Jeep : 80 ans !
Hommage à cette grand-mère des 4X4… Par Marcel PIROTTE
La Jeep qui va de fêter ses 80 ans, aura eu trois parrains. Que rêvez d’un plus beau cadeau de baptême. Avec tout d’abord la firme Bantam qui dès 1940 a initié le projet. Ensuite Willys qui a décroché haut la main le contrat et bien évidemment Ford qui grâce à ses nombreuses usines est venu soutenir ce projet d’un petit véhicule de reconnaissance très maniable.
Rassurez-vous, je ne vais pas vous raconter par le menu la naissance de cette Jeep, des tas de bouquins y ont été consacrés, très souvent écrits par d’éminents spécialistes. Tout a donc été dit mais replaçons l’arrivée de cette Jeep dans son contexte. Au vu des évènements qui se déroulent en Europe fin des années trente et de la puissance « envahissante » du Troisième Reich, le gouvernement des Etats-Unis se dit qu’un jour ou l’autre, il va devoir intervenir sur le Vieux Continent. L’armée américaine prend dès lors les devants et dès le mois de juillet 1940 précise dans un cahier de charges envoyé à quelques 135 fabricants à travers tout le pays qu’un projet de véhicule léger de reconnaissance, destiné à remplacer les motos ainsi que les vieilles Ford T, est envisagé. La firme Bantam, jusque là inconnue du grand public, se montre la plus prompte à réagir, en 49 jours, un prototype est achevé par un ingénieur de génie, Karl Probst. Willys Overland est aussi sur les rangs tout comme d’ailleurs Ford mais c’est finalement, Willys qui décroche ce fameux contrat US au début de l’année 1941.
Avec comme résultat un véhicule compact de 3,55 m de long, reposant sur un empattement de 2 m, offrant 3 ou 4 places d’un genre tout à fait nouveau, un cabriolet ouvert à tout vent, entraîné par un bloc classique quatre cylindres 2,2 l de 55 ch qui n’a pas son pareil pour franchir les obstacles tout en tirant une remorque de 250 kg ! Son secret, en fait, il y en a plusieurs : un châssis en échelle, quatre ressorts à lames, poids limité à un peu de 1100 kg (l’armée américaine avait tout d’abord exigé que les prototypes ne dépassent pas 600 kg, ce qui était irréalisable), mais surtout cette traction intégrale « géniale » enclenchable manuellement, associée à une boîte trois vitesses avec « rapports courts » sans oublier la présence de pneus spéciaux de 5.50 x 16. Son prix, un peu moins de 800 Dollars, facturés au gouvernement US.
Jusqu’en 1945, Willys et Ford vont se partager « le gâteau », près de 640.000 unités seront assemblées, Bantam n’ayant pas les capacités industrielles de ces rivaux, reçoit tout de même une maigre consolation, celle de fabriquer les fameuses remorques d’un quart de tonne. Les pièces de ces deux modèles Willys MB et Ford GPW sont interchangeables, mais Ford avait pris soin d’apposer son sigle F sur la plupart des pièces du « puzzle ». Adoptée par les G.I’s tout comme par les généraux, cette Jeep arrive à point nommé d’autant que l’attaque par les Japonais de la base de Pearl Harbour en décembre 1941 va précipiter les Etats-Unis dans un conflit mondial. Du coup, la machine industrielle américaine se met en route. Faisant dire à l’amiral japonais Yamamoto après l’attaque surprise dans le Pacifique : « J’ai bien peur que nous ayons réveillé un géant endormi ». Il avait vu juste …
Sur le Vieux Continent, les armées du Reich ont depuis la fin des années trente pensé à produire une petite voiture de reconnaissance et de transport, la fameuse Kübelwagen dérivée de la Coccinelle mise au point par Ferdinand Porsche. Très légère, moins de 700 kg, elle est animée par un moteur arrière refroidi par air, quatre cylindres Boxer de 24 ch mais il ne s’agit pas d’un 4X4, seul un différentiel autobloquant vient en aide aux roues arrière motrices. Quelques exemplaires de Coccinelle seront pourtant modifiés en 4X4 tout comme d’ailleurs la célèbre Schwimmwagen, amphibie, la baignoire dans le jargon populaire, faisant appel à la traction intégrale, un peu plus de 14.000 unités seront ainsi fabriquées.
En 1945, j’avais trois ans (je suis né en décembre au cours de l’hiver 1941), j’ai un vague souvenir de cette Jeep libératrice mais ce qui m’avait le plus impressionné, c’était son conducteur, un GI noir qui m’avait donné un coca où quelque chose qui ressemblait à cette mixture. Par la suite, je ne me priverai pas de boire cet excellent cocktail whisky coca mais de préférence bien frais et avec des glaçons. A l’époque, je ne me doutais pas non plus que cette Jeep allait être pendant plus de dix ans mon véhicule de fonction comme officier dans une unité de chars de combat.
