Hot-Rod Truckin’…
Abouti à chacun de ses niveaux, envoûtant et onirique, ce Hot-Rod Truck est un chef-d’oeuvre qui surpasse, formellement, tout ce qui a été vu ces dernières années dans l’univers du Hot-Rodding qui, tel que je l’ai vécu dans un site il y a quelques jours, devient parfois et malheureusement, comme un mauvais trip dont on voudrait qu’il se termine pour toujours, laissant à cran avec un goût émétique dans la bouche ; apothéose de l’horreur et d’un gâchis pour rien, des vies brisées pour quelques miettes de splendeurs factices, la détresse sans fin de personnages n’ambitionnant qu’à un bonheur simpliste, mais implacablement détruit par les solutions artificielles et trompeuses, qu’ils emploient pour y parvenir.
En dépit des nombreuses questions qui resteront sans réponses, il est possible, plus ou moins, de comprendre que dans cet éternel combat entre deux contraires, personne ne gagne et personne ne gagnera jamais vraiment…, l’humanité se construisant et se reconstruisant sans cesse sur des bases multiples et antagonistes qui font tout l’intérêt, toute la complexité de la vie.
Randy Grubb et Michael Leeds forment un duo d’artistes carrossiers, atteints de démence du métal et de la personnalisation qui aiment faire les choses différemment…
En Hot-Rodders Zélotes, ils se sont associés pour réaliser une poignée de projets de grande envergure, dont les Truck’s Blastolène et Big-Bertha, deux Hot-Rod-Trucks glorieusement surdimensionnés et équipés de moteurs V-12 récupérés de camions de pompiers Peterbild.
Alors que chaque véhicule a été construit dans des États distincts aux USA, Randy dans le col de Grant / Oregon, et Michael à Santa Cruz / Californie…, les deux compères ont partagé leurs talents et techniques pour créer ces véhicules.
C’est une balade élégiaque commune, une oraison mystique, l’étude naturaliste d’un chant du cygne qui préfère rêver les raisons de la mise à mort d’un mythe plutôt que celles qui l’ont construit… et sans que ces raisons ne soient d’ailleurs définies ou même explicitées.
Avec Randy, son affliction pour les V12 de Big-Truck et sa propension à construire des engins personnalisés hors normes et dimensions (overscaled), il n’est pas étonnant qu’il a choisi un Peterbilt gargantuesque en lui donnant la forme d’un coupé du début des années ’30, après 3.000 heures de travail réparties sur une période de 18 mois.
Cette expression libératrice s’est manifestée principalement la nuit, dans une paisible transe, dans ces moments exaltés où Randy soliloquait et murmurait quelques litanies mystiques qui le guidaient dans ses gestes et son inspiration.
Que son oeuvre soit finalement perçue comme médiévale ou même primitive-moderne…, qu’importe, elle est avant tout sublime.
Ce renouveau essentiel et formaliste dans la vision de l’Ouest américain, surprend par son design erratique, par son refus des clichés existants et d’un quelconque héroïsme sur des peintures customisées qui ont fait leur temps ; pas de soleils couchants ni de glorification doucereuse de femmes nues, mais de l’aluminium vernis…, une langueur assumée, spectrale et hypnotique.
L’intérieur est spartiate avec les panneaux d’aluminium, mais les sièges sont fait-main, en cuir de Rogue-River / Oregon, de même que les sacoches “de selle” montées sur chaque intérieur de porte.
Le seul autre “ornement” dans la cabine est un ensemble complet de jauges Warner-Stewart.
Même le volant et le pommeau de levier de la transmission (à quatre vitesses) Allison, sont en aluminium.
Si vous avez jamais vu le châssis d’un Peterbilt, vous vous rendrez vite compte qu’il n’a pas l’esthétique ou la géométrie pour un caricaturer le train rigide d’un Modèle T’Hot-Rod.
Pour résoudre ce “problème”, Randy a construit un châssis sur mesure en utilisant des sections tubulaires en 3×6 pouces.
Le châssis devait en effet supporter le massif V12 de 4.500 livres.
La suspension avant est composée d’une poutre GMC, avec une lame de ressort montée transversalement.
Randy n’a pas pu trouver une boutique de chromage qui sache “lisser” son train avant rétréci, de sorte qu’il a passé des heures à le préparer pour un placage de nickel-chrome qui donne au métal une lueur caractéristique.
Des freins Baer ont été installés afin d’obtenir une puissance d’arrêt plus que suffisante, même pour un Drag Racer équipé de jantes qu’il a usinées à partir de deux blocs d’aluminium.
L’arrière est tout aussi robuste, avec un essieu Rockwell (monté avec des engrenages 2.67:1) sur ressorts à lames quart-elliptiques et une triangulation à quatre bras.
Le moteur est un Detroit Diesel “71” de 1974 gavé par deux compresseurs 6-71, le tout délivrant 475 chevaux à 2.800 tours/minute !!!
Pour ceux d’entre-vous qui ne sont pas familiers avec les moteurs diesel classiques avec compresseurs, le “71” vient de la cylindrée de chaque cylindre, de sorte que le déplacement total du V-12 est de 8.520ci, ou 14.000cc.
Face aux étendues sauvages, derrière des vitres de ce Hot-Rod-Truck, les silhouettes noires, désincarnées et floues de Randy et Michael, sont comme des ombres de papier découpées, comme engourdies dans leurs linceuls….
Leur chef-d’oeuvre brutalise nos consciences comme un électrochoc consumant ; c’est une plongée cauchemardesque, lente puis syncopée, dans l’abysse noir de l’indépendance, à l’opposé de la débâcle obsédante vers les enfers de la déchéance et des désillusions.
À chacun son rêve de gloire éphémère, à chacun son atroce agonie, insupportable et ravageuse.
Au-delà du constat terrible d’un processus infernal d’accoutumances chimériques et suicidaires, imposées par une société d’argent et de spectacle (le paraître avant l’être), cet engin délirant exprime à la manière de ce que subissent ses protagonistes : ataraxies, ruptures, répétitions, flashs et affolements…, dans un arsenal de corrélations visuelles tendant à exprimer, au mieux, un style fragmenté et ritualisé.
C’est un vrai choc esthétique qui tourne peu à peu au crescendo oppressant et au fracas émotionnel.
Je me suis, grâce à lui, intéressé ici, non pas au Hot-Rodding “classique” et ses faux-mystères lyriques, mais plutôt à l’être humain, à celui durement confronté à son rang, à son époque et ses tourments…, qui se réalise en secret…
Dédaigné, ignoré, puis révélé…, finalement oublié…, seul face à un horizon ouvert à tous les rêves, à tous les désirs… et pour qui créer est comme un acte divin, une profession de foi décalée artistiquement et socialement, dans une vie sans bonheur particulier, sans amour de personne, cortège sinistre d’éreintements, de fatigues et de frustrations…, dans tout ce gris existentiel, il y a pourtant la certitude d’une joie, celle de la création qui la consacre, qui la fait s’exprimer totalement, par petites touches, par petits riens, fait d’une humilité et d’une sobriété (trop) rigoureuses, massives, terriennes, qui nous transportent vers un meilleur possible !