela fait un bon moment que la borne est dans cet état-là.
D’ailleurs, s’il subsistait encore un doute, il est définitivement écarté en jetant un œil sur le volant métallique qui surplombe la borne, recouvert d’une rouille prononcée qui ne doit à rien à son usage ordinaire.
Depuis combien de moi, d’années, ce papillon de ferraille cueille-t-il la pluie de ses ailes inutiles ?
Malgré le bitume impeccable de la route, malgré les trottoirs de goudron pourpre et les antennes de télévision triomphantes, quelque chose de rural persiste à hanter le petit boulevard… et quelques efforts d’imagination suffisent pour imaginer les maisons de pierre, les fermes avec cour, les pavés disjoints et les carrioles à chevaux qui régnaient, il y a peut-être encore un siècle, sur cette petite bourgade.
L’embryon de rond-point qui se trouve au bout de la rue, porte en son centre un petit massif carré entourant une fontaine antédiluvienne, accolée à une sorte de roue métallique que je prends au prime abord pour un système de puisage.
Mais l’objet repose sur des pavés qui ne semblent pas recouvrir de puits.
En remontant sur la droite, j’arrive non loin d’une maison à la très belle façade, où la vigne vierge dessine d’harmonieuses nervures.
Là aussi, je découvre une autre roue métallique servant cette fois-ci, sans ambigüité, d’objet de décoration.
D’ailleurs, en y regardant de plus près, la roue n’est pas seulement décorative, elle a été reconvertie en présentoir de pots de fleurs, ce qui ne nuit en rien à son esthétisme.
D’autant plus que les pots de fleurs eux-mêmes ont été peints par leur propriétaire, apparemment artiste en herbe.
Un ou une artiste qui ne craint pas à la besogne, puisque en contournant la maison, je m’aperçois que toutes les fenêtres sont décorées de dessins et de petits collages.
L’un d’eux, formant un arbre de plastique coloré aux feuilles éclatées, attire mon regard.
Cela fait partie des instants magiques que peut susciter ce genre d’errances improvisées comme je les affectionne.
Ceci dit, le surréalisme est de mise.
Il n’est pas toujours besoin d’en appeler à l’imagination créative d’un résident, ni de jouer avec les reflets des fenêtres.
Je me souviens d’un jour, il y a très longtemps, où j’avais été mis en présence d’un flic, qui m’entretint longuement, et sans se soucier du caractère peu passionnant de sa logorrhée, du seul sujet qui l’intéressait réellement : sa profession.
Avec l’assurance d’un professeur d’université, il m’avait exposé pendant une bonne demi-heure les diverses réflexions profondes et autres considérations philosophiques que lui avait inspiré jusque là sa corporation.
On sentait condensé en ce discours compact qui n’autorisait aucune répartie de l’auditeur le fruit peu digeste de nombre d’années de cogitations douloureuses, servant l’objectif absolu de donner un sens profond à une vie qui en était totalement dépourvue.
Rien de plus déprimant que ces gens ayant choisi un métier de merde et tentant de se convaincre, à travers la complaisance polie de leur entourage, qu’ils ne pouvaient rêver à une plus magnifique destinée.
D’habitude, je m’arrange pour émettre un commentaire incongru ou vexant qui stoppe net la confession de ces tristes sires et me fait passer à leurs yeux pour le dernier des cuistres, ce qui m’augure la plus absolue des tranquillités…
Mais ce jour-là, soit que je m’ennuyais ferme, soit que le bonhomme fut d’une résistance impeccable, je subis son laïus jusqu’au bout, dont ma mémoire n’a gardé que l’idée fixe qu’avait le bonhomme de désolidariser la profession de gendarme de celle de policier, avec cette hargne suffisante de ceux qui, se prenant pour des serviettes, ne tiennent point à être assimilés aux torchons.
Rien ne semblait plus choquer ce flic que d’être pris pour un gardien de parking, corpuscule odieux, définitivement inférieur, de filiation douteuse, à qui le prestige même de l’uniforme aurait dû être refusé.
Cet ostracisme grossier m’avait particulièrement amusé chez un individu qui, par ailleurs, m’affirmait que le rôle premier du flic est de veiller à l’harmonie de chaque individu.
