Erotique Jaguar Type-E 1961/1975
“Tout est sexuel” aimait à écrire le père de la psychanalyse et bien que l’on n’hésite plus à brocarder ce brave Sygmund à longueur de best-sellers presque tous outrageusement pamphlétaires, la pensée freudienne conserve encore un crédit certain appliqué à l’automobile. Nul besoin à vrai dire d’entamer un doctorat de psychologie pour s’apercevoir que le coupé sportif est à la berline ce que la maîtresse est à l’épouse. Mais alors où classer la Jaguar E-Type que Jaguar dévoila au salon de Genève en mars 1961 ? Ce fut la surprise totale, car personne n’avait reçu d’informations préalables !
A vrai dire (écrire) vrai, c’est surtout parce que la E-Type subjuguait les foules. La recette : une ligne signée William Lyons, un châssis sportif tout en restant confortable (pour l’époque) et des performances de premier ordre. Sans parler du prix sans concurrence à cette époque puisque 3 fois moindre qu’une Ferrari et deux fois moins qu’une Maserati… Depuis la fin de la guerre, Jaguar symbolisait à merveille le Grand-Tourisme à l’anglaise. Toute la généalogie des roadsters XK (120 à 150) avait largement contribué à construire cette image sportive en complément de nombreuses victoires en courses.
Mais à l’orée des années ’60, malgré toutes leurs qualités, les XK ne pouvaient plus masquer leur âge. Alors, en secret, Coventry travailla sur sa remplaçante, les journalistes de l’époque furent tenus à l’écart et les quelques dessins de perspectives qui furent dévoilés étaient loin de la réalité. Ce secret avait été jalousement gardé, mais quelques journalistes français, dont le très critique Auto-Journal (actuellement c’est devenu un organe de religiosité automobile particulièrement dévot aux annonceurs) porteront à la sortie de la Jaguar E-Type, un jugement absolument vrai concernant la mécanique !
Un texte d’anthologie : “Il ne peut s’agir que d’un modèle de transition conçu pour écouler un stock de vieux moteurs, car plusieurs prototypes tournent avec des moteurs alu”. Ce fut donc avec un moteur antique positionné dans une carrosserie futuriste (pour l’époque) que la Jaguar E-Type va entrer dans l’histoire de l’automobile… Si en 1961, la vision de ce long obus sur roues ciselé pour la vitesse avait enthousiasmé les visiteurs se pressant autour du stand, ils n’avaient pas été étonnés, la Jag E était en fait la version civilisée de la célèbre D-Type victorieuse des 24 heures du Mans.
Après la mythique E-Type SI 3L8, la 4L2 SII (toujours équipée du même vieil illustre moteur XK conçu en 1940), demeura l’objet ultime sexuel dans nombres de cas pathologiques. Chacun le sait maintenant que les bilans sont connus, ce squale traîna toute sa carrière la tare rédhibitoire d’appartenir à la catégorie GT-Sexy-Alanguie pour hommes murs rangés des jeunettes anglaises tape-culs telles les MG, Triumph et Austin Healey, mais appréciant diverses pulsions lubriques éphémères, car la E-Type SIII annonçait la frigidité à venir dès 1972 avec son V-twelve policé, son esthétique édulcorante et son embonpoint !
Le marasme libidineux prit une dimension suffisamment préoccupante pour justifier l’introduction d’une XJS transsexuelle plus érogène, une gageure ! En fait, l’héritière maudite s’avéra n’être qu’une putain de luxe pour grisonnants non encore impuissants… Au fil du temps, vernie en rouge catin ou en noir fétichiste, le corps bodybuildé comme une poupée gonflante (sic !) et ses phares cernés d’anthracite tels les yeux sur-maquillés d’une porno star, la XJS semblait aussi bien jouer les racoleuses qu’une “Camilla Parker Balls” déguisée en Bunny-girl.
Les dépravations cessèrent en 1993 avec la généralisation du V12 6 litres dans les berlines et coupés classieux, alors que la mal aimée s’imposait sur le tard comme la Jaguar à deux portes la plus vendue. A la lumière de l’expérience, n’en déplaise à ceux qui ne pensent qu’à jouir trop vite, trop mal, il semblerait bien qu’il faille laisser aux bêcheuses le temps de révéler leurs charmes trop longtemps refoulés. Leurs formes aérodynamiques et fuselées étaient légitimes pour les amateurs masochistes et fétichistes de la marque de Coventry. 50 ans plus tard, cette légitimité oubliée n’existe plus.
Une Jaguar E, surtout en version cabriolet ne ressemble en rien à ce qui roule ici bas, surtout parmi les GT emblématiques. Le temps semble avoir donné d’autres fonctions à son interminable silhouette fuselée cassée par un pare-brise certes aérien mais trop vertical. Dans le contexte hystéro-répressif actuel, la regarder est presque un délit. Par ses formes, même arrêtée, elle semble déjà en excès de vitesse ! En 1961, au contraire d’aujourd’hui, il était de bon ton de s’extasier devant les 240 km/h annoncés par le constructeur au félin bondissant. Une vitesse surréaliste il y a 50 ans !
