Rolls-Royce Rat-Rod
Demande-t-on à une œuvre d’art sa décote annuelle et à l’être aimé son prix de revient ? Tout comme l’homo sapiens a dépassé ses racines animales pour devenir sujet pensant, la Rolls-Royce a dès l’origine délaissé sa condition d’esclave mécanique pour tendre vers l’objet culturel, sinon l’objet d’art. Elle ne se chiffre pas, elle s’éprouve, se ressent. Cela commence par un choc frontal.
Dès son entrée dans le champ visuel, la reine des voitures impose au regard son aristocratique stature et l’élégance altière de son radiateur. Sur son passage, le pavé se fait scène et la descente de voiture, spectacle de rue. Autour d’elle, les autres automobiles rétrogradent d’une ou deux classes sociales et rasent les murs. Le numéro de charme se poursuit dans le cocon intimiste de l’habitacle par une fête des sens…
Odeur et toucher sensuels du cuir Connoly, épaisseur des moquettes invitant à se déchausser, opulence des boiseries aux veines symétriques et charme suranné des bouches d’aération chromées. Que du grand art sans commune mesure avec le faux luxe clinquant d’une Cadillac ! A bord, l’espace se fait chic. Les intérieurs modulables, c’est pour les bétaillères à mioche.
Celui qui veut s’offrir cet environnement quotidien, et je ne parle pas là du doux rêveur qui pense pouvoir assumer cette envie juste parce qu’il a trouvé une Rolls Royce Silver Shadow sur Le Bon Coin au prix d’un vieux Kangoo, est nécessairement à l’abri des aléas de la survie au jour-le-jour. Il est naturellement sensible a d’autres arguments que les données bêtement mesurables.
J’avais pressenti tout cela en rêvassant sur les pages du numéro annuel de l’Auto-journal, à un âge où les pré-boutonneux rêvaient plutôt de Golf GTI ou de Lamborghini Miura. Le déclic est venu d’une Silver Shadow. Avec son frontispice de temple grec, sa Victoire de Samothrace et la sévérité classique de ses proportions, elle en imposait autant qu’un Parthénon roulant. Quel auguste auto ! Je n’ai eu alors de cesse d’accumuler revues et livres sur cette voiture
Elle sentait le luxe et la luxure, la sensualité feutrée d’un lupanar de luxe et le grain raffiné d’une photo porno chic, le numéro de charme débutant avec le célèbre bouchon de radiateur : “Une gracieuse petite déesse qui a choisi le voyage par la route comme plaisir suprême et s’est posée sur la proue d’une Rolls-Royce pour se délecter de la fraîcheur de l’air et du son musical de ses draperies flottantes”, selon les termes de son créateur, le sculpteur Charles Sykes.
Certains l’appellent Emily mais il s’agit en réalité de Eleanor Thornton, secrétaire officielle et maîtresse officieuse de Lord Montaigu de Beaulieu que Sykes a pris pour modèle en 1911. Baptisée l’Esprit de l’Extase, elle semble s’enivrer de vitesse, le buste en avant et les gras rejeté en arrière tandis que le vent lui moule avec sensualité sa robe flottante. C’est au volant d’une Rolls que Serge Gainsbourg a mis en scène sa rencontre avec Melody Nelson…
Cette rouquine androgyne était incarnée par Jane Birkin au tout début du concept-album : “Histoire de Melody Nelson” (1971). Dès les premières mesures, l’artiste digresse sur : “La Vénus d’argent du radiateur dont les voiles légers volent aux avant-postes”... sur fond de basse languissante. “Hautaine, dédaigneuse”, poursuit-il en susurrant plus qu’il ne chante, tandis que hurle le poste de radio couvrant le silence du moteur…*
“Elle fixe l’horizon et, l’esprit ailleurs, semble tout ignorer des trottoirs que j’accoste”. “Les ailes de la Rolls effleuraient des pylônes… Quand m’étant malgré moi égaré… Nous arrivâmes ma Rolls et moi dans une zone dangereuse, un endroit isolé… Là-bas, sur le capot de cette Silver Ghost de dix-neuf cent dix s’avance en éclaireur la Vénus d’argent du radiateur dont les voiles légers volent aux avant-postes… Ruelles, culs-de-sac aux stationnements interdits, le coeur indifférent, elle tient le mors de mes vingt-six chevaux-vapeurs… Prince des ténèbres, archange maudit,.. Amazone modern’ style que le sculpteur, un anglais, surnomma Spirit of Ecstasy”…
Ses charmes vaporeux font digresser Serge Gainsbourg en introduction du concept-album Melody Nelson (1971). Sur fond de basse languissante, presque inquiétante, l’artiste susurre ses paroles : “Là-bas, sur le capot de Silver Ghost de dix-neuf cent dix, s’avance en éclaireur la vénus du radiateur dont les voiles légers volent aux avant-postes”.Emporté dans sa rêverie, Gainsbourg commet un anachronisme. En effet, en 1910, les Rolls-Royce n’avaient pas encore de mascotte.
