Speedster GDT…
Gene Dickirson, ingénieur de chez Ford, s’est retrouvé retraité en 2000 avec huit autres ingénieurs ex-employés du géant américain comme lui…, disposant d’un confortable pouvoir d’achat tout en sachant qu’ils partaient pour trente ans d’une nouvelle vie, leur principal souci fut dans un premier temps de jouir d’une tranquillité bienvenue pour profiter “de cette retraite bien méritée” tout en donnant leur avis sur tout, tout le temps et partout, alors qu’ils étaient déconnectés de la réalité et jugeaient les autres à l’aune de leur propre histoire.
Ils se sont alors incrusté dans diverses associations, dans la vie locale, dans les partis politiques, imposant leurs idées par le nombre et fermant leur clapet aux jeunes qui cherchaient à faire évoluer les mouvements.
On les a écouté, car leur expérience leur donnait de la respectabilité, mais ils empêchaient tout changement, car leurs références restaient celles de leurs rêves enfouis, votant pour les plus ringards, obligeant qu’on tienne compte de leurs choix et devenant les nouveaux princes d’une société sans repères.
Leurs lubies sont devenues les lubies de tout le monde par médias locaux interposés, puisque c’étaient eux qui faisaient marcher les télés et les journaux : la santé, la sécurité, les placements, la vie de la bourse, les films des années soixante, le rock, les Bee-Gee et Elvis…, des sujets dont tout le monde se serait moqué sauf que par bienveillance leurs proches les resservaient en permanence pour leur plaire.
Et on a finit par les voir tous les matins, prêts, la poignée du caddie bien serrée dans leurs mains décharnées, à neuf heures précises, sur le parking du supermarché…, dès que le rideau métallique s’ouvrait, ils se précipitaient, se bousculant les uns les autres comme s’ils allaient manquer de nourriture…, déambulant dans le magasin, attrapant leur chocolat, leur jambon, la bouffe pour chats, pour chiens, leurs gâteaux, leurs yaourts, en retournant tous les rayons pour avoir les plus frais…
Tout cela avant de se ruer vers leurs voitures et retrouver leurs vieilles femmes aigries devant leur télé toute la journée jusqu’au soir en enchaînant les feuilletons et les jeux débiles.
Plus d’activité, plus d’amour, plus d’espoir, plus de projets…, sauf soigner leurs douleurs, la diarrhée verte, la constipation, la prostate, les cancers divers et variés…
Leur univers soudain s’est agrandi avec Internet et ils ont envahi la toile avec l’idée de concurrencer Ford et General Motors en créant une automobile révolutionnaire : première étape, créer une société, puis un projet…, la voiture visée : la Corvette.
Installé à Détroit dans le Michigan, la petite société a présenté son premier bébé 5 ans plus tard, tout simplement baptisé “GDT Speedster”, un exemplaire unique, au style basique issu d’un agglomérat de pièces Chevrolet…, une infidélité totale à Ford puisque les soubassements, le châssis, le berceau moteur, les trains roulants ainsi que la mécanique, provenaient d’une occasion découverte chez le garagiste du coin…, une ancienne Chevrolet Corvette C4 de 1994 de laquelle avait également été prélevé le V8 5L7 (300 chevaux à 5000 T/m pour un couple de 461 Nm à 3600 T/m).
La boîte de vitesse automatique Hydramatic à quatre rapports également récupérée, envoyant la cavalerie aux roues AR 335/30 (Jantes alliage de 18 pouces) via un différentiel autobloquant, jusqu’à 275 km/h, le 0 à 100 étant atteint en 5,5 secondes ….
La carrosserie était entièrement en fibre de verre, le tout affichant un poids total de 1470 kilos…, la devise de la maison fut définie : “Pourquoi réinventer la roue alors qu’il est vraiment plus simple et beaucoup moins couteux de la moderniser”… et dans cet esprit, le bouchon d’essence était celui d’une Mustang, les charnières de portes provenaient d’un Ford F-150 et le pare-brise était celui d’une Jeep Cherokee.
La voiture fut annoncée à 300.000 US$… et si personne n’est venu l’acheter…, je suis un des rares téméraires qui a osé l’essayer…
Je n’écrirai rien de mon expérience au volant de la GDT Speedster, sauf que j’en suis sorti vivant…
Je sors enfin de la voiture…, je pose les pieds sur le trottoir, mon regard embrasse le carrefour devant moi…, je me dis sans nul doute possible qu’essayer cette abomination à peine roulante et semi roulable était une connerie…., me voilà au pied du mur des certitudes, persuadé par je ne sais laquelle, que le prochain essai d’une Nième bagnole marquera inéluctablement le début d’une fin…, ou l’inverse.
Je ne suis pas sûr de pouvoir bien distinguer les premiers effets qui se mêlent à la fatigue et à la faim…., mes pas sont sans volonté et systématiques, insufflés par je ne sais quel automatisme diabolique, j’ai du trop anticiper cette satanée machine… et je souris intérieurement en constatant que j’ai passé cette épreuve avec succès.
