Carl Akins 1932 Ford Coupé Badass…
Le point de fuite désigne un point à l’horizon vers lequel les lignes parallèles fuyantes semblent converger. Point théorique situé à l’infini, il crée l’illusion de la profondeur. Il s’agit là d’un phénomène optique. Dans la réalité, toutefois, les droites parallèles ne se rejoignent jamais. Le point de fuite crée un point de vue. Or, il arrive qu’on joue un rôle semblable, agissant tel un fantôme comme un point de fuite vers lequel tout paraît converger. Au centre d’une constellation d’histoires, le personnage fantôme en point de fuite établit la cohérence de l’image et du récit lié. Mort est pourtant ce point de fuite malgré qu’il crée l’unité illusoire dans l’irréalité d’une cohérence. C’est en cet instant que la mémoire surgit, soudainement, comme une anamnèse, à répétition, comme un rêve récurrent, comme un oratorio qui n’est en rien réaliste.
Tout peut y frôler le ridicule, l’effet d’étrangeté y permet même le tragique, parce que nous disparaissons et que tout s’efface. Il y a donc une œuvre de mémoire comme un devoir de retrouver ce qui semble être deux univers en alternance. Comme dans un oratorio, mon monologue ne fait guère avancer d’action, mais me fait apparaître comme un Coryphée, un tragédiste plus qu’un tragédien, vous menant en catharsis après dénonciation de l’héroïsme de pacotille qui nous asphyxie de plus en plus, toutes et tous, emmêlant passions, grandeurs et désespoirs. A quoi aboutissent donc ceux qui ne peuvent créer d’eux-mêmes et ne sont que payeurs de créations répétitives ? Dans le cas du Hot Rod mis ici en vedette, qu’est-ce qui a motivé Carl Akins a payer Rick Lefever pour la fabrication de ce Hot Rod Coupé Ford’32 ? Ses instructions simples étaient de créer la meilleure Deuce possible.
Rick était selon Carl, la bonne personne pour ce poste. Hot Rodder de longue date, Rick a commencé sa carrière en fabriquant des dragsters en Pennsylvanie. Il a migré en Californie dans les années 1990 après avoir “pris langue” (comme les avocats dont c’est le charabia) avec Pete Chapouris au So-Cal Speed Shop pour se faire payer de ses compétences au service de projets dans ce magasin légendaire. En fait, Rick dit que le coupé de Carl est le dernier Hot Rod auquel Pete Chapouris a participé lors de ses débuts chez So-Cal. Une telle histoire dispose, voire rayonne, d’un destin aussi pathétiquement vain que si je me mettais à narrer la définition d’un emporte-pièce et d’en créer un poème… Compte tenu de tout cela, décrire le détail de la fabrication du châssis et de toutes les pièces constituant ce Hot-Rod en star de cet article, me plonge dans une hébétude déprimante…
Elle expose l’inéluctable montée d’un delirium tremens qui est la somme des considérations techniques voire physiologiques du Hot Rodding… Et puis voilà, le vide trouve brutalement une autre pente, il ne s’agit pas d’un évanouissement extatique, que nenni, non, je suis submergé par un mélange unique d’engouement et de fébrilité… Mes visions se nourrissent pendant que mon énergie vitale s’amenuise. En un sens, tout cela est insipide mais au sein de ma perception émiettée, mon esprit parvient encore à s’ouvrir pour peu qu’un précipité de circonstances qui n’est pas un individu particulier, m’y oblige. Les choses se fondent alors dans un paysage nébuleux, complexe et divers, plein de mille nuances, comme si la création toute entière se déployait soudain pour se ramasser aussitôt, en un instant. Et je suis là en train de narrer une angoisse morale impossible à décrire aux ignorants…
Elle le fait sous l’enchaînement d’un mécanisme ayant seulement à voir avec l’univers et la vie. On ne se brouille que lorsque les exigences de la vanité, les problèmes de personnes les plus pitoyables sont à l’œuvre, raison pour laquelle tout narrateur d’écrits vains crée dans ses textes un contenu d’une ampleur effarante à l’expression : “Continuer sur sa lancée”… La saturation est ce qui autorise la perpétuation de l’ivresse, un moyen de se livrer aux visions qui ne gisent même pas dans l’écriture et aussi joie soudaine et viscérale quand mes visions de mots en ordre rythmique, tous dans un gigantesque maelstrom traversent mon esprit en grondant, alors je m’étends dans le noir en voyant aussi, en entendant aussi, le jargon des mondes futurs dans un flot de sons ruisselants qui témoignent de la folie, du vide, du tintement et du grondement de mon esprit…
Mais les visions incorporelles se transmuent à partir de l’instant où le corps revendique souverainement ses blessures. Les affects ne sont alors plus que des morbidités dans le champ clos d’une violence paroxystique. La souffrance devient également une peur de faire souffrir et d’être devenu une entité contondante capable de gangrener l’univers. Telle est l’étape ultime… Et on a rarement décrit l’hystérie mélangée à l’hébétude avec autant d’intensité, car si j’essaie de me retourner, l’univers entier se retourne avec moi… Voilà de fait ce qui arrive quand l’univers se perce, quand les arbres, la lune, les bêtes nocturnes deviennent bribes d’un décor exaspéré et que tout collabore à la production d’une fange acide. Quand la chair de l’homme est l’élément chimique qui rend possible cette mutation, il faut que la nuit de Walpurgis s’ébroue autour de lui, il faut un bruit dont on n’a pas idée.
Le monde tourbillonne, pris dans une corruption amorale. L’aube est pour l’écrivain le moment le plus horrible. Et pire encore que l’aube, il y a le matin… Et tout retombe, dernier spasme de ce monde entré dans un délire autonome. C’est comme un accident par lequel on ressent soudain une paix sans limites. Étonnement elle procure une tranquillité mystérieuse, de celles qui font ressusciter la confiance. Que m’insupportent dès-lors les rails du châssis So-Cal Speed Shop comme base du fondement sur mesure du coupé, qui comprend également un essieu chromé de 5 pouces, un différentiel Kwick-change Winters, des freins à disque Wilwood et des jantes de 16 et 18 pouces de style Indy par Curtis Speed. Rien… Toutefois le V8 369ci de 580 chevaux m’émeut encore… Quoiqu’il a été construit par Ray Zeller et équipé de têtes AFR , d’une magnéto Eclipse , de caches-soupapes personnalisés et autres pièces…
Tout cela m’indiffère, tout comme l’injection électronique, les collecteurs en acier inoxydable personnalisés, l’embrayage McLeod, la transmission Tremec cinq vitesses et la carrosserie en acier Brookville ! Le propriétaire de la voiture, Carl Akins, a obtenu ce qu’il voulait : posséder un Hot Rod Ccupé Deuce Badass, à la fois raffiné et tapageur, capable de passes façon dragstrip en tant que finaliste du Top Five pour le Street Rod of the Year… Vain et inutile… Voilà de fait ce qui arrive quand l’univers se perce, quand les arbres, la lune, les bêtes nocturnes deviennent bribes d’un décor exaspéré et que tout collabore à la production d’une fange acide. Le monde tourbillonne, pris dans une corruption amorale. L’aube est le moment le plus horrible… Et pire encore que l’aube, il y a le matin en attente de la journée en espérant que revienne la nuit…