Comment fuir Las Vegas ?
Où peut-on en une nuit : manger un steak pour une poignée de dollars, s’incruster dans un mariage mexicain, se faire plumer au black jack par un croupier, jouer au vidéo poker pendant treize heures d’affilée, siroter une piña colada servie dans une noix de coco, taxer une cigarette à une vieille de 85 ans sous aide respiratoire, foncer à bord d’une limousine aux frais de la princesse jusqu’au Spearmint Rhino, s’y frotter la queue contre une ex-Miss USA, dégueuler à l’arrière d’un taxi conduit par un ancien para, sniffer de la coke bas de gamme dans les toilettes du O’Sheas… et finir par trouver la carte miraculeuse, celle qui défonce la paire d’As de votre adversaire et vous fait gagner un tournoi de poker ? : À Las Vegas, et nulle part ailleurs.
Sans jeu de mots: un point de chute parfait.
Pour avoir été à Las Vegas et n’être jamais vraiment tombé dans la poubelle d’un Lost Vegas, j’ajouterai : atterrir dans une ville magique, hors-catégorie, factice, fascinante, dégoûtante, immorale, amorale, libre, vicieuse, éclatante, excitante, bluffante, désolante, mais jamais emprisonnante, il faut à peine 20 minutes pour s’évader dans le désert de l’Ouest américain, par le Sud, le Nord, l’Est ou l’Ouest, c’est donc une ville idéalement située, aux portes de l’horizon, de l’évasion, de la contemplation et de paysages spectaculaires.
Se divertir un peu (une nuit suffit !) et partir vite.
Avant de s’échapper dans ces grands espaces tout autour et bien au-delà de Las Vegas, pourquoi ne pas boire un cocktail au soleil, dans la piscine d’un hôtel-casino de luxe, donner sa carte de crédit et signer l’addition les jambes dans l’eau, jouer à la roulette avant d’aller profiter d’un apéritif sur une terrasse-lounge du 64e étage de “The Hotel” du Mandalay Bay, puis d’aller déguster un grand buffet à volonté, de préférence celui du Bellagio, du Planet Hollywood ou du Wynn… et de terminer la soirée, que dis-je, la nuit, à une table de poker du MGM Grand et d’aller se coucher quand le jour se lève sur la Vallée de Las Vegas.
Le visage blême de la ville en plein désert charismatique, l’industrie du jeu et ses combines déraisonnables, les stars du poker tout autant que les losers du jeu, les parieurs fous, les prostituées droguées, les motels et les quartiers glauques derrière les hôtels-casinos de luxe.
Je m’égare dans la Ville du Vice, dans ses faces cachées de Capitale des Néons et de l’Argent.
Le Misérable et le Sordide…, souvent déjanté, pathétique et arrogant à la fois, Las Vegas est dégueulasse.
Mes démons adorent pourtant les mauvais côtés de Las Vegas.
Tout est dans cette phrase noire et limpide : Fold, call or rise…?
Mais alors quelle densité colérique, quelle agressivité verbale.
Cela n’a pas duré longtemps.
Je n’ai pas vu venir le coup… de gueule.
Au début, je pensais même qu’on ne se dirait rien le temps du trajet.
Certes, il n’avait pas l’air sympathique, encore moins bavard, pas commode du tout.
Renfrogné.
Mal luné, même sans rien dire.
De ces personnes dont on sait intuitivement qu’il ne faut absolument pas déranger.
Eviter de poser des questions.
Même la pluie et le beau temps paraissent mal appropriés.
Pourtant il fait 41 degrés, il y aurait de quoi en discuter.
Mais non, pas aujourd’hui, ou même jamais…, alors on se tait, on attend.
Il répond, sans plus.
J’ose enfin une question anecdotique.
Ça sera une de mes deux seules questions.
Puis, à ma grande surprise, il desserre la mâchoire et me demande d’où je viens.
J’explique.
Malheur à moi d’avoir prononcé le mot journaliste, malheur à moi d’avoir évoqué les travers de l’Amérique.
Bien enfoncé dans son siège, assez baraque, la cinquantaine, le regard antipathique, il ne lâchera plus le morceau.
Il me demande ce que sont les Etats-Unis pour moi, trois, quatre fois, très offensif.
Question tellement ouverte et vague que je suis pris au dépourvu, scrutant au loin les montagnes du Nevada.
Il insiste, il mitraille : “hein, dis-moi, c’est quoi les Etats-Unis pour toi, tu peux m’expliquer ce que c’est, hein, c’est quoi?”.
En fait, on ne dirait pas une question, mais vraiment une attaque.
Mille réponses sont possibles.
Je n’ai pas l’énergie.
Alors il répond à ma place, intercalant entre chaque argument une nouvelle question, presque méthodique, comme s’il voulait me mener quelque part.
Ça ne dure pas plus de dix minutes…., mais tout son venin, son amertume, son écoeurement voltigent.
Très longtemps que je n’avais pas assisté à un tel déballage colérique et scandalisé s’agissant de politique, d’un système politique, de politiciens.
Tous impliqués, tous complices.
Le journaliste que j’étais irrespectueusement à ses yeux en a pris autant que George W. Bush, Dick Cheney, Barack Obama, John McCain, les partis démocrate et républicain, l’argent en politique, le système institutionnel américain, etc.
Vomissement classique sur l’élite politico-médiatique corrompue.
Mais là, l’homme en imposait par son physique et son amertume agressive.
J’ai essayé de placer quelques phrases pas trop débiles, de dresser aussi un portrait critique de l’Amérique et de son gouvernement.