Dans le clip rétro-kitsch réalisé par Jean-Christophe Averty, Gainsbourg fait semblant de conduire sa propre Rolls, non pas la Silver Ghost de 1910 mais une Phantom I de 1928, un rêve de gosse qu’il a réalisé en 1970 avec le cachet d’un aimable navet : Slogan, au cours duquel il a rencontré Jane Birkin. Comme il ne possède pas le permis, il remise la Rolls dans le garage de sa maison-musée du 5bis rue de Verneuil, dans le quartier latin, à Paris, avant de la revendre.
Serge n’en conservera que la “vénus d’argent du radiateur” entre-autres objets-souvenir issus de sa discographie. Dans l’esprit d’Henry Royce, la création de cette mascotte officielle devait dissuader le montage de bouchons de radiateur fantaisistes à l’époque où les Rolls n’avaient pas d’ornementation de proue. Cette précaution n’a bien évidemment pas empêché les esprits fantasques de réaliser de fripons détournements. La Rolls est un lupanar roulant.
Et la fête des sens se poursuit dans le cocon intimiste de l’habitacle. L’épaisse moquette Wilton invite à quitter ses escarpins voire à conduire pied nu à la grande satisfaction des fétichistes du pied. Le cuir Connoly, chaud de ton et exquis à la caresse, crisse sous les fessiers impudiques. A la place du maître, la tablette pique-nique en ronce de noyer n’attend plus que les flûtes à champagne, et son invitée pour de langoureux baisers au goût de Taittinger.
La soirée commence ainsi sous les meilleurs auspices…. Arghhhhhh ! Suite à tout cela déboule la Rolls Royce Rat Rod créée par Sam Hard du “Hard Up Garage” qui est décrite comme étant ceci et cela, et cela et ceci… Tout le monde, en ce compris les constructeurs, la communauté et les médias automobiles sont prompts à apposer des étiquettes sur ce que devrait être un Rat Rod mais personne n’a imaginé le véhicule en vedette dans cet article.
Sam Hard est un Britannique émigré aus USA et, comme vous l’avez peut-être entendu, les Angllais n’ont pas la culture des Rat-Rod sur leur ile. Les Britanniques sont chics et vouent un culte pour tout ce qui est chic, comme Rolls-Royce, qui, même dans leurs pires jours, sont toujours des automobiles considérées comme la quintessence de l’élégance. La bête en vedette, est capable de réunir ces deux appellations contradictoires.
Elle atteint par ailleurs des objectifs tout aussi contradictoires, tel plonger profondément dans la culture du “No Way” tout en conservant ce chic britannique pour lequel le véhicule d’origine est si célèbre. Et de penser que la transformation “poubelle” est arrivée par accident. Mais, ensuite, ils y voient une œuvre d’art… Sam Hard qui est le géniteur de cette chose, vivait à Farnham, Hampshire, au Royaume-Uni. Un bled pommé perdu au milieu de nulle-part où aller.
Lorsqu’il a assisté à l’édition 2015 du SEMA-Show à Las Vegas, aux États-Unis et qu’il s’est complètement ridiculisé devant tous les constructeurs Yankee qu’il admirait ainsi que de nombreuses célébrités avec une Jaguar, il a fait le pari qu’il apporterait sa propre carrure, un Rat Rod Rolls Royce, l’année suivante. Il a finalement fait la paix avec sa propre stupidité en se promettant qu’il deviendrait illico américain et ne retournerait plus au pays de la perfide Albion.
