My little red Roadster…
Le jour où l’on prend ses marques, le jour où l’on croit s’être levé tôt et où l’on découvre que tout le monde est sur le pont depuis bien longtemps, ce jour vous laisse tout juste le bonheur de votre air ébahi et sot, histoire de comprendre avant de saisir que vous aviez prévu de shooter quelques photos… Les photos viendront. Je sais déjà celles que je veux prendre : clichés sans doute, au double sens du terme. C’est au fond toujours la même histoire du sujet et de l’objet, du sujet cherchant à capter l’objet, l’histoire de la connaissance, de la technique, l’histoire de la séduction mais de la création artistique aussi… L’histoire tout court qui ne s’ébroue qu’à la surface : ce sujet si puissant, tellement matamore, superbe mais tellement étriqué qu’il en croit pouvoir finir avec l’objet en lui imposant ses normes, ses règles, sa méthode, sa logique d’équarisseur. Mais l’objet n’a que faire de nos catégories, et ne se justifie pas.
C’est là toute la difficulté mais tout le sel aussi de l’aventure : on ne rentre pas, jamais, dans l’épaisseur des choses, c’est au reste par cette résistance qu’elles se font et nomment les objets, au mieux tournons-nous autour ! L’essentiel pour moi aujourd’hui est de succomber à l’imaginaire de raconter une histoire comme dessiner des paysages trop extérieurs. Donner sa chance à l’épaisseur mais donc au silence. Il me souvient d’avoir autrefois fustigé la vanité des voyages, des découvertes redoutant que nous ne transportions jamais ailleurs que notre misérable petit nous-même et que, tout ce qui fût important au monde et dans la vie, se trouvait bien assez dans les livres. J’avais évidemment tort. Quoiqu’il vaut mieux écorcher ses doigts à la sclérose des choses mais l’humilité n’y est pas conquise pour autant. Ce serait tellement simple.
Ne s’excentre pas qui veut et le déplacement n’en est qu’une aisée mais médiocre métaphore. Ne surtout pas promener ses yeux sur le monde en y quêtant le signe de sa propre suffisance. Revenir sur ce qui précède parce qu’à la fois ce me semble anodin et crucial. Depuis lundi dans un lieu où je n’étais jamais venu, sur un continent que j’avais trop foulé ; dans une culture qui me dépasse d’entendements, j’avais l’occasion de “shooter” un p’tit Rod rouge pour pasticher une déviance des Rolling Stones : “Little Red Roaster” au lieu de “Little Red Rooster”…Et quoi ? devrais-je être troublé ? Désarçonné au moins ? Je ne le suis pas du tout ! Bien sûr je n’ai encore rien vu et puis, avec une franche délectation, j’avoue me laisser guider paresseusement, contrefaisant moins le touriste d’ailleurs que le niais. Disons le candide pour faire moins tarte…
J’adapte les paroles : J’ai un petit Roaster rouge – Je suis trop paresseux pour y rouler tous les jours – Je chasse les femelles de basses-cours – Je suis contrarié dans tous les sens – Oh, les chiens commencent à aboyer et les loups à hurler – Oh, Attention, des gens étranges s’agitent parce que mon petit Hot-Rod rouge rôde – Si vous voyez mon petit Hot-Rod rouge, invitez moi pour toutes déraisons – Il n’y a pas de paix dans les basses-cours humaines… La version originale manque de poésie, ma version est trop courte. Little Red Rooster (initialement intitulée The Red Rooster) est une chanson blues écrite et composée par Willie Dixon enregistrée pour la première fois en 1961 par Howlin’ Wolf. Sam Cooke adapte la chanson en 1963 qui devient un succès aux États-Unis à la fois dans les charts pop et rhythm & blues. Sa reprise par les Rolling Stones se classe no 1 des ventes au Royaume-Uni en . Après It’s All Over Now, c’est leur second numéro 1.