Je m’éloigne donc, pour me diriger vers un autre lieu de grandeur intellectuelle, le bordel local, ouvert l’après-midi.
Dans les bleds paumés, les branleurs sont très actifs.
Toutefois, à cause de la crise, ce bordel, censé être ouverts à chacun, a été contraint de mettre le verrou, en dehors de ses heures d’ouvertures…
D’où ma surprise de voir la porte grande ouverte, avec la silhouette d’une femme se découpant dans la demi-obscurité.
Je note aussi la présence quelque peu incongrue des deux rampes métalliques noires, cernant les deux pauvres marches peu élevées du perron, et témoignant, de par leur caractère apparemment superflu, de la nature profondément grabataire des clients.
La femme est en fait la gardienne du temple.
Je la croise en entrant… et elle me décoche un sourire crispé dénué de la moindre once de sincérité.
Elle était en train de parler à une amie qui se préparait à s’en aller.
Dès que j’entre, elle s’excuse auprès de son amie et me suit soupçonneuse, regagnant une sorte de bureau presque intégralement recouvert des photos de ses pensionnaires qu’elle s’est aménagé sur la droite.
Je fais un tour rapide…
Il n’y a guère qu’un livre de photos pornographiques, visiblement assez ancien, trônant sur un pupitre de bois qui ne l’est pas moins, qui attire irrésistiblement mon attention.
En revenant vers l’entrée, je m’aperçois qu’à côté de la table où se tient la maîtresse des lieux, se tient ce qui m’apparaît de loin comme un fauteuil de dentiste.
En m’en approchant, je réalise qu’il s’agit en fait d’un fauteuil gynécologique modifié…
La maîtresse des lieux est assez répugnante, comme le sont souvent les bénévoles des paroisses.
Elle doit avoir environ 75 ans, et ressemble à un Claude Chabrol qu’on aurait travesti grossièrement en femme.
Elle me regarde de ces yeux fiévreux et illuminés qu’ont souvent ces gens-là et qui donnent tant l’impression qu’ils regardent un point invisible situé derrière soi.
– Excusez-moi…, je demande.
Elle ne me répond pas, mais se lève brusquement de sa chaise et se dirige vers la sortie, avec un empressement inattendu, ce qui donne à sa silhouette obèse un balancement étrange qui n’est pas sans rappeler la démarche d’un pingouin.
– Excusez-moi…, répète-je, persuadé qu’elle a mal compris ma question, ou tout du moins ne l’a pas entendue.µ
Mais en fait, la vieille dame s’arrête face à un paroi où sont rassemblés une pléiade d’interrupteurs et de compteurs électriques aussi antiques que crasseux.
Elle actionne l’un d’eux, et me jette un regard introspectif.
Elle l’actionne encore trois fois, puis laisse tomber :
– Ah ben non, ça marche pas !
– Quoi donc ?, je demande sans comprendre.
La vieille dame revient vers moi d’un trot plus pondéré, tout en me parlant avec essoufflement.
– Les lumières !
Elle se met à genoux et passe sous la table, lançant son bras vers un amas de fils noirs grouillants, ramassés en une énorme pelote caoutchouteuse.
– Mais c’est pas la peine, je vous dis, ça ira très bien comme ça, je vous assure, retentai-je à nouveau.
Peine perdue, la vieille tient à son martyre.
Genoux au sol, elle lance sa main au hasard des branchements, renforçant telle ou telle prise, au risque de se prendre une décharge mortelle.
Je n’ose pas lui dire que je me souviens très nettement qu’elle a laissé l’interrupteur en position off et qu’il y a donc fort peu de chances que ses manipulations aléatoires débouchent sur un miracle électrique.
Et puis je me dis : si elle s’électrocute, ça fera une chouette photo à faire !
Le corps de la vieille dans le fauteuil gynécologique, avec la langue pendante et les yeux exorbités !
Ca, ça serait du reportage-photo !
Lasse de ses tentatives, elle se lève en me disant d’un air désolé :
– Ah non, il y a pas moyen !
– C’est pas grave, je vous dis…
La vieille me lance un regard humide de reconnaissance.
