Premier Hot Rod, première branlée…
Anamary s’était emparée à son tour de l’ordinateur sur lequel j’avais arrêté de m’acharner, ayant déjà fait mon deuil et, l’examinant de son œil brillant entouré d’un épais trait noir, surmonté de cils enduits d’un mascara un peu trop gras qui les collait parfois entre eux, elle eut tôt fait de se rendre compte à son tour que ce que j’avais passé la matinée à essayer de faire : rallumer l’appareil en tapotant désespérément le bouton dans le châssis métallique, nul don inné, nul pouvoir magique ne lui permettrait de le réussir… était vain !
– Je crois que l’ordi l’est pété, dit-elle après l’avoir étudié.
Et, après avoir regardé l’appareil, elle ajouta d’un air savant, comme un grand professeur de médecine annonce à ses internes la maladie dont souffre un cobaye : pareillement qu’une fois lorsque j’avais renversé du café sur le clavier du mien… avant d’achever le diagnostic avec une pointe de sadisme …
– Pété… Mort ! Foutu à jamais ! A moins d’aller voir un génie de l’informatique, qui jettera un œil pour vous demain. Je promets d’arranger ça…
Je la remerciais, heureux que ce génie de l’informatique, puisse s’occuper de ce problème. J’étais d’ailleurs bien naïf de penser ainsi, car ainsi que je m’en apercevrai plus tard, il faut parfois bien du temps avant qu’un problème soit résolu. Par chance, j’avais gardé un vieil appareil encore fonctionnel que j’avais remplacé prématurément par feu ce HP à la douce odeur de solvant d’usine charriant des parfums de nouveauté, de pureté du neuf et de nouveau départ dans la vie qu’embaume si bien l’ouverture d’un nouvel ordinateur. Anamary put donc me rapporter cette relique d’un autre temps, dont j’avais de nouveau un impérieux besoin car je devais achever la composition du texte que tu es occupé à lire, mon Popu, texte, que je n’avais fait que reporter et que l’imminence allait peut-être me faire achever d’écrire. Après avoir essuyé la poussière qui recouvrait le capot de l’ordinateur, elle le déposa sur mon bureau discrètement et s’en fut en fermant la porte derrière elle. Je posai le téléphone sur lequel l’absence de messages ou de nouveautés ne m’empêchait pas de perdre un temps précieux. J’ouvrais enfin le vieil ordinateur, qui tel un grand livre de recettes illustrées demandait l’effort des deux bras pour s’ouvrir.
Je l’allumai tâchant de me rappeler le mot de passe, depuis longtemps oublié. Mais soudain, marchant sur le clavier de la pulpe de mes doigts pour composer le sésame, mes mains s’enfoncèrent au contact des touches, fuyantes comme les sables mouvants de la rêverie, et je tombai tout entier comme par une trappe pour atterrir dans un endroit que tout d’abord je ne reconnus pas. Une lumière tamisée m’était revenue, mêlée d’une odeur de cuir, de cire et d’encre, mes oreilles vibraient d’un bruissement qui se prenait pour un silence. Pris en étau, étouffé entre deux réalités en lutte, je me débattais un peu plus sur le clavier comme un malheureux Hot-Rodder en panne de sens, et enfin, les sables mouvants ayant fini de m’avaler complètement, je me trouvais miraculeusement projeté dans la grande salle de la bibliothèque de l’université qui m’avais vu il y a plus d’un demi siècle œuvrer à mes études d’architecture. Je fermais les yeux, tâchant de suivre à la trace l’odeur des livres, le bruissement des étudiants laborieux, les heures passées épaules dans un parfum de parquet ciré avec de jeunes étudiantes en médecine aux cheveux tombés devant le visage comme des rideaux tirés devant un vis à vis.
