Alice Cooper 1966 Citroën ID19 V8 5700cc 410cv…
Pour sortir de la station de métro, Jeff Meyer avait dû se frayer un chemin au travers des touristes coréens agglutinés devant le petit manège à l’angle de la place Blanche… et les membres des comités d’entreprises de province qui attendaient impatiemment l’ouverture du Moulin Rouge, pour rêver du spectacle des go-go danseuses venues des pays de l’Est durant les dîners-spectacles à 150 euros par tête de pipe.
Décidément, il n’y avait guère que les touristes asiatiques et les cadres commerciaux de la zone industrielle de Sarreguemines pour croire que Pigalle était encore le synonyme de l’érotisme à la française…, mais qu’importe, il n’était pas là pour juger du mauvais goût touristique ambiant, mais dans un but bien précis : acheter une Citroën DS ou ID19…
Au bout d’une demi-douzaine de minutes, il avisa soudain le lieu du rendez-vous : un antique bistrot qui devait déjà être cacochyme au temps de l’arrière-grand-père d’Aristide Bruant…, après avoir parcouru quelques mètres du boulevard de Clichy, Jeff Meyer tourna sur sa droite, rue Lepic, une petite voie pavée qui montait jusqu’à Montmartre…, rude montée, d’ailleurs, qui lui fit un instant regretter de trop manger chez Mc-Do…
Sans plus de cérémonie, il entra, faisant tinter la petite cloche située en haut de la porte, ce qui eut pour effet de faire tendre l’oreille au vieux doberman qui paressait dans sa panière en osier qui avait manifestement connu des jours meilleurs…, le patron, un gros chauve suant à l’air mauvais, était en train de nettoyer ses carafes Casanis qu’un ancien représentant de commerce avait du lui offrir en guise de cadeau publicitaire il y a bien longtemps déjà.
L’œil torve et soupçonneux, le taulier ne daigna même pas répondre au salut de celui qui venait d’entrer, se contentant de maugréer un vague “couché, Barak !”, à son doberman qui se rendormit aussitôt…, qu’importe, ce n’était pas avec ce mufle que Jeff Meyer avait rendez-vous, avec le type assis au fond, engoncé dans son costume trois-pièces à rayures, affaissé sur une banquette crevée dont la couleur rouge s’estompait, contemplant d’un air absent les volutes bleutées de sa gauloise brune qui fumait dans l’antique cendrier Pastis 51 posé sur une petite table en formica.
En trois pas, Jeff Meyer, fut sur lui et lui tendit la main d’une façon franche et directe, à la manière d’un Témoin de Jéhovah à qui un malheureux aurait ouvert sa porte.
– Monsieur Dédé-le-surineur, je suppose ? Enchanté ! Nous avions rendez-vous, me semble-t-il.
L’autre releva légèrement son borsalino pour contempler l’apparition et grimaça, ce qui eut pour effet de tordre légèrement sa bouche dans une moue peu amène… et il enchaîna, d’une voix traînante et nasillarde :
– On lui veut quoi, à Dédé-le-surineur ? P’têt ben qu’il y est pour personne, le Dédé, hein ?
– Ah… Hem… Mais si… vous avez sûrement reçu mon télégramme de l’autre jour. Je cherche une Citroën…, une DS ou une ID19. Nous avions convenu de ce rendez-vous.
L’autre ne répondit pas tout de suite, se contentant de se curer une canine du bout de son ongle jauni avant d’en extraire un morceau de salade… et se tourna alors vers le patron du bistrot.
– Ho, Riton, y’aurait moyen que tu fermes c’te lourde ? Ça donne sur le dehors et j’aimerais pas trop que les Portugaises d’la maison Poulaga viennent traîner dans l’secteur, si c’est pas trop te d’mander.
Maugréant toujours…, le gras et suant taulier alla fermer la porte…, le pégrillot, pour sa part, se retourna vers son interlocuteur.
– Tu jactes trop fort, le zigue ! Faut qu’t’apprennes qu’la première règle du mitan, c’est l’silence.
Jeff Meyer, acquiesça et baissa la voix.