Du sexe, du sexe, du sexe ! D’autres sentiments se bousculaient à sa vision. Malcom Sayer, l’aérodynamicien dessinateur de la E était-il un obsédé sexuel ? En observant une E, tout fait songer aux choses du sexe comme on dit, autant féminin que masculin : son immense capot turgescent percé d’une bouche gourmande, son étonnant profil phallique, ses hanches rebondies, sa douce croupe ronde et galbée, ses longues et épaisses sorties d’échappement relevées fièrement vers le haut. Aujourd’hui, une E se caresse d’abord des yeux puis de la main.
Les libidineux amateurs des sévices à l’Anglaise, sont fascinés par la rotondité du clignotant arrière, les généreux pots chromés de moto, ses trois essuie glace, la platine en alu bouchonné de son tableau de bord, le longiligne frein à main chromé et bien d’autres détails encore. Vous bandez d’envies, mais vous n’avez encore rien vu de ses dessous. Le colossal capot laisse apparaître un interminable moteur qui s’étire comme un félin au réveil en s’ouvrant sur son double arbre entre ses six épaisses sorties d’échappement et ses trois carburateurs SU HD8 à cloche au dessin d’un autre temps.
A sa sortie, la E a provoqué des commentaires dithyrambiques nés de son esthétique, mais surtout de son étonnant rapport prix-performance comme l’avait fait la XK120 près de 15 ans plus tôt : 240 km/h contre moins de 40.000 francs soit environ 80/90.000 euros. Un tarif inférieur presque de moitié à celui d’une Ferrari d’alors et 40 % de moins qu’une Mercedes 300 SL “papillon”. Pour tenir ses prix d’amis, la E construite industriellement à Coventry reprenait le bon vieux 6 cylindres en ligne XK, en version 3,8 L. Un groupe déjà plus tout jeune mais encore vaillant avec ses 265 chevaux SAE à 5500 tours (220 DIN).
Et puis quel pedigree : 5 victoires au Mans, dans les C, puis D. Excusez du peu… Proposé en coupé ou cabriolet ce modèle cachait des dessous fort modernes, notamment une suspension à barres de torsion à l’avant et un essieu indépendant à l’arrière, très sophistiqué avec des disques accolés au pont.
Les essayeurs louèrent bien entendu son esthétique féline, sa tenue de route, sa puissance, sa vitesse et son excellent rapport prix performances. Ils pestèrent contre sa boîte Moss d’un autre temps et un freinage manquant de mordant.
Jaguar tenta de gommer ces défauts sur la 4,2 L de 1965, déjà créditée d’un plancher creusé pour améliorer l’habitabilité, de sièges plus confortables, d’un moteur plus généreux à bas régime, accouplé à une boîte de vitesses enfin synchronisée et d’un freinage moins préoccupant. Si indiscutablement, la 4,2 L marquait un progrès sur la 3,8 L, la première version produite à 15.500 exemplaires dont 7.827 cabriolets, reste la plus emblématique, à cause peut être de son moteur plus fiable et plus rageur et de sa plus grande rareté. Une certaine idée du bonheur !
Le temps est assassin. Il l’est d’autant plus pour les icônes surchargées du poids des mythes, fussent-ils mités. Il serait ridicule d’essayer une Jaguar E actuellement et de conclure qu’elle ne freine pas, que sa boîte est un cauchemar et qu’elle n’accélère pas très fort. Il serait idiot de lui reprocher de trop survirer au lever du pied en courbe où de sous-virer interminablement, emportée par son long appendice. Il serait sot de rappeler qu’à partir de 200 le capot semble hésiter entre le coté gauche originel et le droit… et qu’elle exhale des bouffées de chaleur. Aussi, je ne le dis pas, mais je l’écris.
Aujourd’hui, il faut conduire une Jaguar E en la goûtant de ses cinq sens. Se glisser par sa porte minuscule avec souplesse dans son habitacle étriqué entre le grand volant en bois et les durs baquets de cuir. Donner la vie au moteur en appuyant sur le bouton poussoir du démarreur au “clonk” si caractéristique. Voir la grande aiguille blanche du compte tours au fond noir se caler sur un ralenti riche de ses trois carburateurs. Après avoir réchauffé patiemment toute la fonte du bloc, lâcher le grand levier chromé avant d’enclencher longuement et étroitement dans un craaaaaaaquement le premier rapport !