En 1960, aux environs de Cologne, je suis sergent à la 201e compagnie d’ordonnance au sein des forces armées belges d’occupation. C’est là que je retrouve cette bonne « vieille Jeep » qui n’est plus une des premières arrivées en Europe mais dérivée de la CJ-3A. En fait, c’est le fruit d’une « joint venture » entre les Américains ainsi que l’armée belge qui depuis les States envoyaient au début des années cinquante cette Jeep en pièces détachées aux ateliers de la Dyle à Louvain chargés de lui redonner une nouvelle vie. Du coup, cette Jeep infatigable, robuste (ne comptons pas le nombre de conducteurs peu expérimentés qu’elle va devoir se « farcir »), elle va tenir du moins à l’armée belge, jusqu’au début des années 80, totalisant un kilométrage bien difficile à évaluer. Avec elle, j’obtiens mon tout premier permis de conduire militaire qui par la suite va fameusement s’étoffer.
Cette Jeep, rien que du bonheur ! J’apprends à faire le double débrayage, la première n’était pas synchronisée, elle peut atteindre 100 km/h en pointe mais à cette allure, elle « flotte » un peu trop, occupe toute la route par grand vent et si en « tous terrains », elle se « plante », il suffit à quelques-uns de la « pousser ». Un câble de remorquage s’avère bien utile afin de la « tirer de toutes les situations scabreuses » alors qu’une trousse à outils plutôt sommaire permet de faire face à presque toutes les pannes. S’il fait froid ou humide, il suffit de sécher la « tête de delco » pour que la mécanique reprenne vie. Et comme très souvent, le joint de culasse plutôt fragile rend l’âme, prière de la roder à nouveau afin de tirer le maximum du moteur, un grand mot ! Evidemment, ce « cheval de trait » exige d’être bien « nourri », entre 15 et 20 l d’essence par tranche de 100 km suivant l’utilisation. Quant aux quatre tambours, ils font plutôt office de « ralentisseurs », le frein à main, c’était pour mémoire ! N’empêche qu’en 1941, Willys avait vu juste car depuis lors, tous les fabricants de 4X4 se sont largement inspirés de l’expérience de cette Jeep et surtout de ses solutions techniques. Cette Jeep a aussi servi de référence pour les 4X4 « modernes » qui aujourd’hui à cause d’un poids qui avoisine les deux tonnes (si pas plus), ont besoin de blocages de différentiels et de multiples garde-fous électroniques afin de l’égaler en termes de « franchissement ». Face à la technologie, la simplicité de sa conception a de quoi faire réfléchir, le poids, c’est aussi l’ennemi …
Cette Jeep, j’ai pu en effet tout au long de ma carrière militaire mais également dans ma « seconde vie » comme chroniqueur automobile spécialisé, la comparer et de nombreuses autres réalisations. Comme par exemple, la Land Rover série 1 dont la présentation avait eu lieu au salon d’Amsterdam en 1948. A part le moteur, les suspensions ainsi que la boîte de vitesses, elle reprenait en fait les caractéristiques qui avaient fait le succès de la Jeep à savoir un châssis séparé ainsi que la transmission intégrale enclenchable manuelle avec un choix de rapports longs et courts. Le but de Land Rover en lançant cette série était d’équiper les agriculteurs d’un « bon tracteur » faisant appel à des prises de force. Rover ne se doutait pas à l’époque qu’il allait devenir un très grand spécialiste du 4X4 à travers le monde et d’équiper de nombreuses armées dont celles émanant des pays du Commonwealth.
Et la Belgique n’a pas échappé à cette « Land Rover mania » via la firme Minerva qui avait conclu avec la firme anglaise la possibilité d’ériger dans la grande banlieue anversoise une usine d’assemblage bien belge. Land Rover prépare les kits comprenant le châssis, le moteur, la transmission avec les boîtes de transfert ainsi que les ponts, le reste étant fabriqué par une foule de petites sociétés belges qui de ce fait renforçaient l’ancrage national. Au total, plus de 8.000 véhicules vont être assemblés de 1952 à 1955 pour les forces armées dont un lot de 350 pour la gendarmerie qui contrairement aux véhicules de l’armée avec caisse en acier et ailes coupées, faisaient toujours appel à de l’aluminium ainsi que des ailes arrondies. Certaines Minerva de l’armée seront blindées mais dans la grande majorité, ces 4X4 de 80 pouces utilisant la technologie Land Rover ainsi qu’un moteur 2 l de 52 ch. seront distribuées dans l’ensemble des unités de l’armée… mais certaines comme les bataillons de chars de combat, faisaient toujours confiance aux « bonnes vieilles » Willys. En revanche, ce véhicule avec lequel, j’ai beaucoup « crapahuté » était un rien plus lourd que la Jeep mais un peu plus facile à conduire, j’en ai fait l’expérience. Mais côté fiabilité, la Minerva n’a jamais failli à son contrat, c’était du solide, elles ont aussi tenu le coup jusque dans les années 80.