Il s’est alors lancé dans la construction de son Rat Rod Rolls Royce. C’est ce que les Britanniques font si bien : créer un gâchis et ensuite repartir la tête haute. Mais à tout le moins, il lui fallait sauver la face. L’idée de la Rolls-Royce Rat Rod est venue de Michael Lightbourn, bien connu pour sa capacité à traquer n’importe quel classique. Cela correspondait parfaitement à l’approche de Sam, car il était conscient qu’il devait apporter sa propre touche à la construction.
En tant que Britannique, il ne pouvait pas simplement se représenter au SEMA, un salon américain, avec une voiture américaine. Ce devait être un Rat Rod Rolls Royce personnalisé. “J’ai choisi Rolls Royce principalement parce que c’est une voiture britannique et qu’elle a été construite en Angleterre”, a expliqué Sam, démontrant des capacités intellectuelles restreintes… L’équipe qui a fini par travailler sur la construction étant par contre internationale.
Elle comprenait Hard et son père Derek Lightbourn, le fabricant/constructeur Jesse Gonzalez de Street Toys à Juarez, au Mexique et un chinois… Sam et son père ont collecté des fonds pour le projet, tandis que Lightbourn a trouvé la voiture parfaite : une Rolls-Royce de 1936 découverte par hasard chez le très tristement célèbre Evan Frederic Morgan, 2e vicomte et Lord Tredegar, pour faire court, devenu garagiste “British” aux USA…
Après que Lightbourn ait acheté la voiture à son propriétaire, elle a été expédiée au Mexique, où les travaux ont commencé. Trois mois plus tard, le projet était achevé : contrairement à d’autres Rat Rod, celui-çi n’était pas fabriqué avec des pièces de rechange et n’avait pas une esthétique dépareillée et rouillée, mais c’était néanmoins frappant, l’aspect général d’un Rat Rod était bien là… La carrosserie a été refaite en aluminium non peint pour être plus dans le thème.
La boîte de transmission d’origine, les sièges avant d’origine et de nombreuses autres pièces d’origine ont été conservées, mais tout ce qui pouvait être démonté et personnalisé d’une manière ou d’une autre a été démonté et personnalisé. Hard décrit tout cela comme du recyclage hard-core . Un moteur Chevrolet Chevelle LS de 1970 a reçu la mission de rendre cette épave presque aussi impressionnante qu’une Ferrari sur la route…
Sam dit que le rapport puissance/poids ne ressemble à rien de ce qu’aucun d’entre eux n’a jamais connu, au point que pas un seul membre de cette équipe internationale n’a jamais eu l’audace de se lancer dans des courses de rue dans des accélérations dantesques… “Moi, Jesse et Michael avons conduit la voiture et c’est assez effrayant de poser les pieds dans une voiture qui a un châssis et une carrosserie en aluminium. Vous ne pouvez pas tout tordre. La voiture a donc été rendue très légère, elle pèse moins d’une tonne”, m’a expliqué Sam.
Il a ensuite ajouté : “Le rapport puissance/poids est quelque chose de dingue, comme une Ferrari, c’est incroyable. Vous mettez le pied à fond sur l’accélérateur et ça part en trombe et c’est en fait assez effrayant parce que cette chose est finalement dangereuse”. La seule chose qui n’a pas été touchée par rapport à l’original est l’ornement de radiateur, la Spirit of Ecstasy. Juste au cas où quelqu’un aurait du mal à croire qu’une Rolls-Royce puisse être transformée en Rat-Rod..
2 commentaires
Maître, une auto ayant appartenu à Evan Frederic Morgan, 2e vicomte ne pouvait que finir “hard” aux mains de jeunes gens bien bâtis…
Diantre… Morbleu… Qu’un second vicomte Morgan se soit aventuré en Rolls Royce Rat Rod est sans nul doute une déviance malvenue en des cercles trop fermés. Mais qu’un Morgan roule en Rolls à ou l’inverse parait inconvenant, me laisse supposer que la fin est proche…
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