Et de toutes ces étudiantes, le parfum d’une d’entre elles vint se mêler à celui du bois ciré. C’était une odeur douce et poussiéreuse, râpeuse presque, qui n’avait été portée pour moi que par une personne, indissociable de cette époque, de la fréquentation de laquelle divers événements m’avaient privé. Je lui avais écrit, mais notre conversation était passée au second plan car, ainsi que je le croyais encore à l’époque, son épuisante mobilisation d’obtention de son diplome l’avait éloigné de ma prose languissante. J’appris par la suite que la conversation d’une autre personne avait en fait obtenu ses faveurs, mais si l’on ne voit bien qu’avec le cœur, ce dernier, comme les yeux, n’est pas fait pour voir ce que nous ne voulons pas : il a lui aussi besoin de temps pour s’habituer à l’obscurité. Comme il n’y avait nulle autre manière de satisfaire ce besoin aussi pressant que soudain que j’avais de la voir, toute vie sociale s’étant, par un de ces tours de prestidigitation dont l’Histoire a le secret, évanouie sous mes yeux incrédules, j’avais résolu de l’appeler, alors qu’elle profitait d’une journée de repos, pour passer la soirée avec elle. Quelle ne fut pas ma déception !
Car en dépit de tous les efforts de la technique et de l’esthétique, de son maquillage si fin, de son fond de teint légèrement rosé, la lumière de l’halogène de sa chambre et sa webcam faisaient ressembler son fantôme sur mon écran à quelque toile de Lucian Freud, blafarde et verdâtre, la chair crue de son visage démaquillé par le voyage à très haute vitesse dans les câbles en fibres optiques lui donnant l’air d’avoir un terrible mal de mer. Malgré tous les efforts de mon imagination, moi qui m’étais amouraché d’une statue grecque, blanche et charnue, aux lignes pures, je passais la soirée en compagnie de la toile subversive d’un artiste contemporain, dont tout le génie consistait à exposer des corps vivants en proie au regard dégoûté du spectateur. Mais déjà ça n’était plus une toile de Lucian Freud que j’avais devant les yeux : l’image d’écran s’étant partiellement figée par un ralentissement dont l’Internet a les secrets, c’était désormais un portrait picassien qui s’offrait à moi car, par la technique des plans superposés, son visage m’apparaissant à la fois tel qu’il était et tel qu’il avait été quelques secondes avant, suspendu dans son vol par le dieu de la machine.
Picasso ressuscité semblait manier sa brosse depuis l’autre côté de la toile, offrant le spectacle d’un dessin vivant, se dessinant lui-même, travaillé et retravaillé par le maître insatiable. Soudain, le portrait cubiste se volatilisa à son tour, et le portrait à demi figé se lança dans une course pour rattraper les secondes perdues : le visage entra dans des convulsions comme si le ressort sur lequel il était monté s’était brutalement libéré. Je me suis alors dis regretter cette société d’il y avait peu, cette société d’êtres en trois dimensions, dont on pouvait voir la couleur des yeux, sentir les parfums, et qui s’était substituée en une vaste collection de tableaux, sortis tour à tour de la réserve d’un musée d’horreurs. Elle compatissait me disant que cette époque était morte à jamais !
– Qui peut le dire ? lui répondis-je lâchement. Car je n’avais pas la force de lui répondre que si les touches d’un clavier pouvaient ressusciter un amour de jeunesse auquel je n’avais plus songé depuis des semaines, il y avait nécessairement quelque part des pierres, des odeurs, des bruits ou des livres qui emprisonnent les heures à jamais et les protègent de la mort.
Mon regard fut alors capturé par des ouvrages virevoltant dans un mouvement de houle permanente et inexorable, et où des inédits récemment exhumés par des éditeurs, paraissaient me narguer par leur existence même. Alors que des démons me poursuivaient de leurs questions insistantes et cruelles sur les progrès de mon article pour l’instant limité à de vagues descriptions, je convoquai moi-même, sans le décider en pleine conscience, les fantômes de mon univers en remontant à la source de mes personnages, me replongeant dans des ouvrages lus et repassés aussi souvent que mon cerveau semblait me l’ordonner afin de faire renaître une inspiration au plus profond de moi, alors que la page blanche me toisait insolemment. Soudain, la frontière entre passé et présent, entre fiction et réalité, céda quand j’entendis : “Je suis l’esprit des textes passés, ceux qui vous ont vus vous affirmer comme un auteur. Votre infortune présente est à rechercher dans une répétitivité, vos écrits ne manquent pas de fond, comme chez tous ces écrivains contemporains, qui cherchent à briller sans aborder de façon consistante les questions qui font battre le coeur, non, en fait vos idées font la force de vos exposés et donnent une colonne vertébrale à vos fatras de mots”.