Je suis toutefois, maintenant, enfermé dans mon esprit…, mon cerveau fonctionne rapidement, hors de tout contrôle et dérive inéluctablement vers des pensées lubriques, sans savoir pourquoi…, je tente de me rattacher à la réalité, de me concentrer sur l’environnement…, mais, sans arrêt, je reviens à moi comme arraché à un songe… et je repars, inexplicablement.
En moi s’opère une alchimie étrange…, je suis tiraillé entre moi qui pense… et moi qui observe…, de haut… et qui ne manque pas d’ironiser sur le sort du premier…, je me demande si je ne vais pas finir avec une personnalité éparpillée comme dans un film de Cronenberg…
Pour le moment les effets de cet essai sont très somatiques : faiblesse respiratoire, bâillements incontrôlés, fourmillements interminables dans les jambes, hypotension, sensation de pesanteur des membres, mon cœur rate un battement comme un cheval à trois pattes, ma main est prise de soubresauts… et la chaleur est insoutenable…, c’est dans cet état que les choses sérieuses ont commencé.
Transformé en bête sauvage ; mes jambes ne me tiennent pas, j’ai du mal à respirer, je me sens fébrile et bizarrement observé…, je respire l’air libre avec soulagement, je me penche légèrement en avant et je vomis tout ce que je n’ai pas avalé depuis plus de dix-huit heures…
Ca va durer quelques minutes comme ça…, chaque protestation de mon estomac fait place à dix secondes d’un répit lucide qui me permettent de me dire à moi-même que ce que je vomis est bleu… et toujours cette ambivalence d’esprit.
Je viens de subir une heure dévastatrice…, étant donné la réaction de mon corps, je dirai que globalement que la montée d’adrénaline est terminée… et que maintenant je vais être dans cet état pour une durée d’environ six heures…
Pas de solution miracle : rentrer, dormir, et espérer baiser… et enfin, arriver à l’hôtel…, fini cet enfer, exit les gens, bonjour la nuit réparatrice et demain sera un jour forcément nouveau.
Une heure s’est écoulée…, mes yeux sont grand ouverts…, le sommeil refuse de s’abattre sur moi…, j’erre sans but sur une mer peuplée d’angoisse et d’idées imprévisibles, incapable de nager pour rejoindre la berge du sommeil…
Je suis exténué, achevé, je n’ai même pas faim, pas envie de bouger, rien, le néant…, cet endroit précis, où un humain n’a rien à faire et où il ne se trouve que quand il est soumis à des conditions de stress exceptionnelles, c’est la place du sommeil…, finalement, il doit être vers 3h30, la dernière fois que je regarde l’horloge…, tout vient à point à qui sait attendre.
8h30, la sonnerie du réveil est insensible aux affres du monde…, je sais que j’ai affreusement mal dormi…, agité pour trouver une place chez Morphée, qui n’existait pas…, je m’assieds processionnellement, pose les pieds à terre et ouvre les yeux sur un monde connu…
Je n’ose pas bouger…, je sens mon pouls battre anormalement vite…, je ne transpire plus…, je suis véritablement anéanti et une partie de moi-même vient d’être ébranlée par la perte d’une de ces grandes certitudes rassurantes qui rendent la vie possible…, la nuit ne résout pas toujours tout…, comme si je venais de me faire à l’idée qu’un jour, j’allais éternellement devoir essayer la même voiture.
Je calcule très vite les possibilités…, nous sommes vendredi…, il est 8h35…, je sens un progrès, une libération progressive, si bien que vers midi je suis ragaillardi, presque maître de moi-même, à ce rythme-là, ce soir, ce sera complètement passé…, malheureusement ça s’est arrêté là et quand le soir est venu, j’étais toujours dans cet état : ni faim, ni soif, ni envie de pisser, ni mal, ni bien, ni maître de soi… et la sensation d’ultime effroi que cet état est finalement tellement supportable qu’il pourrait bien devenir permanent…
Il me faut rester perché en pleine dissociation…, si je n’étais pas si orgueilleux, j’aurais imploré une divinité supérieure à laquelle je n’aurais pas cru pour qu’elle m’accorde sa pitié et me rende mon moi que j’étais avant…, il me faudra au moins six jours entiers pour recouvrer l’usage de tout mon corps et tout mon esprit.
Le lendemain fut surtout marqué par une sourde apathie…, dimanche commencèrent les angoisses profondes…, chaque jour m’apporta son lot de nouveaux symptômes et son lot d’améliorations…, en pleine rémission, je me rappelle avoir dit que les expériences intenses d’essais automobiles sont des choses précieuses…
J’ai longtemps voulu détruire cette idée selon laquelle c’est seulement dans l’épreuve, dans la souffrance qu’on apprend quelque chose, qu’on devient quelqu’un d’autre…, mais le temps n’y a rien fait et j’en reste intimement persuadé…, ce qui ne doit pas nous empêcher de comprendre nos limites et de considérer notre savoir avec humilité, et sa recherche avec prudence.
La peur, ma douce amie la peur, m’a rappelé une fois encore les réalités bien concrètes de ce monde atrocement pragmatique…
Je vais m’offrir un peu de calme pour retrouver le goût doucereux du monde des vivants en attendant qu’une nouvelle envie d’idéalisme primaire me ramène par des déviances dangereuses en quête mythique et désespérée de lyrisme aveugle et de vérité sublime…, l’illumination…
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