Talbot-Lago T26 Record Cabriolet Antem 1950
De la lutte des classes au gang des R25, de la monarchie républicaine aux chimères de l’Etat modeste, la gauche française a toujours entretenu des rapports ambigus, pour ne pas dire embarrassés, avec l’argent et les signes extérieurs de richesse. En effet, comment côtoyer les ors de la République sans se couper de la base ? Comment se déplacer dans une limousine avec chauffeur sans braver le délit de social-traîtrise ? La question ne date pas d’hier et lorsqu’en 1950, le Parti Communiste Français passa commande de deux somptueuses Delahaye blindées, l’affaire ne manqua de soulever la polémique. Premier apparatchik du PCF de 1930 à 1967 et dévot de l’URSS ayant élevé le stalinisme au rang de seconde religion de France, Maurice Thorez fut aussi le premier homme politique français à rouler dès avant la guerre en voiture blindée. La précaution n’avait certes rien d’un luxe éhonté à une époque où le spectre du Moujik tenant un couteau entre ses dents hantait encore les bourgeois honnêtes. De là à rouler dans la voiture des capitalistes à gros cigare que stigmatisait la propagande gauchiste, il y a un pas que le PCF n’hésita pas à franchir.
En 1950, le parti des fusillés offrit aux camarades Maurice Thorez et Jacques Duclos une paire de Delahaye 180 blindées. La prestigieuse firme de la rue du Théâtre n’en produisit qu’une petite dizaine d’exemplaires à l’intention de clients aussi peu suspects de dérives marxistes que le roi du Yémen. A quatre millions et demi de francs la pièce, soit sept fois le prix d’une Traction 15-Six ministérielle et vingt fois la somme demandée pour une 2CV, l’évènement avait de quoi laisser perplexe. Dans la plus pure tradition de la haute couture automobile française, les deux élitistes véhicules furent carrossés artisanalement dans les ateliers d’Henri Chapron, Delahaye n’ayant fourni que le châssis type 180. Le six cylindres en ligne de 4,5 litres pour 120 ch avait fort à faire pour entraîner à 110 km/h maxi les trois tonnes de l’engin blindé aux glaces à l’épreuve des balles. Comme sur nombre de Salmson, Delage et Hotchkiss contemporaines, le chauffeur bénéficiait d’une commande de boîte électromagnétique Cotal manœuvrable du bout des doigts. Vue par l’homme de la rue, il faut bien reconnaître que l’allure quelque peu décadente de l’auto paraissaient assez éloignée des minima sociaux prônés par la CGT.
Du pain béni pour les caricaturistes et les plumes caustiques ! Peu coutumier des harangues révolutionnaires, le journal “Ce Matin“, apparenté RPF, constata ironiquement que : “Les ouvriers voient avec plaisir les coûteuses merveilles offertes par le PCF à son secrétaire.” Ce à quoi l’Humanité répondit que “Les ouvriers la regardent en effet avec plaisir, parce qu’ils ne veulent pas voir subir à leur plus sûr défenseur le sort de Jaurès… L’Humanité n’a en revanche pas souhaité rappeler que Lénine posséda une Rolls-Royce. Ou que les opulentes ZIZ utilisées par Staline, cet affable petit père des peuples comme chacun sait, n’avaient rien à envier aux tanks officiels prisés des nations “réactionnaires”. Le règne de Thorez achevé, le PCF évita de reproduire ce que l’on appelle pudiquement aujourd’hui une erreur de communication et les cadres du parti se montrèrent fidèles à la Régie Socialiste des Usines Renault (sic). Cela n’empêcha pourtant pas Georges Marchais de rouler en DS, cette icône bourgeoise des barons gaullistes et des capitaines d’industrie. La lutte des classes et les oppositions idéologiques, c’est bien, mais la nature humaine est ainsi faite que tout un chacun supporte honorablement les bons traitements et le confort quatre étoiles.