Pris au dépourvu, je ne sus que répondre mais, quand ce génie inattendu eut disparu, dans un éclair, je me fis une raison en m’installant à mon bureau pour appliquer ses recommandations cartésiennes et de bon aloi. J’ai tapoté : “Saint-Tropez, où des escouades de jeunes beautés suaves, vénéneuses et anxiogènes s’étaient ébrouées tout le jour, égayant les abords du port de leurs silhouettes graciles, changeait de physionomie dans le soleil couchant qui enveloppait les promeneurs du soir, offrant le spectacle d’une France friquée insouciante, alors que l’Europe est plongée dans des tensions internationales faisant peser une lourde menace sur la paix. L’espoir d’une réconciliation entre les nations de l’Est et de l’Ouest paraissant mort à jamais ? Qui peut le dire ? Qui peut l’écrire ? Et qu’en est-il des calculs sordides de nos hommes de l’ombre, qui, au cœur de sordides tractations diplomatiques menées avec traîtrise et vilenies, œuvrent pour détruire les équilibres fragiles de la coexistence des peuples”… J’étais en train de terminer ce pensum aux idées claires quand le spectre d’une femme à la présence altière et sûre d’elle même vint s’inviter dans mon office : “Je suis l’ange de la fortune, le seul temps qui compte, celui qui voit s’amasser fortune, réputation et place dans le monde, si on sait y faire”..,
Abasourdi, je subis la suite de son intervention interloqué ! “Mon cher ami. Ne soyez pas sot et arrêtez d’assommer votre public avec des thèmes impossibles, des histoires qui n’intéressent plus que les vieux de votre espèce, traitez donc vos internautes comme des copains à qui vous raconteriez une histoire bien sentie dans un style qui coule agréablement au fond de leurs cerveaux. Comprenez que, ces gens, vos lecteurs et lectrices, sont sans doute trop occupés pour entendre des boniments ennuyeux à périr de Hot-Rodders débiles !”... Sous la férule de cette maîtresse femme, mes écrits prirent alors un chemin fort différent. Ces petits arrangements avec la littérature n’allaient pas tarder, à réveiller un dernier fantôme qui s’introduisit ainsi : “Je suis l’esprit de la fortune qui viendra de vos textes exprimant enfin votre vision originale du Monde”. Se penchant sur mon écran d’ordinateur, il soupira : “Mais ce récit ne va nulle part, il est anecdotique et surtout il n’éclaire pas son sujet de façon artistique ! Voyez-vous, ce n’est pas tant le sujet qui importe que la manière de le montrer sous les angles les plus inattendus pour lui donner une tonalité plus…comment vous dire…plus jeune !” “Jeune ?” “Jeune, parfaitement !”
Et, sur ces mots, cet ectoplasme bergottien s’évanouit, me plongeant dans l’abîme de la perplexité, peinant à traduire cette dernière intention dans un texte cohérent, laissant place à un entrelacs de reprises et de griffonnages inaccessibles à un œil profane ! Cependant, alors que je m’émerveillais de cette fantasmagorie dorée, je songeai que ces naïades Tropéziennes n’étaient plus les mêmes créatures que celles qui avaient éveillé mes ardeurs de jeune homme et que je ne reverrais plus celle qui avait pour toujours disparu, que je ne verrais plus ce corps qui réchauffait mes mains et mon cœur, mort à jamais ? Qui peut le dire ? Il ne me semblait nullement invraisemblable, dans ce décor chaque jour renouvelé par la versatilité des éléments, de la recroiser au coin d’une promenade, comme si ces lieux qui portaient son empreinte, alliés à mon souvenir vivace, pouvaient la remodeler subitement à partir de grains de sable, à l’instar des huîtres qui font naître des perles d’une insignifiante poussière. M’enfonçant toujours plus loin dans l’univers fictionnel, je luttai encore avec cette idée d’une transfiguration des êtres et des choses par l’art pendant quelques heures avant de m’écrouler sur mon lit.
