Bonjour vitesse… (FRANCOISE SAGAN)
Dans une symphonie, ce n’est pas le vivace et le furioso qui correspondent à 200 km/h, mais l’andante, mouvement lent, majestueux, sorte de plage où l’on parvient au-dessus d’une certaine vitesse où la voiture ne se débat plus, n’accélère plus et où, tout au contraire, se laisse aller, en même temps que le corps, à une sorte de vertige éveillé, attentif, qu’on a coutume de nommer : griserie !
Sur la côte d’Azur en compagnie d’Otto Preminger, été 1957…, le réalisateur de “Rivière sans retour” est venu tourner en France l’adaptation de “Bonjour tristesse”.
Françoise Sagan a souhaité lui montrer elle-même les lieux de l’action à Saint-Tropez.
Aux commandes d’une Jaguar XK140 décapotable, débarque une jeune fille un peu frêle, écrivain à la mèche blonde en bataille, à la cigarette au bout des lèvres, à la diction rapide, saccadée, Françoise Sagan, 19 ans, publie son premier livre explosif.
Son crime tient en à peine deux cents pages.
Titre du bestseller “Bonjour tristesse”, manifeste d’une génération oisive et désespérée.
Elle gardera de ses étés dans la Citadelle une sensation qu’elle ne retrouvera jamais plus : les nuits blanches, les copains, la célébrité.
Elle y trouve le moyen d’exister plus librement.
Et pourtant, lorsqu’elle va poster une simple lettre, il y a des centaines de spectateurs pour l’observer !
A tous ceux qui lui demandent comment elle aime Saint-Tropez , elle répond : “Saint-Tropez, beau, étonnamment beau. Une ville de bord de mer à la beauté indestructible. Une communion entre
l’âme humaine et le paysage”.
Fini la tristesse, bonjour la joie de vivre !
Cela se passe la nuit sur une route perdue, et parfois le jour dans des régions désertes.
Cela se passe en des moments où les expressions et mots “interdiction”, “obligatoire”, “assurances sociales”, hôpital”, “mort”…, ne veulent plus rien dire, annulées car un mot simple, utilisé par les hommes à toutes les époques, à propos d’un bolide argenté ou d’un cheval Alezan : le mot : vitesse.
Cette vitesse où quelque chose en soi dépasse quelque chose d’extérieur à soi, cet instant où les violences incontrôlées s’échappent d’un engin redevenu sauvage et que l’intelligence et la sensibilité, l’adresse, la sensualité aussi, contrôlent à peine, insuffisamment en tout cas, pour ne pas en taire le plaisir, insuffisamment pour ne pas lui laisser la possibilité d’être un plaisir mortel !
Odieuse époque que la nôtre, celle où le risque, l’imprévu, l’irraisonnable, sont perpétuellement rejetés, confrontés à des chiffres, des défis ou des calculs…, époque misérable où l’on interdit aux gens de se tuer, non pour la valeur incalculable de leur âme, mais pour le prix d’or, déjà calculé de leur carcasse.
En fait la voiture, va donner à son conducteur, son esclave, la sensation paradoxale d’être enfin libre, revenu au sein maternel, à une béatitude quasi-charnelle, loin, très loin de tout regard accusateur, ni piétons, ni agents, ni voisins jaloux, ni femme en attente, ni toute la vie qui n’attend pas…, ne peuvent le déloger de sa voiture, le seul de ses biens, après tout, qui lui permette une heure par jour de redevenir physiquement le solitaire qu’il est de naissance.
Et si, en plus, les flots de la circulation s’écartent devant sa voiture comme ceux de la mer Rouge devant les Hébreux, si en plus les feux rouges s’éloignent les uns des autres, se raréfient, disparaissent… et si la route se met à osciller et à murmurer selon la pression de son pied sur l’accélérateur, si le vent devient un torrent par la portière, si chaque virage est une menace et une surprise… et si chaque kilomètre est une petite victoire, alors étonnez-vous que de paisibles bureaucrates promis à des destins brillants au sein de leur entreprise, étonnez- vous que ces paisibles personnes aillent faire une belle pirouette de fer, de gravier et de sang mêlés dans un dernier élan vers la terre et un dernier refus de leur avenir.
On qualifie ces sursauts d’accidentels, on évoque la distraction, l’absence, on évoque tout sauf le principal qui en est justement le contraire, qui est cette subite, insoupçonnable et irrésistible rencontre d’un corps et de son esprit, l’adhésion d’une existence à l’idée brusquement fulgurante de cette existence : Comment, qui suis-je ? Je suis moi, je vis.. et je vis ça, et j’y vais à 90 kilomètres à l’heure dans les villes, 110 sur les nationales, 130 sur les autoroutes, à 600 à l’heure dans ma tête, à 3 à l’heure dans ma peau, selon toutes les lois de la maréchaussée, de la société et du désespoir.
Quels sont ces compteurs déréglés qui m’entourent depuis l’enfance ?
Quelle est cette vitesse imposée au cours de ma vie, de mon unique vie ?
Mais là, on s’éloigne du plaisir, c’est à-dire de la vitesse considérée comme un plaisir, ce qui est finalement la meilleure définition.
Disons-le tout de suite comme Morand, comme Proust, comme Dumas ; ce n’est pas un plaisir trouble, ni diffus, ni honteux, c’est un plaisir précis, exultant et presque serein d’aller trop vite, au dessus de la sécurité d’une voiture et de la route qu’elle parcourt, au-dessus de sa tenue au sol, au dessus de ses propres réflexes, peut-être.
Et disons aussi que ce n’est pas, justement, une sorte de gageure avec soi-même dont il s’agit, ni d’un défi imbécile à son propre talent, ce n’est pas un championnat entre soi et soi, ce n’est pas une victoire sur un handicap personnel, c’est plutôt une sorte de pari allègre entre la chance pure et soi-même.
Quand on va vite, il y a un moment où tout se met à flotter dans cette pirogue de fer où l’on a atteint le haut de la lame, le haut de la vague… et où l’on espère retomber du bon côté grâce au courant plus que grâce à son adresse.
Le goût de la vitesse n’a rien à voir avec le sport.
De même qu’elle rejoint le jeu, le hasard…, la vitesse rejoint le bonheur de vivre et, par conséquent, le confus espoir de mourir qui traîne toujours dans le dit bonheur de vivre.
C’est là tout ce que je crois vrai, finalement : la vitesse n’est ni un signe, ni une preuve, ni une provocation, ni un défi, mais un élan de bonheur.
Ainsi l’automobile aura-t-elle allumé pour moi, un a un, tous les feux du monde moderne, le désir d’évasion et d’affirmation personnelle, le goût de l’efficacité technique, l’émancipation de la femme, la liberté des corps…
FRANCOISE SAGAN, écrivain français (1935). Principaux romans : Bonjour tristesse (1954) ; Un certain sourire (1957) ; Aimez-vous Brahms ? (1957) ; La Chamade (1965) ; Un peu de soleil dans l’eau froide (1969) ; Le lit défait (1977) ; La femme fardée (1981)…