Chassez le naturel, il reviendra au galop ! Ouh là ! Pas si vite… J’en reviens à la libération ! Les vénérables firmes automobiles françaises se réveillent doucement de leur torpeur. Le premier constat n’est guère positif : un gouvernement qui se désintéresse de l’automobile haut de gamme, un plan industriel dénommé Pons qui les a mis de côté, et un marché national réduit à la portion congrue par des restrictions en tout genre. Anthony Lago, qui préside aux destinées de la marque depuis 1934, va s’attaquer courageusement au défi, grâce aux bonnes volontés de son entourage. Il dispose pour cela d’un atout de taille, le nouveau moteur T26, à double arbre à cames latéraux d’une cylindrée de 4.5L, attelé à la fameuse boite pré-sélective Wilson, que l’on retrouvait encore sur les autobus parisiens dans les années 80. Robuste et performant, car destiné à briller sur les circuits à bord des monoplaces T26C, ce moteur équipera une majorité de coupés Grand Sport, et surtout berlines, coachs et cabriolets Record, le plus souvent carrossées par l’usine elle-même. Rappelons qu’à cette époque encore le client sélectionnait un châssis roulant chez son constructeur, avant de le confier à un carrossier réputé, chez qui l’on choisissait une carrosserie de bon gout, chez Franay par exemple, ou bien au contraire plus voyant, chez Figoni et Falaschi.
Les réalisations de l’usine sont remarquables de finesse, d’équilibre et d’élégance, et la justesse du dessin a alimenté longtemps les spéculations sur l’auteur des lignes en questions. Des noms circulent toujours, Carlo Delaisse, qui œuvrait chez Dubos, en particulier. La carrosserie de la Lago Record dissimile un châssis classique, évolution des réalisations d’avant-guerre, qui ignore encore les mots allègement et surbaissement, contrairement aux Grand Sport à empattement court. Les suspensions et le freinage n’ont pas évolué, tout comme l‘allure générale de l’auto. L’exemplaire de mon essai est particulièrement rare, étant un cabriolet usine de première génération. Son allure élégante est due à la finesse de certains détails, dont les pare chocs et le pare brise sans traverse supérieure. Tout cela lui donne presque une allure de Figoni, et contraste finalement assez nettement avec les modèles de série II, dont les pare chocs plus massifs et les phares intégrés, ainsi qu’une dose de chromes supplémentaires ont plutôt nuit à la silhouette. Son état est irréprochable, ayant bénéficié d’une très belle restauration.
Je monte à bord, en prenant soin de bien refermer la lourde portière, dite suicide, car ouvrant d’avant en arrière. Un tableau de bord mêlant avec élégance sport et luxe me fait face. Le superbe alignement des compteurs noirs Jaeger Paris est mis en valeur par le contraste avec la superbe sellerie en cuir de luxe, épais et souple à la fois, qui recouvre tout l’habitacle, dont les passepoils et les piqures sont impeccablement exécutés. Un coup de starter, deux ou trois pressions sur l’accélérateur, et quelques tours de démarreur suffisent à réveiller le beau six cylindres qui sommeillait depuis quelques semaines. Le ralenti élevé génère un niveau sonore impressionnant, où transpire déjà l’héritage de la course, plutôt que le raffinement des concours d’élégance… Un petit temps d’accoutumance est nécessaire pour se remémorer le fonctionnement de la fameuse boite de vitesse dite “Préselective Wilson”. Il suffit en fait d’engager le levier de vitesse situé à droite du volant sur la position souhaitée, de 1 à 4 pour les vitesses, ou alors la marche arrière ou le point mort. Il faut ensuite actionner la pédale d’embrayage, très ferme, ce qui provoque l’enclenchement ou le changement du rapport.