Pour faire savant, rien de plus à craindre que l’ethnocentrisme surtout pour quiconque n’étant guère sorti de chez soi, de son pays, eût vite été tenté de confondre la diversité des nations pour la diversité totale des compossibles. Sauf à considérer, pour peu que je me revendique philosophe, qu’en matière de jugement, j’aurais appris au moins autant le principe de rigueur que celui de précaution qu’autrefois Aristote nommait la prudence. Ici, on plonge dans l’action et l’on échappe ainsi à la fois à l’universel et au nécessaire : le terrain de la morale est miné, il l’a toujours été, dangereux évidemment. Mais quoi je ne suis pas censeur, ni juge… Touriste paresseux, oui, ce doit bien être lui le destinataire de ces croisières corsaires dont je fus le client, l’acteur…le patient. Une des rares activités touristiques qui marche et donc fait vivre… soit !
Une armada de bateaux de pêche remaquillés en navires corsaires accueillent ce qu’il faut de touristes, pas plus vulgaires que d’autres ni même plus gras, mais cette engeance curieuse de femelles, sans doutes appareillées à rien mais arcboutées à une libido d’autant plus tyrannique qu’expirante, promptes à frétiller devant tout Adonis dont la fermeté du pénis et des muscles fessiers, vaudrait promesse d’extase même seulement sublimée. Vulgaires ? Comment dire ? Non ! Plutôt guiguittes ! Bavardes comme si leurs vies ne tenaient qu’au fil ininterrompu de leurs billevesées. Toujours en boucle répétées comme si l’horizon obstrué de leurs espérances interdisait que rien de nouveau puisse seulement se dire à défaut de se vivre. A l’aller mais surtout au retour, ces volailles parfois fort empesées pousseront le luxe jusqu’à joindre le geste à la parole en esquissant un pas de danse…
Enfin plutôt trace poussive que pas ; rustique bourrée plutôt que danse… Je crois même avoir reconnu l’équivalent si Français de “La pêche aux moules” et ceci juste pour l’extase contrefaite d’approcher et imiter les pas de l’Adonis. Durant le repas, ce fut une autre affaire : de me voir, assis à leur table, elles caquetèrent, interminablement ! Etais-je de leur poulailler ? Avais-je payé mon écôt pour ainsi oser m’imposer sur leur perchoir ? Mais nous sommes un de trop ? Mais qui n’a pas payé ? Ah je sais… La poule n’a jamais brillé par son intelligence ! Mais la poule rassise … ! Voici la bestiole uniquement préoccupée d’elle-même, disposée à contrefaire la modernité en s’échangeant via leurs Smartphones quelque traces de leurs raids antérieurs : je ne sais pas si la vieillesse est un naufrage mais la retraitée de province, elle, est autiste de l’âme.
Elle bloque sur des segments de phrases, des parcelles dépareillées de comportements, des éclisses éparpillées de sens. Pas un disque rayé, non ; le hoquet de l’être. A l’arrivée, la cohorte, écrasée par la chaleur, se plongera dans l’eau d’où elle ne ressortira que deux heures plus tard pour le retour via une halte déjeuner. Bien sûr, j’aurais pu remarquer autre chose : Que sais-je ? La diversité des femmes, certaines enrobées de parures magnifiques, d’autres en nudité estivale, entonnant quelques sulfureuses vindictes… Il m’en souvient, là, maintenant, parce que je vais en chercher les traces dans ma mémoire, qu’aux temps de mon enfance, le religieux était d’autant plus présent que je vivais dans les terres concordataires du Nord ; d’autant plus bariolé qu’en ces ultimes années les mineurs de fond disparaîtraient bientôt ! C’est bien le souvenir que j’aime à garder de ces temps d’enfance, par ailleurs si anodins
Quand se croisent ainsi les séquelles de lobotomisations sans qu’aucune ne puisse se dire majoritaire, quand les populations s’entremêlent à ce point en ces lieux de frontières, de passage mais aussi d’écueils, la diversité est le paysage ; n’en est pas le prétexte. Sans idéaliser pour autant, car la tolérance n’est ni un état, ni une vertu, tout au mieux une tension… l’indifférence dut bien prendre sa lourde part, la méfiance ou le mépris, mais au moins la diversité était-elle un fait … Et si d’aucuns d’entre nous affectaient de se la jouer stupides, qu’était-ce d’autre qu’un jeu, une posture ; une alors aimable galéjade ! Savons-nous encore la différence qui grève le charme d’un coucher de soleil de l’incroyable nostalgie qui nous empèse devant ceux-là qui sont révolus ? Qui nous ramènent à nos soupirs, désarrois autant qu’à nos sentiments prompts à éclater.