Quand j’ouvris les yeux le lendemain, je me précipitai à mon bureau, mais aucun texte ne s’était tapoté tout seul la nuit, comme si ma puissance créative, ma capacité d’agir avaient eu moins d’existence concrète que les personnages avec qui j’avais échangé hier et qui avaient laissé dans ma mémoire une empreinte plus que vive. Jetant un coup d’œil dans le miroir, je ne pus retenir un cri, car mon reflet n’y apparaissait plus. Ce que je nommais Moi, à force de manipulation par les créatures de l’imagination, avait-il basculé définitivement dans une dimension immatérielle, voire fictive ? Mon être réel, tangible était-il mort à jamais ? Qui peut donc me le dire ?… Mon œuvre était au-delà de ces considérations, c’était une œuvre globale, celle d’un observateur ET acteur, un miroir dans lequel mes lecteurs et lectrices internautes ne manqueraient pas de se reconnaître, mais l’art de la digression était mort ! Ah ! Et moi, qui venais de consacrer les dix dernières années de ma vie à la rédaction de mon roman, dans lequel j’avais couché à la fois mes espoirs et mon vécu, toutes les expériences qui, mises bout à bout, avaient fait de moi l’homme que j’étais devenu. Personne n’avait songé à m’en informer et, pire encore, j’avais été aveuglé !
D’abord par les mots, ensuite charmé par le caractère de mes personnages qui, comme l’eau du fleuve se renouvèle à la source, j’abreuvais continuellement de nouvelles anecdotes, qui me les rendaient plus réels, à tel point que je m’attendais parfois à les rencontrer dans les lieux de perdition où j’osais encore m’aventurer, pour y saluer de vieilles crapules à qui j’avais par ailleurs emprunté quelques traits et une manière bien à eux de s’exprimer. Ayant donc été balayé par ce courant, je ne m’étais à aucun moment rendu compte que cela n’était plus à la mode, mais était désormais un exercice que les nouveaux littérateurs observaient avec mépris. Enfin, j’avais eu la prétention de supposer que les goûts que je portais étaient universels, que mes lecteurs se plairaient à se perdre dans la jungle que j’avais composée pour eux, comme je m’étais plu à les observer afin d’en reproduire, aussi fidèlement que possible, les habitudes et les pensées. J’étais indigné et ne tardai pas à le tapoter : “Chers Popus, bande de cons et connes, mes texticules ne sont nullement un condensé de digressions, en ce qu’ils résultent d’un effort jamais entrepris par aucun auteur de notre panthéon littéraire, pas même Hugo ou Musset”…
Emporté par une douce folie, j’ai continué sans désemparer : “Ces auteurs dont j’admire pourtant chaque trait et qui ont si grandement contribué aà mon développement, en plus de nourrir ma jeunesse et mes rêves d’enfant, un effort qui transcende les schémas traditionnels de la narration ! Imaginez un éditeur qui aurait dit à Hugo que ses Misérables étaient trop longs, à Musset que sa Confession était verbeuse !”. J’éclatai alors de rage d’imaginer qu’il me faudrait m’exprimer plus franchement, sans broder ni m’étaler en détours alambiqués, car la littérature a été bâtie ainsi, sinon nous n’aurions pas besoin de mots pour nous exprimer, nous communiquerions par gestes ! Oubliez la digression et vous effacez l’écriture, vous renvoyez homo sapiens d’où il vient, je veux dire au paléolithique, avant même qu’il ne dessine ses premiers mammouths sur la roche, soit bien avant qu’il n’apprenne l’agriculture, nous serions toujours des nomades si nous ne digressions pas, nos ancêtres n’auraient jamais remonté le Danube, nous vivrions encore au gré des saisons, d’un pays à l’autre, traversant les mers, les océans ; à bien y penser, qui donc est qui face aux millénaires qui nous précèdent, sinon une poussière au milieu du désert ?
Je sentis alors cette florescence de sensations qui annonce les chagrins printemps de la mémoire. Tels les chrysanthèmes que j’avais vus dans mon enfance fleurir les tombes des cimetières et qui, toujours adultes dans leur éclat terne, ne m’avaient semblé croître que par la main des hommes si bien que je les croyais prendre racine non pas dans la terre granitique mais dans le blanc marbre des morts, des souvenirs sans âge se voyaient déposés à la surface nécrotique de mon esprit par un mécanisme occulte que je ne comprenais pas mais pour lequel j’éprouvais le même respect que pour la splendeur extérieure du mausolée qui prélude mystérieusement aux obscurités sacrées qu’il renferme… Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Aussi fort que j’eusse cru par l’intelligence à la finitude des êtres qui nous étaient chers, la suite de signes qui naguère me semblait son seul vestige sensible, cette épitaphe que je croyais gravée dans la pierre et dans ma mémoire au seul burin de l’esprit, d’un coup fût pour moi lettre morte, car à mes sens vivifiés s’offrait alors la poignante vitalité. C’est qu’au train qu’on nomme fantôme, l’émotion y est provoquée par la vitesse de sa course, comme dans les montagnes russes.