Attention toutefois a débrayer d’un geste décidé, sans finesse. Faute de quoi, le mécanisme de la boite vous renvoie brutalement la pédale dans le pied gauche, ce qui projette votre mollet vers le haut, et donc votre genou dans le volant. Je l’ai appris à mes dépends, ayant oublié cette subtilité de la boite Wilson… Nous voilà partis sur les petites routes environnantes. Il fait un temps magnifique, et nous sommes ravis d’avoir défait la capote, malgré la complexité de l’opération. Comptez une bonne dizaine de minutes, on est encore loin des systèmes électro hydrauliques qui apparaissent déjà de l’autre coté de l’Atlantique. J’enchaine rapidement les rapports, appréciant cette commande montée sur la colonne de direction, qui peut être actionnés d’un doit, et qui permet de rétrograder rapidement tout en gardant les deux mains sur le volant à quatre branches en bakélite noire, qui équipait une grande partie de la production française de luxe. Le moteur est plutôt vif pour un “longue course”, il respire bien grâce à sa batterie de carbus, et monte dans les tours avec une relative allégresse, faisant de la Record une auto largement plus performante que ses concurrentes américaines ou européennes.
Celles-ci dépassaient alors péniblement les 150 km/h, et pour une durée de quelques minutes seulement. Il suffit donc de laisser la Record suivre sa route, sans baisser l’allure, qui dépasse aisément les 110 ou 120 km/h sur nationale, la vitesse de pointe frôlant le 185 compteur, soit un bon 170 réel. A ces allures, les remous d’air sont évidement importants, mais le confort est réel, car outre une habitabilité correcte, les larges sièges au capitonnage de crins et de ressorts compensent en grande partie les sautillements du train arrière. De plus, l’auto distille un plaisir de conduire réel, les pipes des trois carburateurs générant un superbe bruit d’admission à l’accélération, en harmonie avec le léger ronflement de l’échappement. La réserve de puissance encore importante donne l’agréable sentiment de dominer la route. La direction, très lourde en manœuvres, s’allège considérablement dès 10 km/h, et sa relative précision aide à placer le train avant lors des enchainements de virages. Bien sûr, le diamètre généreux du volant oblige le pilote a donner de larges mouvements des bras. La suspension est elle aussi plutôt ferme, mais ce défaut, dû à la conjugaison de débattements courts alliées à des amortisseurs fermes, autorise des mises en appui sans roulis excessif.
Au bout de quelques kilomètres, je commence à comprendre le mode d’emploi de cette grande routière. Un peu comme sur une 911, il ne sert à rien de tenter de corriger les petits écarts du train avant, dus à la rigidité des pneus que la suspension a quelquefois du mal à amortir. Car le jeu relatif de la direction, dû à sa forte démultiplication et à la grande dimension du volant, rend toute tentative de maintenir une trajectoire parfaitement droite inutile. Il suffit de laisser la Lago Record tracer sa route, sans se préoccuper de ce détail, en donnant juste un coup d’accélérateur de temps en tant pour dépasser les trainards. Le temps est superbe, et j’ajuste légèrement ma position de conduite, adoptant une posture moins tendue. Je savoure la beauté du paysage qui défile sous mes yeux à vive allure. Les routes de campagne sont belles, et l’absence d’éléments modernes inesthétiques, pylônes, zones commerciales ou lotissements pavillonnaires, me donne quelques instants l’illusion d’un retour dans le passé. Seul bémol, les engrenages et disques de la boite de vitesse Wilson génèrent une chaleur importante, mal isolée par la moquette en laine du plancher, qui chauffe doucement les pieds et les mollets.
Plutôt agréable en hiver, ce désagrément impose de rouler décapoté l’été. La magie de l’instant est vite brisée par un chauffard en monospace qui s’engage sur la voie à quelques mètres devant moi, sans tenir compte le moins du monde de ma vitesse ou de la distance. Il m’oblige à sauter sur les freins, les quatre valeureux tambours font ce qu’ils peuvent, je les soulage en descendant deux rapports d’un coup à l’aide du sélecteur de la boite, et ma Record ralentit à temps. La puissance du freinage m’a agréablement surpris, malgré la fermeté de la pédale, seul un léger déport vers la droite, assez caractéristique des autos de l’époque, m’a obligé à corriger ma trajectoire. N’en déplaise à Citroën, la vraie Reine de la Route est bien la Talbot Record, capable d’abattre des centaines de kilomètres à haute vitesse, sans fatiguer ses occupants. J’avoue avoir été séduit par cet étonnant cocktail d’une mécanique puissante alliée au luxe et à l’élégance de l’avant-guerre, reflétant toute la passion et le savoir faire de ses concepteurs et artisans. Une époque révolue, mais ô combien séduisante, que l’on peut revivre aujourd’hui sur quelques départementales isolées. Talbot-Lago prévoyait de dévoiler la T26 Record au Salon de Paris en octobre 1946.