– Désolé, désolé… si je suis là, ce n’est pas pour vous dénoncer à la police, mais pour acheter une DS ou une ID19…
L’attention de Dédé était maintenant pleinement concentrée sur son interlocuteur qui avait sa main gauche totalement enfouie sous la jupe d’une nanana parisienne.
– Si t’as envie d’dégueuler, les goguenots, c’est au fond…
Il sortit une sucette à cancer de son étui à cigarette en argent, se la colla au coin du bec et l’alluma grâce à une allumette qu’il craqua sur la semelle de ses chaussures italiennes bicolores, tandis que la fille disait à Jeff Meyer :
– J’me suis pas masturbée pendant deux piges pour qu’un amerloque se fasse arrondir les fesses sur un gland qui m’appartient !
– Mademoiselle, je ne suis pas ici pour le sexe mais pour une DS…, une ID comme ça…
– File Gigi, j’ai à causer avec Monsieur…
– Quel cinéma !
– Ha ouais… Les Citroën DS et ID. Une sacrée histoire ! Souvent elles ont été les carrosses des pires : les politiques, les industriels, puis les bourgeois… Mais aussi des caïds… Avec eux, l’histoire de la Citroën DS et ID est souvent puante et suintante comme l’intimité d’une vieille gagneuse négligée si tu veux mon avis… Une histoire d’artiche, de grisbi, de plomb qui vole bas. J’connais celle d’un gars, un mich’ton blazé, Paulot et de deux d’ses fleurs de bitume, Gigi-la-blonde, une ancienne taularde, et la grande Lulu, sa régulière. Une chienne d’histoire pas piquée des estampilles, mon zigue, si tu veux tout savoir…
Dans un souffle, il continua en regardant Jeff Meyer droit dans les yeux :
– Excusez-moi, pourquoi ressentez-vous le besoin de vous exprimer ainsi ?
– Ainsi quoi ? Tu crois qu’Dédé y t’la joue mariolle ?
– Non, mais ça, là ! Ce vocabulaire artificiel et désuet. Cet accent nasal complètement faux. Cette façon de vous exprimer en tordant votre bouche comme si vous aviez des végétations… tout quoi.
Dédé éclata de rire, mais on pouvait tout de même décerner une petite pointe de panique dans son hilarité forcée.
– Mais c’est ça, la jactance du pavé, mon pote ! L’argomuche de Ménilmuche ! La déblatérance du sirop d’la rue ! Que son Altesse m’pardonne si Dédé, y lui cause pas assez rupin comme aux pince-fesses de m’dame la sous-préfète. C’est comme ça qu’on cause, dans la rue, nous aut’ les gagneurs, les mich’tons, les gars du mitan, les apaches de la Butte ! Des Lilas au Boul’Mich, c’est-y comme ça qu’on jacte, le cave ! Fiche-toi bien ça entre les estampilles, sinon, le morceau d’barbaque à cinq doigts, y pourrait bien terminer c’te conversation à ma place !
– Arrêtez un peu, s’il vous plaît, on vous croirait sorti d’un vieux film de gangsters ringard des années ’50 ! Le dernier qui s’est essayé à parler comme ça, c’était Jean Gabin, et c’était pas franchement une réussite. D’ailleurs, votre costume rayé, il sent encore la naphtaline et on voit bien l’adresse du loueur de fringues de théâtre où vous vous l’êtes procuré. Et puis, vous n’êtes même pas souteneur, vu que ça fait des décennies qu’il n’y a plus de prostitution de rue à Pigalle, juste des éros-centers qui vendent des sex-toys made in China à des couples bobos ! Et même ce bistrot, là, il n’existe pas. On ne trouve plus ce genre de rades dans le quartier : ils ont tous été remplacés par des bars branchouilles qui servent des mojitos et des pina coladas à 15 euros, aujourd’hui ! Et, tant qu’on y est, je ne vous ai jamais envoyé de télégramme. Je vous ai contacté par mail, et, tout à l’heure, vous m’avez confirmé le rendez-vous par texto. Tenez, je l’ai encore : l rv cé o 36 ru L3p1c, lol. Même qu’après, vous m’avez addé en friend sur votre Facebook pour pouvoir me poker sur mon wall !