Nous ne jurons ainsi que par nos amours embellies et poursuivies tels des rêves où s’attarder pesamment de peur qu’ils ne s’achèvent mal. Qui pourtant, le plus souvent s’épuisent avant même que nous ne le percevions mais que nous consentons si maladroitement à conclure qu’à la fin, elles ressemblent à nos plus impardonnables échecs. Nous supportons cette sphère rougeâtre qui se joue de l’horizon parce que nous savons que demain elle réapparaîtra, fidèle aux prévisions, là-bas, de l’autre côté. Ce qui tourne ainsi sempiternellement peut, à l’occasion, nous angoisser mais recèle pourtant des trésors de consolations. D’entre ces deux écueils, nous nous insinuons, ballottés, manquant cent fois de chuter mais nous relevant, de plus en plus mal pourtant, avant de ne le même plus désirer.
Les anciens avaient imaginé un détroit où d’entre Charibde et Scylla, il leur faudrait cheminer sans plus être engloutis par l’une que pourfendus par les cris de l’autre : tels nous sommes, déchirés entre l’impossible ascension d’une paroi lisse d’autant plus fièrement dressée qu’elle n’offre aucune aspérité d’où la saisir, et la spirale vertigineuse et fatale qui aspire dans le gouffre épais et noir. Nos révolutions racontent les mêmes histoires, qui se piquent d’être des ruptures quand en réalité elles se contentent de refermer l’orbe et regagner leur point de départ. Serait-il seulement un de nos chemins qui n’hésiterait pas d’entre la ligne et la courbe en prenant l’une pour l’autre, en contrefaisant l’autre croyant emprunter l’une ? Il n’est pas vrai que vivre avilisse : tout au plus est-ce nous qui, souvent, dérogeons plutôt à la dignité de l’existence. Mais même de ceci je ne suis pas certain.
Sachant à peine d’où nous venons, ignorant totalement où nous nous rendons, comment se pourrait-il être pour nous souillure ou exhaussement ? Les grandes histoires débutent souvent dans le désert et l’errance du désert, et je gage que l’entrée nous en demeure interdite. Nous n’en avons pas fini encore avec notre préhistoire. Sénèque n’avait pas tort de suggérer qu’il ne soit pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va. Il serait ridicule de nous rengorger de fierté, absurde de nous mortifier. C’est bien ainsi que nous vivons : comme des pèlerins, épuisés, perclus et hagards gardant l’obsession pourtant d’un scintillement, là-bas du côté de l’horizon. A tort ? C’était un temps déraisonnable Mais en aura-t-il jamais été qui ne le fût point ? Entre guerres et passions fanatiques, misères, épidémies et catastrophes, l’humain semble peu avoir cédé au calme…
Et quand il s’en offrit enfin, les fameuses Trente Glorieuses, ce fut absurdement pour se croire maître suffisant pour saccager son jardin. Pourtant, entre sécheresse, canicule et pollution, dans un univers dont on perçoit confusément qu’il ne tient plus qu’à peu, qu’il a cessé depuis un moment de se fissurer pour désormais craqueler de toutes parts, entre les incantations sibyllines des uns et les objurgations acrimonieuses des autres, tout le monde vaque obstinément à ses empressements ordinaires comme si de rien était. Les uns traquent une forme de sagesse en des postures d’un autre temps et venues de si loin qu’on les croirait presque sacrées, tandis que les autres, fût-ce sous la forme et le prétexte d’un sport supposé maintenir en forme, pratiquent celui-là même qui met en scène la violence combative quand bien même celle-ci se targue d’être maîtrisée.