Impossible.
Jamais assez critique, j’étais grillé d’emblée.
“Républicains, République, Démocrates, Démocraties, les médias devraient avoir une honte sans nom d’utiliser encore des mots comme ça pour parler de politique américaine”, me dit-il en substance.
Il a hurlé sur les médias qui ne parlaient pas assez de la “monarchie”, du “royaume oligarchique”, de la “dictature” américaine…, l’empire du mal !
Elite de riches, argent, pétrole, manipulation de l’opinion, mépris, corruption, etc.
Evidemment, tout y a passé.
Que faire, que dire d’intelligible dans pareil moment de crachat verbal.
J’ai osé un “calm down”, il s’est éteint d’un seul coup.
Pas de sourire, un vague grommellement, sans doute un salut ou un “take care”.
La tempête s’est arrêtée d’un seul coup.
N’empêche : impression désagréable d’avoir pris une sacrée fessée verbale.
Ce serait un peu facile.
Difficile de faire le lien entre la nature avoisinante et les traits d’un visage.
Il n’empêche, ce jour-là, le visage menu et timide de la responsable d’une petite station d’essence faisant également office de petite bibliothèque communale semble porter sur lui tous les malheurs du monde, provoqués par la flambée du prix des carburants.
La cinquantaine, la petite et discrète tenancière guette chaque voiture qui arrive, le client d’une station service est toujours servi, c’est la règle.
Très peu bavarde, comme gênée par les prix affichés sur la colonne d’essence (près de 4,3 dollars le gallon – un gallon équivaut à 3,785 litres), elle se donne le plus de peine possible pour rendre service.
Pour amadouer le client, on dirait.
Le chemin entre la colonne extérieure et la caisse enregistreuse dans sa station-bibliothèque ressemble à un chemin de croix imposé au client.
La facture lui paraît déshonorante.
On ose à peine lui demander ce qu’elle pense de la situation.
Ça se lit sur son visage: elle est désolée.
Sur le comptoir, le journal du coin, une photo de Barack Obama et d’Hillary Clinton en Une.
Elle jette un regard évasif sur la pile de journaux.
A-t-elle voté ?
Son essence si précieuse mais trop chère qu’elle vend dans sa station-service, lieu de tous ses malheurs actuels, en même temps, seul lieu auquel se raccrocher pour gagner sa vie.
La voix n’a plus rien à voir avec la timidité du début, la réponse encore moins, ferme, catégorique, rancunière, oui, presque agacée d’entendre une telle question offensante : “Non. Je n’ai pas voté. Je ne vote pas. Ça ne m’intéresse pas du tout. La seule chose qui m’intéresse, c’est le prix de l’essence”.
On aimerait lui apporter par superstition un peu de bonheur à ce petit bout de femme empruntée et fâchée à la fois.
On espère que les livres de sa station-bibliothèque lui offrent l’évasion nécessaire pour s’extraire de ses soucis quotidiens.
Et malheur à ce prix de l’essence.
C’est une nuit d’été.
Chaude, très chaude, dans beaucoup de sens du terme.
Une nuit d’été à Las Vegas.
Il y a ce fameux panneau à l’entrée de la capitale du jeu: “Welcome to Fabulous Las Vegas Nevada”.
Bienvenue dans la fabuleuse Las Vegas, celle de la marge, de la noirceur, de la dérive, du désenchantement, la ville des côtés obscurs où les néons s’éclipsent, le décor s’inverse, où rien ne va vraiment plus.
Pair, impair, la ville qui perd ses illusions, aucune paire d’as, plus aucun chiffre flamboyant, dés immobiles.
Une ville artificielle ou on est vite anéanti, qui fait s’écrouler, se déliter psychologiquement et physiquement, ou on ne se retrouve plus, ou on se fuit à sa manière, ou on se démonte lentement.
Comment fuir Las Vegas, l’une des villes les plus immorales et amorales des Etats-Unis, si ce n’est du monde ?
L’angoisse y est à la hauteur de l’électricité dans l’air de Las Vegas, l’aventure est à la dimension d’un décor saturé de lumières plus folles les unes que les autres, de bruits plus hypnotisants et étourdissants les uns que les autres, de divertissements plus spectaculaires les uns que les autres, d’architectures plus mimétiques les unes que les autres.
Une surdimension géniale et si fausse, fabuleuse.
Et forcément vite rattrapée par un redimensionnement si cruellement réel.
Un cambouis moins rose: plus ordinairement nébuleux.
Alors Las Vegas, dans ce genre de virée vaste mais hésitante, fière mais maladroite, le risque est très réel lui aussi de perdre son chemin, celui de la norme et du sens.
Dans cette ville hors catégorie, surréelle, hors-la-loi, on fuit tous quelque chose entre inévitable auto-sabotage et rédemption espérée, jonglant autant avec des rêves de gamins qu’avec des petites combines de crapules, traçant une route hasardeuse.
Les dés sont mal jetés, la roulette tourne mal, les cartes sont mauvaises.
Dans ce tourbillon nocturne, on découvre des filles toxico au crâne rasé, en place de princesses bronzées…, des livreur de films X paumés, en place de play-boys fortunés…, des strip-teaseuses en mal de gloire et d’amour, en place de business-women féériques…
C’est sec comme le désert…, chaud comme le soleil du Nevada…, électrique comme Las Vegas…, pseudo-érotique comme la pornographie…
Roadtrip Timelapse/Drivelapse from 12,225 mile roadtrip around the USA from August 2011 – October 2011 compressed into 5 minutes.