Mais aussi par l’horreur de pacotille des visions qui hantent son parcours. Les morts qui s’animaient pour la bonne foire m’avaient rappelé la plus sérieuse des tombes et que, voyant leurs chairs nécrosées en carton-pâte, leurs clownesques grimaces macabres et leurs sourires décharnés de maléfiques pantins, fort de l’expérience des masques qu’apporte la maturité je voyais les ficelles du spectacle qui enfant m’avait tant effrayé. La sensibilité qui encore aujourd’hui me caractérise pour ceux qui me connaissent bien, trouvait en ce temps une expression spontanée qu’ensuite je n’ai plus jamais retrouvée dans sa pleine immédiateté tant les vernis du temps et des conventions avaient maquillé mes sentiments et mes manières jusqu’à grimer ma fantaisie en une fade et squelettique malice de plâtre, si bien que n’ayant pas encore adopté envers-moi ce regard second qui naît du miroir des mots je n’avais pas non plus la capacité de voir derrière les apparences et que, prenant pour seule réalité le voile de la déesse qui recouvre toute nature, j’étais insensible aux rouages pourtant si grossiers de ces enfers artificiels, tout sensible que j’étais à leur monstrueuse image.
Je parvenais toutefois à distiller l’atmosphère magique qui, dissipant les noires vapeurs d’illusion, m’octroyaient le don de voir l’humaine mécanique de cette boîte de Pandore, retenant mon esprit démâté de céder au chant maudit de ces spectrales sirènes, par sa large main qui un court moment m’avait soustrait au spectacle d’une arachnide géante alors que je passais entre ses mandibules, alors que je ne pouvais souffrir chez ces animaux leurs pattes velues qui rappelaient à mon souvenir les striures ombrées que l’on peut voir à la lisière de toute nuit et dont j’avais si peur qu’elles me saisissent pour m’entraîner dans l’obscurité. J’ai pourtant réussi à dessiller mes yeux tout comme si j’avais enduit mes doigts d’une boue thaumaturge. Aussi, voyant aujourd’hui le manège spectral qui concluant l’attraction, j’ai ressenti de nouveau la fascination heureuse que j’avais eue alors ! Il fut en effet un temps, où j’avais l’habitude de voyager sans cesse. Et il fut un temps encore antérieur où je voyageais dans tout l’inconfort propre à la jeunesse, traînant mon âme immature à travers les aéroports de seconde zone, attendant, le pouce levé, au bord des autoroutes et highways désertes ou passant mes nuits dans des platzkarts miteux.
Je m’arrangeais toujours pour me déplacer à moindre frais, parvenant par moment à toucher une énumération pécuniaire pour mes voyages, comme la fois où je fus payé pour traverser les États-Unis : les Forestones, une de ces familles nucléaires typiquement américaines (connaissant mes parents par des relations trop complexes pour que je m’en souvienne en détail), un couple et leurs trois enfants vivant sur la Côte Est et comme toute famille américaine ils possédaient deux véhicules, ce fut pratique en temps normal, mais devint un inconvénient lorsque le ménage fut contraint de déménager à l’autre bout du pays : ils décidèrent de faire la traversée avec la berline du mari et, ayant déjà prévu depuis longtemps de faire une escale en Amérique, je fus mandaté pour amener l’automobile seconde à leur nouveau foyer. Un Hot-Rod… Imaginez ! Tout ceux ayant conduit sur de longues distances le savent : il est plus agréable de faire la route avec une copilote assise sur le siège de la passagère pour suivre l’itinéraire, changer les disques musicaux ou simplement tenir compagnie. À cet effet j’embarquai Marylin dans mon aventure. l’ainée des trois filles Forestones !