La capitale a été choisie comme lieu de lancement pour attirer l’attention de la clientèle parisienne bourgeoise, le marché cible visé par la voiture somptueusement aménagée. Le nouveau modèle était disponible dans de nombreux styles de carrosserie, y compris un beau coupé, un cabriolet élégant ou une berline à quatre portes plus pratique. Également proposé sous forme de châssis roulant, ceux qui recherchent quelque chose d’encore plus spécial pourraient faire carrosser leur nouvelle voiture en dehors de l’usine. Sous la carrosserie choisie par le T26 se trouvaient un tout nouveau châssis et une toute nouvelle transmission. La suspension avant à ressorts hélicoïdaux entièrement indépendante assurait une maniabilité supérieure, tandis que la boîte de vitesses Wilson à présélecteur de marque était plus facile à utiliser que les boîtes à longs jets et à changement de vitesse lent qui caractérisaient les autres voitures de l’époque. Un moteur six cylindres à cames de 4,5 litres développé par Anthony Lago et Carlo Marchetti a donné 170 chevaux, faisant de la T26 Record l’une des voitures les plus puissantes au monde lorsqu’elle était neuve. C’était une grande route au sens classique du terme.
Après la Seconde Guerre mondiale, le carrossier Antem a développé une sélection de modèles de semi-pontons de bon goût caractérisés par une calandre inclinée vers l’arrière, des ailes avant qui se sont élégamment estompées dans la carrosserie et des panneaux arrière arrondis qui s’écoulaient harmonieusement dans le pont arrière svelte. L’effet global de ces carrosseries Antem était un style vif et sportif qui était en même temps raffiné, avec des variations montées sur d’autres châssis par Delahaye et Talbot. Représentatif de l’orientation des travaux futurs d’Antem, le châssis 101001 a été exposé sur le stand du carrossier au Salon de Paris de 1949 en tant que modèle de 1950. La voiture a été acquise par son propriétaire expéditeur en 2008 et, bien qu’achetée en bon état, elle a rapidement fait l’objet d’une peinture en métal nu et de l’aménagement d’un nouvel intérieur en cuir de tabac. Présentée aujourd’hui sous une forme rare de Cabriolet et portant une carrosserie attrayante d’Antem, cette Talbot-Lago T26 Record serait à l’aise sur la route ouverte comme sur la pelouse du concours. En 2008, on a célébré en grande pompe les soixante ans de la 2CV.
On l’a vue s’exhiber dans une prestigieuse exposition à la Cité des Sciences, briller de mille feux dans l’écrin flambant neuf des Champs Elysées et revêtue par Hermès sous les projecteurs du Mondial. Moyennenant finance, elle fait découvrir Paris à de riches touristes étrangers. Pour les fêtes, elle va s’offrir sur papier glacé en édition de luxe pour papas bibliophiles. Un destin hors du commun pour cette pauvre chose dont le président de Citroën a tout juste reconnu qu’on l’avait trouvée à ses débuts fort laide ! L’absurde appelant l’absurde, après tout, à une époque où l’on croise plus de VIP que d’ouvriers à la fête de l’Huma, le dernier chic dans les milieux distingués, c’est de faire “peuple”, si possible devant le plus grand nombre de happy few. Criminalisation des grosses cylindrées et vogue écolo aidant, il se pourrait bien qu’à l’avenir, se rendre en Citroën Ami électrique dans une soirée branchée en faveur de le dernière cause larmoyante, soigneusement accoutré dans la négligence calculée d’une barbe de trois nuits et d’un jean informe, le logo “Vaccinez-vous” bien en vue et le cœur en bandoulière, constitue le chic du chic pour briller en société. Et comme vous ne demandez qu’à émuler les singeries de ces leaders d’opinion qui régentent vos moindres faits et gestes, vous ne rirez plus. Vous roulerez avec.