Alors, on décolle sur le souffle des six gros poumons à la respiration lourde. Extases et jouissances masturbatoires ! Le haut du crane fouetté par le vent car dépassant généreusement en version Cabriolet, ou calé en diagonale contre le ciel de toit en version Coupe, dans les deux cas le bas du corps caressé par le souffle chaud de la boîte, les yeux magnétisés sur le long capot renflé vampirisant plus ou moins l’étroit pare-brise selon l’enfoncement de l’accélérateur pendant que l’essieu arrière dodeline doucement au grés des bosses, l’on ressent un bonheur immense vers 3.000 tours. Il serait vain d’aller au delà.
Le bonheur tient à peu de choses avant de mourir… De la moquette des salons au bitume des circuits, de la transgression à l’embourgeoisement ! Oui, c’est peu dire qu’en 1961 la présentation de la Jaguar E, aussitôt surnommée “la chaussure italienne à l’anglaise”, avait fait l’effet d’une bombe. Un double bang même, avec d’abord le coupé à Genève en mars, puis le roadster quinze jours plus tard au Salon de New York, dans un décor au goût douteux, avec à son bord une panthère en fourrure. Tout un symbole, légèrement appuyé… William Lyons, le grand patron, pouvait être fier de son coup !
Le ban et l’arrière-ban de la jet-set de l’époque se ruèrent à ses pieds un chèque à la main. Françoise Sagan, Robert Hirsch, Johnny Halliday, Brigitte Bardot, Tony Curtis, Steve McQueen et beaucoup d’autre de moindre volée, tous voulaient leur Type E. On ne parlait plus de “l’homme à la voiture rouge”, désormais, le happy-few du moment, c’était devenu “l’homme à la Jag”… Et puis la “i-taillpe” avait d’entrée de jeu atteint la consécration en entrant derechef au Musée d’Art Moderne de New York.
Mais pour que la fête soit complète, il fallait que la jeune effrontée qui taillait des croupières aux Ferrari dans les carnets de commande, les affronte aussi sur les circuits, dans la très prisée catégorie GT. Et là, c’était une autre paire de manches, parce qu’y régnait comme un renard dans un poulailler une certaine Ferrari GTO, qui n’avait de GT que l’homologation… légèrement capillotractée. Pour rivaliser dignement, la Jaguar E se devait de faire du sport pour se muscler et perdre du poids. Ce fut la E “lightweight”, un modèle construit à partir de 1963 à 12 exemplaires confiés à des concurrents privés.
Il était basé sur le cabriolet mais très allégé grâce à des ouvrants en aluminium et muni d’un hard top et d’ailes élargies pour recevoir les jantes Dunlop en magnésium, tandis que le XK 3,8 litres, dont le bloc était en alu et non plus en fonte, troquait ses 3 gros Weber contre une injection à guillotine Lucas plus moderne. Pour gagner en vitesse de pointe, Malcom Sayer avait redessiné un coupé à l’arrière très fin, baptisé “low drag” (faible traînée). Mais ça ne suffisait toujours pas pour mater les terribles GTO, qui n’étaient en réalité que des protos de course déguisés en voitures de Tourisme…
Début 63, Peter Lidner, le fils de l’importateur Jaguar en Allemagne, avait reçu sa Lightweight hard-top avec laquelle il remportera la catégorie Tourisme aux 12 Heures du Nürburgring avec son compère Peter Nocker. Mais pour la saison’64, il a du renvoyer la voiture à l’usine pour la faire transformer à l’image du low-drag-coupé, avec quelques nuances de carrosserie. Forte de ses 344 chevaux SAE pour 945 kg, elle sera la plus rapide de toutes les Jaguar E de compétition (280 km/h en pointe). Engagée aux 24 Heures du Mans, elle réalisera le 23e temps absolu, mais devra abandonner au petit matin (casse moteur).
Ce fut la fin de l’aventure de la Type E en compétition. La E se concentrera désormais sur sa carrière civile. Dès octobre 1964 elle passera à 4,2 litres, reconnaissable à ses phares découverts. Puis le coupé s’offrira un empattement allongé de 20 cm, un pavillon surélevé et plus bombé pour assurer une meilleure habitabilité à l’arrière, au détriment de la pureté de ses lignes. Comme pour confirmer son embourgeoisement, la Type E sera même proposée avec une boîte automatique en option. Puis vint la Série 2 (clignotants et feux arrière sous le pare chocs), surtout destinée à séduire l’Amérique.
Enfin la Série 3, dotée d’un V12 plus puissant (272 chevaux SAE) mais aussi beaucoup plus rond et souple, terminera en 1975 la carrière de cette voiture transgenre, diffusée en à peine plus de 72.000 exemplaires, remplacée par une bien insipide XJS. Mais ceci est une autre histoire… À l’âge de 12 ans (en 1961), j’aurais pu avoir le béguin pour Raquel Welch ou Robert Redford, comme le faisaient mes camarades de classe. Mais non, l’objet lointain de mon affection était la Jaguar E-Type. Je n’aurais pas pu vous dire pourquoi (à cet âge-là, je manquais de mots à mettre en phrases et textes).