Dédé jetait de frénétiques coups d’œil à gauche et à droite, manifestement gêné, et tapotait nerveusement sur la table tout en tirant des bouffées nerveuses de sa cigarette…, puis, d’un geste sec, il ôta son borsalino et le posa sur la table.
– OK, OK, c’est bon… Moi, je faisais ça pour vous rendre service. Pour que votre achat ait un goût du vieux Paname populo. Mais si vous voulez pas, j’insiste pas ! C’est vous le client, après tout.
– Justement, c’est d’autant plus toc que votre imitation d’André Pousse, elle ne vaut pas un clou. Plus personne ne parle comme ça, et je ne suis même pas certain qu’on trouve des gens s’exprimant ainsi. C’est n’importe quoi, mon vieux !
– Moi, je me contente juste d’essayer de créer une ambiance. Bon, avant qu’on parle de la Citroën, vous avez besoin d’autre chose ?
– Non, je n’ai besoin que d’une Citroën DS ou ID19…
Pas grand chose d’autre ne vient à l’esprit, exceptés les fromages qui puent et le foie gras maintenant interdit en Californie…, aux USA, lorsque les gens parlent de la France, ils causent romance, bonne bouffe, bons vins, serveurs morveux, prix exorbitants, jolies femmes minces sexy et politiciens ineptes…, mais, il y a un segment de la population, en Amérique profonde, quoique très faible, qui est atteint d’une sorte de rage : le virus Citroën.
Ces voitures bizarres, aux yeux des bouseux Yankees, sont des “swoopy’s” d’un style étrange, comportant d’invraisemblables et complexes commandes hydrauliques pour presque tout, y compris la suspension…, les Citroën sont donc rares au pays de l’Oncle Sam, on n’en voit pas tous les jours… et pour les acharnés qui en possèdent une, il leur est souvent plus facile de refabriquer des pièces que d’en trouver dans des casses, voire même d’en commander en France…, le laxisme Franchouillard ayant dégouté ces afficionados depuis très longtemps…
Jeff Meyer, de Windsor, en Californie, est un de ces dingos qui aiment les Citroën, tout en ayant la passion des Hot-Rods…, comme il était impossible de dénicher une DS ou une ID19 aux USA, Jeff Meyer s’est dit que le plus simple serait d’aller à Paris en acheter une…, il s’imaginait qu’il y en avait toujours à tous les coins de rue…, bref, par hasard, il en a trouvé une, plus ou moins de la façon décrite ci-avant…
Après avoir découvert cette ID19 de 1966, il a fondu en larmes…, puis a négocié le prix de l’engin avec en tête l’idée de créer un mix entre un Custom-Rod-Touring et cette déesse de la route…, je passe sur le retour vers la Californie…, d’autant qu’il ne s’est rien passé de transcendant…, mais, à nouveau chez lui, dans son monde, pour l’aider à réaliser sa Citroën extraordinaire, Jeff Meyer a fait appel à Kevin Bradley d’Auto Body Kreations basé à Rio Dell, en Californie.
La Citroën était unique parce qu’elle avait toujours toutes ses pompes hydrauliques et vérins partout… en parfait état…, mais aussi son moteur quatre cylindres au top du top…, elle avait d’ailleurs traversé les USA de New-York à Los Angeles, sans le moindre problème…, en parfait américain irrespectueux (la preuve est faite depuis très longtemps que les les USA ont la volonté de modifier l’ensemble du monde à leurs seules valeurs : Coca-Cola, McDonald et Chevrolet en tête), Jeff Meyer à tout démonté, moteur, suspensions, carrosserie… et a adapté un châssis G-Max de Hot-Rod de chez Art Morrison pour épouser parfaitement la carrosserie de l’ID19 (à l’opposé de la plupart des voitures américaines, la carrosserie des ID et DS a une largeur plus étroite dans leur dos qu’à l’avant).
Les trains roulants qui ont été placé sont ceux d’une Mustang II… et pour la motorisation, c’est un Chevrolet Corvette LSA de 410chevaux qui a été choisi avec sa boîte automatique…, la structure de la carrosserie Citroën étant assez fragile, avec le toit en fibre de verre attachée par quelques boulons à une structure métallique très mince…, pour consolider l’ensemble, Auto Body Kreations a construit une structure de type cage de sécurité en tubes, qui a été soudée dans les piliers B, A et C pour la rendre presque invisible à l’intérieur de la voiture.
