Hot-Roadster Ford’T Bucket 1926 Minimaliste
Ce Hot-Roadster de style T “minimaliste” a été construit il y a environ 15 ans par Steve Berry en utilisant une carrosserie métallique “maison” montée sur un châssis “maison”, le tout motorisé d’un V6 2L8 Twin’Carbs’Stromberg avec collecteur Edelbrock, un ensemble reconstruit “maison” accouplé à une transmission manuelle à quatre vitesses avec un pont rigide Toyota.. Pour être totalement “Vintage”, la voiture a été volontairement équipée de freins à tambour aux quatre roues et par manque de place, le réservoir de carburant a été dissimulé dans un faux bagage disposé sur un faux porte-bagages.
Les années ont passé et c’est maintenant Jane Berry, la fille de Steve explosé en Irak qui a hérité du Hot Rod. toujours peint dans la teinte gris métallisé réalisée par Steve qui avait placé un pare-brise fixe, des portes à charnières d’ouvertures inversées (dites “suicides”), des feux arrière à LED, des jantes à rayons beiges avec des capuchons/enjoliveurs centraux chromés montées avec des pneus Excelsior. La suspension intègre toujours des ressorts à lames transversaux avant et arrière et l’habitacle abrite les mêmes deux sièges recouverts de noir et contrastés par les panneaux latéraux (et portes) beiges.
Il est bien connu que j’aime sans doute plus les histoires automobiles que les automobiles historiques. S’il s’agit d’un Hot-Rod minimaliste dont il est question, comme celui qui illustre cet article, je me dois que l’histoire à conter soit encore plus enthousiaste. C’est presque insupportable de ne pas trouver les mots justes pour décrire l’extase d’une folie que des photos ne peuvent sublimer l’essence. Et quand il se fait que c’est une jeune propriétaire qui maîtrise l’engin, je me retrouve presque à court de mots. Voici donc l’histoire…
J’ai rendez-vous avec Jane un jeudi soir dans un endroit peu spectaculaire, mais quand sobre, comme le Hot-Rod, l’atmosphère est détendue, c’est plutôt bon. Jane Berry est en fait très occupée avec les cosmétiques et la mode. Et avec de belles formes et un style de vie cultivé. Je suis heureux qu’elle m’accorde une petite place dans son emploi du temps chargé. Charlie, mon photographe, est lui aussi immédiatement enthousiaste : “Désolé, je suis un peu en retard, par où commencer les photos et la vidéo ? Il faut commencer par : “Jane aime les Hot-Rods, le minimalisme et les lignes des deux se fondent dans une œuvre d’art”….
Le Hot-Rod n’a pas été déclaré comme étant “de l’année”, avec un premier prix accordé du point de vue du plaisir et de son look épuré. Ses lignes sont trop sages et son moteur trop petit, un V6 2L8 est riquiqui pour les fanatiques de Big-Bloc avec Blower, il est pourtant suffisant et bien soutenu par des performances étonnantes, le châssis ayant été correctement conçu pour répondre aux exigences légales d’aujourd’hui qui demande une voiture, rapide sans trop l’être et stable dans toutes les conditions d’usage. Le moteur 6 cylindres et la boîte manuelle à 4 vitesses fonctionnent très bien…
Quoi de plus demander pour des balades à 55 miles ? De plus, le magnifique Hot-Roadster pèse seulement 400 kg et s’avère très spécial. Les piétons passent et s’attardent pour jeter un coup d’œil à la beauté… “Guts, Glamour And Go” est un jeu de mots approprié. Oui, on regarde un peu avec la nostalgie des années 60, lorsque les carrosseries en aluminium battues à la main ravissaient les sens. Des voitures de caractère toujours prêtes pour l’aventure, sans électronique, sans GPS et sans gros compromis, mais avec des jantes à rayons, un pare-brise chromé, des instruments Smith et pas de poignées extérieures.
Jane regarde rêveusement, Charlie prend de belles photos et fixe le Hot-Rod hautement désirable. Il y a des jours qui ne devraient vraiment pas se terminer. Jane me dit soudain que le volant à broche démontable en un clic (pour faciliter l’accès) est à quatre branches et le tableau de bord métallique de la couleur de la carrosserie abrite un compteur de vitesse de 160 mph, un tachymètre à 8 km/min et des compteurs auxiliaires. Inutile car j’avais déjà tout vu et noté. Quoi d’autre ? “La sobriété ascétique et la philosophie du vide” me dit-elle soudain…
Je lui répond que l’application du minimalisme dans presque tous les domaines de la vie en a fait un mot valise dans lequel on range à peu près tout comme dans des boîtes, et dont le sens originel a été dilué… À la fois discipline visuelle dans l’art, le graphisme, le design, l’architecture, ou de vie (ascétisme religieux, sobriété) devenues chacune des tendances, le minimalisme consiste à simplifier jusqu’à la forme la plus pure, à faire le vide en suivant des règles d’ordre et la doctrine du “moins mais mieux”, pour finalement ne garder que l’essentiel….