Jamais autant qu’en ces temps de bords de gouffre, ou qu’au moins nous ressentons tels, nous ne faisons si cruellement montre de notre incapacité à regarder notre avenir en face ni n’offrons si implacable illustration de la théorie du divertissement. Contrairement aux récriminations des idolâtres de la modernité, nous ne sommes une société ni du loisir, ni de la fainéantise ; uniquement du regard jeté ailleurs comme le ferait le jeune enfant se cachant les yeux espérant ainsi n’être pas repéré. Nous avions appris que la modernité avait débuté subrepticement lors de l’inversion d’un âge d’or placé désormais, non sans ruse ni orgueil, à la fin de l’histoire plutôt qu’au début. Mesure-t-on assez ce que de replis sur soi, de craintes, acrimonies et haines recuites se paie désormais, comme autrefois, cet horizon que ne dessine plus l’espoir, le progrès, le mieux, mais les affres et tremblements eschatologiques !
Ils ne préfigurent nul nouveau départ, seulement l’inanité vaine de tous nos actes ! Grouillent les Cassandre’s, pullulent les donneurs de leçons, croassent les inquisiteurs impatients d’en découdre, qui dérangent plus qu’ils n’inquiètent. Encore, pour cela faudrait-il les écouter. Qu’ils courent, pédalent ou marchent ils n’éviteront ni que la souillure ambiante ne corrode leurs corps plutôt que ne les aguerrisse ni que le monde, que pourtant ils proclament défendre et dont ils arguent vouloir se mieux rapprocher, ne se dépenaille plus avant. Rome, en ces rares occurrences où plus aucune main ne semblait pouvoir l’extirper de ses crises, savait, en presque dernier recours, inviter les dieux à ce grand banquet qu’on appelait lectisterne. C’était au moins en appeler à la grande réconciliation avec le monde, prélude obligé de celle, nécessaire, d’avec les hommes… Contact. Le V8 gronde. Je pars et vous passez à d’autres choses !
Combien d’histoires pourrais-je raconter encore ? Combien de mythes à seulement éveiller qui collent au rayon comme l’imaginaire au réel ?Oui, c’est ceci, tout juste, très exactement ce que je cherche à dire, à proclamer comme s’il s’agissait d’un mot de passe verrouillant l’entrée d’une caverne renfermant mes souvenirs et pensées… Ni Cénobite, ni Anachorète, ni dos voûté sur quelques grimoires poussiéreux, qu’éclairerait à peine un cierge épuisé, barbu comme seuls savent l’être les sages ou les grands pénitents, taciturne, maussade comme seuls peuvent l’être ceux qui se sont retirés du brouhaha des hommes, un de ceux qui par leurs assiduités et silences réunis parviennent à tout supporter. Je ne m’y trompe pas : c’est par cet enrobage que la vérité tient au réel ; que le réel conserve pour un petit moment encore l’épaisseur de la vie.
Jamais de lumière sans ombre. Ici, de manière presque miraculeuse, le juste équilibre d’une ombre qui ne dévore pas tout espoir, d’une lumière qui n’écrase rien. Elles s’épousent l’une l’autre avec doigté ! Qui aurait l’outrecuidance de me reprendre et la cuistrerie de barrer l’accès à mes propres sensations ? Je sais, et je crois l’avoir su toujours, que quelque pas que l’on avance, quelque ligne que l’on écrive ou quelque métier que l’on exerce, non seulement ils n’inventent rien, n’innovent jamais et parviennent au mieux à répéter ce qui toujours ponctue le temps. Me lassent comme jamais, et m’inquiètent toujours plus, ceux qui sempiternellement savent et s’empressent de leçon donner. Il n’est pas, dans les rais de l’être, de recettes pour ainsi fuser si droit et ne rien détruire, la lumière elle-même hésite entre corpuscule et onde. Geste métaphysique plutôt qu’ultime réquisit d’un artisanat en voie de disparition…