Un nouveau tableau de bord et une console centrale ont été fabriqué en acier selon les spécifications de Meyer et le volant typiquement Citroën avec sa colonne de direction ont été adaptés…, à l’extérieur, une grande partie de la carrosserie est restée d’origine, sauf les pare-chocs soudés entre eux sans les “bumperettes”…, la plaque d’immatriculation nécessitant un peu plus de travail que prévu…, la couleur choisie fut un “Tease Teal” de DuPont, cette couleur “cyan” venant du catalogue de la Volvo 457…, le toit fut peint en blanc perlé…, la touche finale étant apportée par des jantes Stiletto de chez Billet Specialties, 18×9 à l’arrière et 18×8 à l’avant, avec des pneus 245/45-18.
Estimée à 300.000$ (environ 222.000€) la Citroën DS fut faussement présentée comme ayant été la voiture officielle de Charles de Gaulle durant sa présidence…, et elle a été vendue au parfait opposé du général : Alice Cooper, l’un des pères fondateurs du Heavy Metal.
Alice Cooper est le nom de scène de Vincent Furnier, une star Américaine de la chanson destroy…, depuis les années 70, l’homme synthétise les univers de la musique, des films d’horreur, de l’alcool, du sexe et du golf (qui l’aurait selon lui, avec l’aide du Christ, sauvé de ses autres dépendances) !
Qu’importe le flacon de pinard franchouille du moment qu’on ait l’ivresse : au réalisme géographique des fleurs de bitume, pour vous présenter cette Citroën, j’ai préféré substituer un Paris intemporel ou une Gigi traverse le Canal Saint-Martin à proximité de l’hôtel du Nord, près duquel Arletty se demandait jadis si elle avait une gueule d’atmosphère, franchissant le même pont dont se servira, près de vingt ans plus tard, Amélie Poulain pour faire ricocher des galets dans l’eau…, des pérégrinations urbaines qui se poursuivront rue Pierre Sémard, à proximité du square de Montholon, dans un Paname fantasmé…, car j’ai une conception toute particulière de la gestion du temps qui passe, étirant cette histoire sans intérêt au-delà du supportable, tout en maniant l’ellipse comme personne !
Si l’intrigue générale vous a semblé progresser par bonds de criquets sans qu’il soit réellement possible de déterminer combien de temps s’écoule entre deux rebondissements (ainsi Jeff Meyer n’a pas semblé passer plus qu’une nuit à Paris pour trouver une Citroën ID19 là où d’autres auraient du disposer d’une bonne grosse semaine)…, j’ai pu vous éviter quelques scènes pornographiques qui n’auraient de toute façon pas présenté l’intérêt d’être émoustillantes tant elles se seraient passées dans des décors hideux…, la conjoncture actuelle et tout ce qu’elle présuppose de conséquences économico-sociales ne se prêtant pas vraiment à la gaudriole…
Inutile de composer inutilement trop de petits moments de bonheur sémantique, au point d’en devenir surréaliste : magie, enchantement, merveilles, prodiges thaumaturgiques et pluie d’étoiles filantes au cœur d’une nuit obscure.
– Alors ? Il est content l’rupin ? Il a eu son histoire de vice, de surin, de p’tites pépées et d’marlours en goguette ?
– Attention ! Vous recommencez, là !
– Ah, oui, pardon. Autant pour moi. C’est vrai aussi que j’ai tendance à me jeter à corps perdu dans l’histoire, à la limite de l’immersion totale, voire de la schizophrénie.
– Mais pour en revenir à nos moutons, que se passe-t-il à la fin ?
– Vous voulez le savoir ? Vous voulez VRAIMENT le savoir ? Un retournement de situation en mousse que tout un chacun de vous attend mais qui n’en reste pas moins aussi incompréhensible que consternant ? Alors dites-vous que la surprise finale s’inscrit parfaitement dans la même logique : Les cons, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît !
Pouce en l’air !