La E-Type nécessitait le vocabulaire d’un adulte pour lui rendre justice. À cette époque, j’étais plongé dans ma phase de voitures anglaises, une époque qui n’a duré que quelques années, coïncidant avec la première moitié des années 1970 ou après une jaguar e-Type d’occazzz, suivie d’une Morgan 4/4 j’ai acheté une Mustang Boss32 puis une Mustang Shelby GT350… Au cours de cette phase, j’ai appris le nom de chaque voiture sur la route. Je savais combien de cc étaient les moteurs et combien de cylindres ils avaient, grâce à ma lecture des pages automobiles dans tous les journaux et magazines disponibles.
Mais je n’aurais pas été en mesure d’expliquer ce qu’était un cc ou de savoir ce qu’un cylindre faisait. Ma culture automobile débutée avec une Renault Dauphine, suivie d’une Mazda1200 échangée contre une Type-E “plancher-plat” servant d’acompte à la Morgan 4/4… était large mais peu profonde, toute la mémoire sans compréhension ! À l’âge de 12 ans, la Type E venait de naître… J’ai dû attendre 8 ans de plus pour acquérir ma première tuture et encore 4 pour traverser le monde craché dans une Type-E “plancher-plat” sans me douter qu’elle allait devenir un symbole et un archétype mythique !
C’était une automobile magnifique sous tous les angles, aussi parfaite en roadster “sans couvercle” que dans sa forme de coupé. Ses proportions résonnaient avec les sens, ses courbes suggéraient une fusion de la machine et du muscle, déjà, elle était sexuelle ! Une grille chuchotant des cris d’amour (et non de courroies). Un cul-camouflet postérieur. Un long capot obscène… Oh oui, beaucoup a été dit et écrit sur les symbolismes incarnés dans la E-Type. Je me souviens d’avoir lu dans l’un des journaux du dimanche un écrivain automobile décrivant la Type E comme “phallique et sans vergogne”…
Une phrase qui a testé le pouvoir explicatif de mon dictionnaire scolaire jusqu’au point de rupture. J’ai dû aller à la bibliothèque et faire des recherches discrètes dans la section de référence pour “phallique”. Quand j’ai finalement trouvé ce que je pensais être une définition, mon esprit littéral était encore déconcerté. La E-Type ne ressemblait à aucun organe génital que j’avais jamais vu (gag !) Ce que j’ai compris, c’est qu’à ce moment de l’histoire, la Type E était le sommet, le sommet, l’absolu.
C’était le glamour, le succès, la beauté, l’excitation, la richesse, la jeunesse toutes les choses que les gens semblaient (à mes jeunes yeux) vouloir comme les leurs. C’était la voiture de sport ultime, mettant d’autres speedsters célèbres à l’ombre. Assez glamour pour vous ? Audrey Hepburn et Peter O’Toole parcourant la France dans le film de 1966 “How to Steal a Million”. La Type E était une voiture faite pour le plaisir et l’aventure, pas pour les dépôts scolaires ou les voyages de magasinages à Self-Help. C’était une voiture conçue pour une vie impossible à imaginer sans l’aide de la télévision et des films.
Des héros à la mâchoire forte et des voyous charmants et d’une richesse insouciante conduisaient des E-Types. Le film de 1966 “How to Steal a Million” a été diffusé à la télévision, et je me souviens d’avoir été fasciné par la E-Type que Peter O’Toole conduisait : “Ça va à 150 mph”, se vantait son personnage, alors qu’Audrey Hepburn écarquillait ses yeux dans une assiette. Quelque chose pouvait-il être alors plus glamour ? Dans le film culte de 1971 “Harold et Maude”, Harold (Bud Cort), obsédé par la mort, conduisait une Type E modifiée pour être un corbillard.
Voilà, la fin de cet article approche, quelques lignes et hop ! Terminé ! Ahhhh ! Qu’est loin le temps où, dans mon imagination, je faisais le tour de la Riviera, échappant à la police à 150 mph, refaisant “Casino” avec Peter O’Toole et Audrey Hepburn à mes côtés. Dans cette mesure, mon béguin est resté non partagé, une voiture ne peut pas vous aimer en retour. En réalité, j’y suis maintenant “à temps plein” à la Riviera, la Cote d’Azur de légende et Saint-Tropez. Et je n’y circule pas en Jaguar E-Type, mais en Hot-Rod avec mon Blacky… C’est dingue, non ?
2 commentaires
C’est Top-niveau classe/section : Documentaire DeBruynard doré (sur tranche ) !
Pas que dur les tranches, m’enfin ! Tout ce qui est or n’est pas jaune !
Commentaires désactivés.