Comme j’étais en Allemagne, je m’intéressais bien évidemment aux autres armées. Comme la nouvelle Bundeswehr qui au milieu des années cinquante jette son dévolu sur la DKW Munga avec une commande record concernant la fabrication de ce véhicule traction intégrale permanente ; plus de 55.000 ont en effet été livrés jusqu’en 1968. Tout d’abord avec un moteur deux temps trois cylindres de 900 cm3 et 40 ch, ensuite avec un quatre cylindres de 1000 cm3 livrant 44 ch. Elle ne se débrouillait pas trop mal mais en « off road » et une fois chargée, c’était une autre paire de manches.
Celle qui va lui succéder à la fin des années septante, la VW Iltis se montre en revanche encore plus agréable sur la route à conduire grâce à ses quatre roues indépendantes qui interdisent les croisements de ponts. Mais elle a pris du poids, 1550 kg en ordre de marche et de plus, elle se voit entraînée par un bloc essence de 1,7 l de 75 ch. peu coupleux. Durant les deux dernières années de production, elle se voit enfin accouplé à un bloc turbo diesel 1,6 l de 69 ch, nettement plus sobre mais surtout plus coupleux. Cette Iltis avait la particularité de posséder une boîte quatre vitesses avec en plus un rapport « court », constituant une boite de transfert simplifiée. Produite par VW mais également par la firme canadienne bombardier, cette Iltis qui ne m’a jamais enthousiasmée par ses prestations, a été fabriquée à environ 16.000 unités dont un peu plus de 2.500 ont été livrées de 1985 à 1987 aux forces armées belges. Accueillie à contrecœur par les militaires qui auraient préféré et de loin, le Mercedes G qui plus tard va équiper la Bundeswehr ainsi que les forces armées françaises sous la dénomination P4 (la France achetant l’ensemble de la Mercedes G tout y en installant des moteurs Peugeot), ne va pas faire que des heureux parmi les militaires belges.
En effet et à l’issue d’un épisode juridico-industriel orchestré par des lobbyistes et relayé par le Gouvernement belge, qui a bien fait rire toute l’Europe ( sauf Mercedes ), les Iltis ont été préférées aux G de Mercedes. Pour la petite histoire, c’est le Shah d’Iran qui voulait doter son armée de 4X4 légers au début de 1970 et qui avait sollicité Mercedes afin de lui fournir pas loin de 20.000 unités. Mais comme le shah de Perse avait été chassé par la révolution islamique, Mercedes a donc saisi la balle au bond et avec l’aide du spécialiste autrichien Steyr-Puch ( rappelez-vous les fameux 4X4 Haflinger et Pinzgauer qui passaient partout ) a dès lors mis au point ce fameux Mercedes G livrable dès 1979. En plus d’un usage militaire, ce modèle G a rapidement trouvé sa place parmi les 4X4 les plus performants de la planète et si un Mercedes G ne « passe pas en off road », un autre 4X4 n’aura pas non plus aucune chance de franchir l’obstacle. Sa recette, trois différentiels autobloquants, il n’y a pas mieux mais son look s’avère un peu rustique, c’est ce qui fait son charme. Sauf que les versions ultra AMG, très chères et surpuissantes se vendent toujours aussi bien.
Si la Jeep des années cinquante a été notamment produite sous licence par la firme française Hotchkiss alors que chez Fiat, on s’est largement inspiré de cette célèbre MB afin de mettre en chantier dès 1951, la 4X4 italienne, baptisée Campagnola , on ne peut s’empêcher de penser que cette Jeep, dès sa naissance, possédait déjà tous les ingrédients des véhicules légers ( !) tous terrains qui aujourd’hui se déplacent aussi facilement sur la route qu’en « off road ». Trois quart de siècle plus tard, cette marque qui a connu sept propriétaires différents, se veut toujours en pleine forme, le dernier en date étant le groupe Fiat Chrysler Automobiles. La preuve, 1.200.000 Jeep ont été vendues à travers le monde durant l’année dernière. Il fallait lui rendre un hommage bien mérité, c’est fait…
Marcel PIROTTE