“Le minimalisme apporte un certain repos des sens en laissant de la place au vide on laisse de la place au vagabondage de la pensée, au mouvement. Dans le domaine de la communication, cela permet de véhiculer un message plus lisible, plus rapidement, et plus universel car moins connoté culturellement” est sa réponse... “L’idée ou l’envie de tout simplifier ne date pas d’hier, et le minimalisme en tant que mode de vie tel qu’on l’entend aujourd’hui, puise ses racines dans la philosophie bouddhiste zen qui promeut une vie simple et dans l’instant présent, par la pratique de la méditation” est la mienne.…
Ahhhhhh ! Mes chers Popus qui me lisez, que ne vais-je me fourvoyer et vous entrainer dans la “filousophie” du minimalisme dans le Hot-Rodding… Sachez quand même que le minimalisme japonais a donné naissance au Danshari, une remise en question et un détachement vis-à-vis de notre rapport aux objets dans cette société ultra-consummériste. Le Danshari permet l’appréciation du vide, du très peu, de l’impermanence des choses et du vivant, en ne s’entourant que d’objets utiles et beaux. Cet esthétisme vient du wabi-sabi, un concept esthétique et spirituel.
Il célèbre l’imperfection, l’irrégularité de la nature et l’impermanence cyclique du temps qui passe. Ce mode de vie complet propose d’exister pleinement, par contraste avec un monde consumériste superflu. La sobriété minimaliste permet ainsi d’apprécier le “Ma”, qui signifie “distance” en japonais : le vide qui lie deux éléments ou deux sons pour créer l’harmonie. Le vide, ou le blanc, donc le gris est particulièrement mis en avant par les minimalistes, non comme absence mais au contraire comme “élément à part entière, participant à l’unité de la composition, assurant la concordance entre ses parties”.
Cela détermine l’harmonie par son ampleur et son rythme… Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Le vide est tout-puissant car il peut tout contenir. Il est d’ailleurs doublement intéressant de s’intéresser au Japon lorsque l’on parle de minimalisme car c’est aussi est la première nation non-occidentale à s’industrialiser après la guerre dans les années’50, suite au contact avec les américains, ouvrant la voie aux échanges technologiques et culturels. Si le terme “industrial design” apparaît en 1919 aux USA, il existe déjà depuis 1880 au Japon, pour exprimer l’idée d’esthétisme ajouté à des objets industriels
Les échanges avec le Japon, qui fascinait l’Europe et ses artistes depuis le XIXe siècle déjà, ont nettement influencé les disciplines visuelles occidentales ou l’architecture avec notamment ce goût pour le moins. Walter Gropius, fondateur du Bauhaus, était en admiration devant l’architecture japonaise ; il dira que dans la maison japonaise, les liens spirituels entre l’homme et sa demeure ont été rendus perceptibles grâce à une technique humanisée, rattachée aux deux besoins, mental et émotionnel, de l’homme, soulignant le rôle essentiel du minimalisme comme discipline visuelle et spirituelle.
On trouve cette même sobriété à la fois religieuse et existentielle chez les Shakers irlandais, une société marginale de protestants qui pratiquait déjà une certaine forme d’ascétisme en Angleterre au XVIIIe siècle. Présente sur le territoire américain et plus précisément à New York depuis sa migration en 1774, cette communauté religieuse autosuffisante se rassemblait autour d’une vie simple et austère, où utilité et simplicité règnaient en maîtres. Chaque objet du quotidien devait de ce fait être nécessaire, utile, et beau. Leur fabrication, évidemment artisanale, se faisait comme une prière.
Les interactions et les migrations entre l’Europe et les États-Unis dès les années 1920 notamment en Allemagne, puis dans les années 1950, font naître un besoin de rationalisation, de standardisation et une quête d’universalisme. La forme géométrique devient rapidement un support d’expression (dans l’art, le graphisme, la typographie…) vecteur d’universalité. On ne parle pas encore alors de “minimalisme” mais de “modernisme”, même si les deux termes se mêlent assez vite. Le terme “minimalisme” apparaît pour la première fois à New York, vers le milieu des années soixante.
Nombreux artistes et designers ont fui l’Europe pour s’installer aux États-Unis après la Guerre, et New York est désormais la nouvelle capitale artistique ayant détrôné Paris. Le minimalisme caractérise l’étonnante production d’artistes comme Franck Stella, Donald Judd, ou Robert Morris qui exposent alors pour la première fois leurs œuvres géométriques… en laissant les spectateurs perplexes. On parle de minimalisme pour définir cette forme d’art abstrait dénuée d’affect qui rejette les formes d’art figuratif et les thèmes classiques. L’artiste disparaît pour laisser place à une forme et un concept reproductibles.
C’est l’art-objet industrialisable, construit à travers un système précis. Le minimalisme ne vient donc en réalité ni des ascètes religieux ni des graphistes, mais du monde de l’art. L’œuvre est insignifiante, ne véhiculant ni subjectivité, ni symbolique, et révèle une forme telle qu’elle est pour susciter l’interrogation chez le spectateur. Pour ces artistes, la sensation de calme et d’ordre provoquée par ces formes minimalistes est la même que celle procurée par les grands monuments comme Stonehenge ou les jardins de philosophie bouddhiste zen. C’est une expérience temporelle de l’espace où repose la notion de sublime.