A présent qu’elle s’est soumise face au mystère de la lumière qui ne marche pas, elle retrouve brutalement son ouïe et veut bien de mon absolution.
La gardienne se rend soudainement compte qu’elle tient là l’opportunité peu courante de jouer les guides de musées.
Aussi se lance-t-elle dans un long monologue que j’écoute le plus stoïquement du monde.
– C’est un de nos clients qui a réalisé cela. Il y a passé quinze années de sa vie. Il faisait ça le soir, après son travail, un peu tous les jours. Et puis à peine a-t-il terminé qu’il est tombé gravement malade. Il est décédé il y a trois ans. Par testament, il nous a légué le fauteuil, et j’ai décidé de l’exposer. Il a beaucoup de succès. Il y a des gens qui viennent des communes avoisinantes pour lr voir. Vous avez vu comme c’est bien fait ? Chaque détail est finement exécuté. Tenez, vous voyez, il a même fait les attaches pour les chaines…
J’opine du chef, dans le plus pur style pas contrariant.
Sur le dessus, un petit carton plastifié résume en une phrase ce que la vieille dame vient de me dire en onze phrases.
La reproduction d’un photomaton de l’artiste voisine avec sa courte notice biographique.
Je regarde plus près.
Il n’avait pas une tête à faire des maquettes.
Plutôt une bonne bouille d’aubergiste gitan ou de camionneur latino.
Sur la photo, sans doute ne sachant pas précisément à quel moment le flash du photomaton allait se déclencher, il jette à l’objectif un regard hésitant et perdu.
De ce fait, trônant ainsi de manière posthume sur le haut de son œuvre, le portrait de Gérard semble prendre à témoin le visiteur et lui poser ces angoissantes questions : “Qu’est-ce que je fous là ? Qu’est-ce qui m’a pris de fabriquer un machin pareil ?”….
Ce en quoi j’ai envie de lui répondre : “Balise pas, Gégé ! Fais-toi donc à l’idée que t’en as au moins pour un demi-siècle à jouer le phénomène de foire pour un public de plus en plus restreint de branleurs-branlés. Ca valait bien de sacrifier les quinze dernières années de ta vie”…
La vieille arrive néanmoins assez vite à court d’anecdotes.
A la gauche de la maquette, je remarque un gigantesque appareil de poulie en bois, qui semble vieux et usé.
– Ca, c’était l’ancien système pour faire jouir les difficiles. Aujourd’hui, on a un système électrique, qui a été fait par un voisin, il se nommait Nikola…, alors on a plus besoin, mais ça faisait de la peine de le jeter, et on savait pas où le mettre, alors on l’a mis ici en exposition.
A quoi ça tient, tout de même, la vocation…
Cette poulie d’un autre âge, au pied de laquelle traîne une sorte de levier métallique rongé par la rouille, a quelque chose de fascinant et évoque un âge révolu et poétiquement désuet de l’histoire de la mécanique sexuelle.
La vieille dame me regarde avec des yeux humides de reconnaissance.
De par ma simple présence, nul doute que j’ai été le grand évènement de sa journée.
Mais son regard ambiance me donne vaguement la nausée…
– En dehors de sa machine électrifiante, il n’a rien laissé dans les environs, ce Nikola…, que je demande avec un air volontairement stupide…
– Oui, sa voiture, une vieille des années trente, elle traine près de la gare…
– Près de la gare ?
– Oui, elle y était déjà quand je suis née !
– Waouwwwwww !
Je prends congé de manière un peu expéditive, avant de lui laisser le temps de trouver autre chose à me montrer.
Il me semble sortir d’une tombe et respirer enfin de l’air pur dès que je mets un pied en dehors.
Le ciel est toujours nuageux et monotone, mais il fait une température étonnamment douce.
Et pourtant, pourtant, non loin du bordel, aux pieds d’un arbre et d’un réverbère, une étrange neige luminescente se répand sur le sol…
Il s’agit en fait d’un résidu de glace, abandonné par un poissonnier, présent sur le marché, qui avait plié bagage en fin de mâtinée.
Pour une raison étrange, en dépit de la température clémente, cette glace n’était pas encore totalement fondue à la moitié de l’après-midi.