Il m’était impossible d’imaginer qu’un corps aussi parfait puisse être apparu naturellement et à ce jour je n’ai jamais rencontré personne capable de mouvements aussi délicat, du poignet, mais pourtant empli d’une énergie unique, une légèreté telle qu’il me semblait que sa chair fut fait de zéphyr (mais je pense que la raison principale que je rencontrât personne de semblable est que, en vieillissant, mon entourage vieillit avec moi), et la perfection de son corps n’eut d’égal que la perfection de son esprit : il n’eut pas d’arts dans lequel elle n’excellait pas – ou du moins de mon point de vue – car elle maniait aussi bien le fusain que les touches du piano, que mon pénis turgescent, usant du premier don pour esquisser sans cesse les paysages répétitifs qui défilaient au-delà du pare-brise et l’autre pour égayer l’atmosphère. Je dois dire que – éternel célibataire de l’art – j’étais envieux de ses talents, mais ma jalousie fut étouffée que par mon attirance envers elle (ou du moins le sentiment que j’interprétais comme étant de l’attirance, car nul ne fut encore capable d’en fournir une définition claire et précise), une attirance que j’eus longuement cultivé au cours de nos pérégrinations.
Il va sans dire que j’avais dans l’esprit de profiter de cette traversée pour me rapprocher d’elle. Les Hot-Rods sont pleins de qualités, mais possèdent le défaut de consommer une quantité gargantuesque de carburant, nous forçant à nous arrêter régulièrement pour sustenter le vorace moteur (fort heureusement, les frais de gazole étaient couverts par les Forestones) et ce fut lors d’une de ces escales que ce produisit ce que je pus qualifier d’incident, mais dont je garde aujourd’hui un souvenir plus amusé qu’autre chose (et la recette du meilleur coleslaw que je pus manger), comme tant de choses qui m’arrivèrent durant mes pérégrinations : cela se produisit le soir, alors que le soleil se couchait dans un champ de maïs noircissant, nous nous arrêtâmes à une station-service perdue au milieu d’un océan de céréales, un bâtiment exécuté dans un style googie, avec un voile de béton craquelé soutenu par des colonnes délavées, donnant au tout un aspect suranné, un suranné triste, un kitsch dépourvu de tout charme, uniquement éclairé pas le néon grisaillant à l’intérieur, suspendu au-dessus du pompiste/tenancier du lieu, un homme entre deux âges, trapu, à la moustache foisonnante, assis seul derrière son comptoir.
Il esquissa un grand sourire quand il nous vit entrer avant d’engager la conversation, dans la grande tradition américaine, alors que nous vînmes uniquement pour régler la note de carburant, s’intéressant à notre origine il engagea une discussion :
– Venez-vous pour la manifestation annuelle de Hot-Rods ?
– Nous allons jusqu’à la côte pacifique, et peut-être plus loin, nous ignorons qu’une manifestation de Hot-Rods se déroule ici ! On espérait arriver à Fort Greenstone avant la nuit et y trouver un motel… Sinon tant pis, le Hot-Rod est pourvue de phares. Mais participer à cette manifestation serait excitant !
– Je suis un des co-organisateur, je vous invite, il y a un motel à quelques miles, je vous y conduit et demain vous serez enchanté du spectacle…
Je le dévisageai , son sourire s’agrandit subitement en voyant mon incompréhension, et il s’empressa de s’expliquer :
– Vous êtes officiellement invités !
J’en fus à la fois soulagé et interloqué, étant peu habitué de recevoir des invitations de dernière minute.
– Venez, rien ne ferait plus plaisir que votre visite surprise et – entre nous – vous préférerez passer votre nuit à festoyer avec nous que dans l’unique motel encore ouvert.
– Mais ne serions-nous pas de trop ?
– S’il y a de la place pour cent, il y en aura pour cent-deux. Allez, venez.