Alors que l’art poussait jusqu’ici à ressentir une émotion en saisissant une symbolique, l’art minimaliste sert à soulever la pensée et les émotions préexistantes au spectateur, à travers la question : “Qu’est ce que cela veut dire ?”. On peut penser au fameux monolithe noir de 2001 l’Odyssée de l’espace, qui fascine les singes puis les humains, sans jamais offrir de réponses. Le poster typographique de “2001 a Space Odyssey” (2001 l’Odyssée de l’espace) avec la gigantesque lettre I en Futura qui dessine le monolithe du film. Cette affiche réalise de manière minimaliste le lien entre l’univers de Kubrick et son film culte.
Poussé à l’extrême dans cette simplicité et cette reproductibilité, le minimalisme peut amener le spectateur à penser que “n’importe qui peut faire ça”. Le “scandale des briques” dans le monde de l’art résonne tout particulièrement : en 1972 l’artiste Carl Andre, qui assemble des matériaux bruts non travaillés mais standardisés, provoquera un scandale de la presse et de l’opinion public en disposant 120 briques aux dimensions équivalentes sur le sol, rachetées plusieurs milliers de dollars par la Tate de Londres. L’ostentation vulgaire est deux fois plus facile que la discipline…
Simplifier demande une certaine forme de discipline, un ascétisme, et une déconstruction des acquis, qui induit paradoxalement un travail supplémentaire de recherche conceptuelle, mais invisible ! Dans son livre “The Longing for Less: Living with Minimalism”, Kyle Chayka explique quant à elle que sous la simplicité apparente du “moins mais mieux” se cache une complexité appâtante. Les entreprises à l’interface ou l’identité lisse et facile d’utilisation cachent souvent sous ces sympathiques outils des moyens complexes et pernicieux de collecter nos données ou habitudes de consommation à notre insu…
C’est pour déshumaniser le travail, et remplacer l’humain par le robot. On le voit chez Uber, les sociétés de livraison de courses en moins de 15 minutes, ou sur les réseaux sociaux. Le but de ces services dématérialisés ou “ubérisés” est de faire travailler des humains comme des machines pour accumuler des données sur les utilisateurs humains, avant de remplacer bientôt cette main d’oeuvre par des machines, si ce n’est pas encore déjà fait (chat du SAV, création ou modération de contenu…). Récemment, Adobe et Bing ont lancé un générateur de logo “intelligent” qui permet de “se lancer sans réfléchir”
De quoi remplacer les graphistes et les rédacteurs par l’avènement de l’AI… On peut interroger aujourd’hui la pertinence de cette simplification à outrance et les limites de l’application d’un modèle normé dans un monde de plus en plus standardisé, où tout se ressemble de plus en plus. Depuis peu, d’ailleurs, le dégradé et les typographies manuscrites ou années’70 font leur come back pour apporter tout l’inverse, du décalage et des courbes, en réponse à cette overdose parfois trop lisse et systématique…Les réalisations se font moins systématiques et plus uniques, avec un style plus artistique.
Le minimalisme ou ses déclinaisons illustrent à leurs origines un besoin de sobriété jaillissant pour plusieurs raisons, mais toujours face à un contexte bien particulier souvent chaotique, qui n’a rien à voir avec une tendance passagère. Les premiers caractères sans empattements naissent par exemple dans un univers visuel surchargé, pour apporter de la visibilité et de la simplicité aux messages publicitaires. Les caractères typographiques égyptiens et grotesques apparaissent vers 1820 pour dé-saturer les affiches publicitaires alors remplies de typographies ornementales manuscrites et souvent difficiles à décrypter.
Cette volonté de simplifier naît en réaction à un trop plein. Plus le contexte est chargé plus le besoin se fait de simplifier, et inversement plus l’univers est pur et simple, plus la communication doit être bruyante pour se démarquer : c’est la distinction visuelle qui crée la visibilité. Ce besoin perpétuel de lisibilité entraine une alternance inévitable entre épuré et trop plein. Le besoin de sobriété peut aussi jaillir à cause de troubles sociaux, dans un élan d’émancipation sociale et culturelle pour permettre une libération des travailleurs ou une compréhension du plus grand nombre.
Il semblerait que la puissance originelle du minimalisme ait été détournée, appauvrie, réutilisée par cette société consumériste qui recherche plus à plaire qu’à interroger. Le capitalisme récupère et assimile presque systématiquement tous les systèmes de pratiques qui s’y opposent, pour en faire quelque chose de rentable… Dans ce monde visuellement bruyant, le minimalisme a pourtant parfaitement sa place pour continuer à laisser de la place au vagabondage de la pensée : à nous d’en faire bon usage et de lui redonner du sens. Le minimalisme est mort ? Vive le minimalisme !