Un peu à droite encore, se trouve l’hôtel de ville, un bâtiment assez massif et austère, typique d’une architecture de la fin du XIXème siècle.
Précédée d’un petit jardinet, la mairie disparaît volontiers au regard derrière l’étonnant monument aux morts, très stylé également, qui met sur un piédestal la silhouette d’un poilu, sobre, digne, et très bellement réalisée.
Mais, détail étrange, le métal dans lequel elle a été fondue se corrode d’une manière plutôt étrange, conférant à l’auguste guerrier une couleur orange sombre fluo assez surréaliste.
A noter que c’est la seule commune que j’ai visité qui, à côté de son monument aux morts, a consacré un autre monument, plus modeste certes, aux veuves et aux orphelins de guerre.
Tout cela a tout de suite l’air plus funéraire.
Un peu plus bas, la Grande Rue est animée par une épicerie arabe et un restaurant kebab, ce dernier étrangement engoncé avec sa façade au néon dans une ancienne cours de ferme du XIXème siècle.
Sur la place du marché, seul un magasin d’antiquité est ouvert.
Et j’ai la surprise de découvrir, juste sur un des côtés du bordel, d’odieuses pissotières protégées par des parois métalliques peintes en vert, et recouvertes de tags.
Les urinoirs eux-mêmes sont noirs, mais il ne semble pas que la peinture y soit pour quelque chose.
Autres temps, autres mœurs, ici, le concubinage entre l’absolution sexuelle et le soulagement de la vessie ne semble pas avoir posé de problèmes majeurs.
Une canette de bière, trônant à terre, témoigne même de l’usage encore actuel de ces pissotières, dont l’odeur atroce qui s’en dégage pourrait pourtant décourager plus d’un pisseur.
Revenu ensuite aux abords de la gare, je découvre enfin la casse automobile que je cherchais et que je n’avais curieusement pas remarqué à mon arrivée…
L’endroit où elle est située, à coté d’une maison vétuste qui se trouve en dessous d’un lampadaire à deux lampes, très artificiellement greffé sur des fenêtres murées.
A coté de la porte je découvre une petite niche, destinée à recevoir des bouteilles de gaz, au temps où le chauffage au gaz était encore d’actualité.
Et le plus drôle, est qu’il y a bien des bouteilles de gaz dans cette niche, comme si la maison était encore rétive au chauffage électrique.
C’est sur ce symbole de deux mondes en opposition, l’un agonisant, l’autre anémique, que je pénètre dans la casse…, un terrain vague…, un vague terrain…
Tout est désert, au centre, une épave de Pierce Arrow…
Cette épave arrivera-t-elle à combler le vide absolu qui a suivi la disparition de Nikola Tesla ?
Je suis quelque part, au début du XXIème siècle, au croisement des époques, en équilibre au-dessus des incertitudes…
Au cours de l’été de 1931, Nikola Tesla fit des essais sur route d’une berline haut de gamme propulsée par un moteur électrique à courant alternatif, tournant à 1.800 t/m, alimenté par un récepteur de l’énergie puisée dans l’éther partout présent.
Pendant une semaine de l’hiver 1931, la ville de Buffalo, au nord de l’état de New York, USA, fut témoin d’un événement extraordinaire.
La récession économique, qui avait ralenti les affaires et l’industrie, n’avait cependant pas diminué l’activité grouillante de la ville.
Un jour, parmi les milliers de véhicules qui sillonnaient les rues, une voiture de luxe s’arrêta le long du trottoir devant les feux à un carrefour.
Un piéton observa cette toute nouvelle berline dont les coupelles de phares, d’un style typique de la marque, se fondaient joliment dans les garde-boue avant.
L’observateur s’étonna de ce que, par cette fraîche matinée, aucune vapeur ne semblait jaillir du pot d’échappement ; il s’approcha du conducteur et, par la fenêtre ouverte, lui en fit la remarque.
Ce dernier salua le compliment et donna comme explication que la voiture ne “possédait pas de moteur”.
En 1931, une Pierce Arrow roulait-elle avec un moteur électrique de Tesla ?
On dit, dans des milieux bien informés que Tesla, pourtant à la retraite a construit une voiture propulsée par l’énergie du champ de gravité et dont les brevets ont été refusés par le Bureau des Brevets.