Marylin accepta avant que je puisse rétorquer et assez vite je me retrouvai à conduire sur un chemin de terre coupant à travers un grand champ en direction d’une grange, typiquement américaine, abritant une fête tout aussi typiquement américaine : une horde de Hot-Rodders hommes, et femmes, tous déjà passablement alcoolisés, certains dansaient sans relâche au son d’une musique vernaculaire jouée sur des instruments désaccordés tandis que d’autres s’enivraient à côté du bar improvisé, et aucun n’émit la moindre objection quant à notre présence, excepté les rares ayant l’esprit pas encore trop embrumé…
La nourriture y était infâme (excepté le coleslaw) et l’alcool frelaté, mais ces menues considérations culinaires étaient totalement éclipsées par une ambiance comme je n’en recroisai nulle part ailleurs : le bonheur dégagé par les Hot-Rodders saturait l’air sous la charpente, créant un espace hors du temps, perdu dans la campagne américaine, mais je n’en profitais que par bribes car affalé sur le bar, à parler aux convives qui venaient occasionnellement se resservir et à jeter des coups d’œil occasionnels en direction du Hot-Rod et de Marylin qui discutait sans relâche avec une fille du pays, une grande gaillarde aux bras musclés, la tête coiffée de boucles ayant la couleur du blé qu’elle venait de moissonner le jour même. Alors que la célébration atteignait son paroxysme, je m’éclipsai dans la partie sombre derrière la grange, officiellement pour me débarrasser derrière un buisson de la bière que j’avais ingurgité en trop grandes quantités, mais dans les faits j’avais juste besoin de solitude, d’un moment intime entre moi et les étoiles, mais je fus interrompu dans ma contemplation par un bruit mêlé à des voix étouffées en provenance de la grange et je m’y dirigeai, nullement poussé par la curiosité, mais par un reflexe…
Le lieu était plongée dans une obscurité totale mais je parvins tout de même à discerner les formes, presque par intuition, je devinai des Hot-Rods endormis entres les colonnes en bois, puis des bottes de foin et sur ces bottes j’aperçus des ombres, puis deux, bougeant l’une sur l’autre en cadence arythmique, et ensuite dix autres, vingt, cinquante…, Alors que je m’apprêtai à revenir sur mes pas sans plus me préoccuper de ces spectres, un infime rayon de lumière d’une source inconnue vint frapper le foin, suffisamment pour me révéler la horde des Hot-Rodders en partouze géante… Que du bonheur… Après une nuit d’orgie, le lendemain fut dédié à une balade en cortège dans toute la région… Quatre jours et nuits de folies sexuelles entre diverses balades… Je ne revis jamais Marylin après ce cruising délirant, et, bien que je visitai l’Amérique par après, je n’eus jamais l’occasion de la recroiser, ni l’occasion de revenir dans cet endroit, malgré l’avoir cherché sur toutes les cartes… et j’en vint presque à imaginer que tout cela ne fut qu’un songe mort à jamais ? Qui peut le dire ? On se détourne toujours de ses turpitudes, car celles-ci sont toujours moins infamantes chez les autres.
Aujourd’hui, la performance n’est toujours pas oubliée car il est plus facile d’être piètre dans sa vie quand personne n’ose imaginer d’autres chemins. Mon œuvre a depuis ses temps lointains, fait grand scandale, signalant là sans doute la circularité, brillante, de mon parcours. Pour fêter “la chose” je suis tout simplement rentré dans mon musée en sous-sol ou trônent mes machines dont mon premier Hot-Rod, celui de Marylin, toute première œuvre trônant au cœur de ma collection d’inutilités , et je l’ai alors profanée, mais d’une manière tout à fait logique et naturelle, si bien que mes admirateurs ont trouvé, et encore aujourd’hui, que cette œuvre ultime est de loin sa plus puissante. En urinant sur ce Hot-Rod matriciel, je lui ai redonné son utilité perdue depuis qu’exposé. La presse, cependant, me reprocha cette indécence devant la foule du musée et l’opinion publique qui s’ensuivi. Quand on a tenté de m’assassiner au nom de la morale j’ai rétorqué que je ne pouvais mourir, car selon moi, ce sont toujours les autres qui meurent. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Car, comme un détournement du réel, ma vie, selon moi, est la seule vie qui mérite d’être vécue…
Au milieu des divers Hot-Rods, celui de Marylin Forestones, avec sa couleur “verdâche” est reconnaissable… C’est un Coupé’32 à trois fenêtres à carrosserie en acier qui a été modifié par le père de Marylin. Les modifications comprenaient l’abaissement de la ligne de toit, le rétrécissement de la section du châssis avant et l’installation d’une calandre Ford de 1932, d’un V8 350ci équipé d’un carburateur Holley 750cfm, d’une transmission automatique à trois vitesses TH400 et d’un essieu arrière de 9 pouces. La peinture verdâche qui m’a toujours fait penser à une sorte de vomi patiné (sic !) recouvre la carrosserie, et les caractéristiques supplémentaires comprennent des rayures blanches, des roues en acier de diamètre décalé, une visière de pare-brise, des portes à charnières inversées, des badges en laiton et des instruments de marque SoCal Speed Shop.