March Hare 1965
Que reste-t’il de nos amours des années’60, ’70 et ’80 ? Faut-il les avoir vécues ! Si c’est le cas, elles furent libertaires et libertines, des termes définissant un positionnement de vie en dehors et en rupture avec “les normes” englobant la scène politicienne… et celle de la vie en société, car, pour le moins, il en allait d’être “politiquement incorrect” et de combattre l’ordre bourgeois tout en renversant le sens de l’opinion publique formatée par les “biens-pensants” qui, eux, s’accordaient à mettre anarchistes et libertaires dans le même sac. De nos jours, cette association de mots n’a rien perdu de sa pertinence pour les intéressé(e)s, même s’ils/si elles tiennent à préciser, comme ils/elles l’ont toujours fait, en quoi et pourquoi ces dénominations ne sont pas pour autant synonymes… L’anarchisme a pour dynamique et horizon l’auto-émancipation collective vis-à-vis des pouvoirs qui oppriment et exploitent, laquelle implique la libération des individus à l’égard des institutions, des normes et des croyances qui les aliènent. A l’extérieur des cercles restreints pour qui l’existence de l’Etat demeure plus que jamais attentatoire aux libertés qu’il est censé garantir, depuis quelque temps déjà, le couplage anarchiste-libertaire bat de l’aile ET ne va plus de soi. Il est devenu courant, parmi les politiciens, les intellectuels à gages et dans la presse dite “de marché” aux mains de milliardaires d’affaires, d’opposer de manière dichotomique, anarchiste et libertaire… D’un côté, l’anarchisme tend maintenant à remplacer le communisme défunt comme figure du mal aux côtés de l’intégrisme islamiste. De l’autre, l’épithète libertaire en est venue à constituer un label culturel et médiatique très prisé par toutes sortes de rebelles de confort pour enrober d’un vernis anticonformiste leur adhésion à l’ordre établi. Ce double processus de diabolisation et de neutralisation n’est, il est vrai, pas tout à fait nouveau. A l’aube du XXe siècle, l’anarchisme avait pu d’autant plus facilement être identifié au terrorisme, que la “propagande par le fait” menée en son nom, avait donné lieu, en Russie, en France et ailleurs, à des attentats aussi spectaculaires que meurtriers. D’une manière plus générale, l’anarchisme évoquera longtemps un chaos social nihiliste bien éloigné de cette conception de la vie en société que le géographe Elisée Reclus avait résumée en une formule : “L’ ordre sans le pouvoir”… Paradoxalement, l’anarchisme ne tardera pas à subir de la part de la critique mondaine une autre dénaturation langagière, mais dans une direction inverse, pour valoriser des artistes et des écrivains qui se faisaient fort de “bousculer les codes esthétiques bourgeois”. Ainsi en alla-t-il avec les protagonistes du “Mouvement Dada” puis de la “Révolution Surréaliste”, jusqu’aux turbulents cinéastes de la “Nouvelle Vague”, en passant par certains romanciers ou essayistes réactionnaires de l’après-guerre, se faisant passer pour des anarchistes de droite.

Par la suite, le qualificatif “libertaire” prendra la relève, notamment dans le domaine de la chanson (Georges Brassens, Jacques Higelin, Renaud) ou avec l’arrivée des écrivains sulfureux du “Néopolar Français” (Jean-Patrick Manchette, Frédéric Fajardie, Jean-Bernard Pouy). Dissociée d’un anarchisme relégué parmi les doctrines périmées de transformation sociale, l’appellation “libertaire” accompagnera une libération des mœurs et des esprits qui fera bon ménage avec la libéralisation de l’économie, au point d’accoucher de ce mutant oxymorique : le “libéral-libertaire”… Avant d’être érigée en concept, au sens publicitaire du terme, cette formulation fut une accusation lancée par un sociologue du Parti communiste français (PCF) pour fustiger l’avènement d’un “capitalisme de la séduction” à la fois répressif au plan social et permissif au plan sociétal, ce néologisme sera mis sur orbite idéologique un peu plus tard, ainsi que la dérive droitière de leaders de la révolte de mai 1968 qui ne retenaient plus de la révolution que celle des subjectivités. Le plus en vue n’était autre que Daniel Cohn-Bendit, revendiquant le stigmate de “libéral-libertaire”, il l’a transmué en logo valorisant, d’un réformisme écologico-social, qui lui permet depuis lors d’officier à plein temps au sein de l’establishment politico-médiatique en qualité de professionnel atypique de la représentation… C’est également sous l’enseigne libérale-libertaire qu’un autre rescapé de la “guerre de classes”, Serge July, lancera en mai 1981 la nouvelle formule du journal/magazine “Libération”, relooké pour être “résolument moderne”, le quotidien suivra une ligne inspirée, selon son directeur, par un double héritage : celui, libéral, des philosophes du siècle des Lumières… et celui, libertaire, des étudiants antiautoritaires de Mai 68. Entre ces deux périodes d’ébullition intellectuelle, un vide obscur, pour ne pas dire un trou noir, à l’instar des trous de mémoire du 1984 orwellien : un siècle et demi au cours duquel le mouvement ouvrier avait pris son essor et, avec lui, les idées et les idéaux qui l’avaient aidé à se développer… Autrement dit, l’anticapitalisme, qui n’était effectivement plus de saison au moment où la gauche gouvernante s’apprêtait à réhabiliter le marché, l’entreprise et le profit. De fait, c’est à qui parmi la “deuxième gauche”, enfin parvenue à imposer ses vues au sein du Parti socialiste (PS), hissera le plus haut la bannière libérale-libertaire. Au cours des années 1980, des “Fabiusiens” et des “Rocardiens”, regroupés dans l’association “Rouleau de printemps”, s’entendront, malgré leurs dissensions, à faire “Table Rose” d’un passé socialiste encombrant au profit de la “modernisation” de l’économie, avec la “rigueur” qu’elle imposait, compensée par l’éclosion libertaire de modes de vie créatifs et innovants, eux aussi libérés des archaïsmes et des pesanteurs d’une époque révolue.