La dépression économique était profonde.
Tesla, alors âgé de soixante-dix ans, emmena son neveu à Buffalo, pour dévoiler et essayer une nouvelle automobile construite sur ses finances personnelles.
Tesla avait des moyens, qui, bien que n’étant pas ceux promis à l’origine par ses contrats avec Westinghouse, lui avaient permis cette réalisation.
C’était une Pierce Arrow, une voiture luxueuse de cette époque qui avait été mise à l’abri dans une ferme, pas loin des chutes du Niagara.
On en avait enlevé le moteur sans toucher à l’embrayage, ni à la boîte de vitesses ni à la transmission aux roues arrière.
Le moteur à essence avait été remplacé par un moteur électrique totalement fermé, cylindrique, d’environ 1 mètre de long et 65 cm de diamètre, muni d’un ventilateur de refroidissement à l’avant.
A ce qu’on dit, il n’y avait pas de distributeur.
Tesla ne voulait pas dire qui avait fabriqué ce moteur, mais il s’agissait probablement d’un département de chez Westinghouse.
Le récepteur d’énergie (convertisseur d’énergie gravitationnel) avait été fabriqué par Tesla lui-même.
Le boîtier du convertisseur mesurait environ 60 x 25 x 15 cm et était installé devant le tableau de bord.
Le convertisseur contenait, entre autres, 12 tubes à vide dont 3 de type 70-L-7.
Une lourde antenne, d’environ 1,8 m de long en sortait.
Il semble que sa fonction était identique à celle du convertisseur de Moray.
En outre, deux grosses tiges sortaient d’environ 10 cm du boîtier du convertisseur.
Tesla les poussait en disant : “Maintenant, nous disposons de l’énergie”…
Le moteur tournait au maximum à 1800 tours par minute et avait besoin d’un ventilateur pour être refroidi. Tesla ajoutait que le convertisseur était suffisamment puissant pour éclairer aussi, en plus, toute une maison.
Les essais ont duré une semaine.
Les 130 km à l’heure ont été atteints sans peine, les données des performances étant comparables à celles des automobiles à essence.
Quelques mois après ces essais… et en raison de la crise économique, Pierce Arrow, arrêta sa production. Il est très probable que la connexion entre moteur électrique et transmission avait été réalisée dans cette compagnie.Studebaker, dans le South Bend a racheté le matériel de Pierce Arrow.
Moins de 30 ans après, cette société disparaissait pour former avec Nash la firme “American”.
Plus tard, certains des fans de Pierce Arrow essayèrent, mais sans succès, de faire revivre cette compagnie dont le nom figure aujourd’hui dans un mausolée en compagnie des Horch, Maybach, Hispano-Suiza, Bugatti et Isotta-Fraschini.
Tesla savait bien que tout ceci était en contradiction avec les concepts techniques de son époque.
C’est pourquoi il évitait les discussions avec les ingénieurs, les théoriciens, ou les compagnies, à de rares exceptions près.
Cette voiture avait bien évidemment été construite seulement pour le plaisir, mais elle annonçait celles du futur, économiques et non polluantes.
Top secret…
Quelques mois après la mort de Nikola Tesla, en 1943, la Cour suprême américaine frappa de nullité le brevet de la radio de Marconi, reconnaissant un peu tard l’antériorité des travaux de Tesla, Oliver Lodge et John Stone.
Ne s’étant jamais marié, Nikola Tesla n’avait pas d’héritiers directs et ne laissa pas de dispositions testamentaires.
Ainsi, le FBI saisit l’ensemble de ses papiers et les fit transporter à Washington où ils furent mis sous scellés et classifiés Top Secret.
Jusqu’au bout, ce visionnaire aura défendu ses inventions et ses théories envers et contre tous…
Le mystère et la solitude qui avaient entouré son existence semblaient également vouloir l’accompagner par-delà le trépas.
68 ans plus tard, le voile n’est toujours pas levé…
Ses funérailles se déroulèrent le 12 janvier 1943 à la cathédrale de New York Saint-Jean-le-Divin au nord de Central Park, église qui se voulait la plus vaste du monde mais ne fut jamais achevée…