“Not macht erfinderisch”, dit un proverbe allemand…, ce dicton, selon lequel la détresse rend ingénieux, pousse à l’imagination et favorise l’ingéniosité…, s’applique à tout développement technologique, notamment en matière d’armement.
L’histoire fourmille d’exemples en la matière, de la catapulte au galion, du fusil d’assaut à la fusée…, elle rappelle aussi la synergie souvent involontaire entre le politique et le militaire, l’un décidant suivant son intelligence d’une situation, l’autre cherchant le rééquilibre, voire la supériorité de ses forces.
De ce fait, les conséquences liées à l’imagination engendrée par la détresse sont multiformes : tactiques et stratégiques pour les militaires, économiques pour les industriels, diplomatiques pour les politiques.
Il est évident que ces conséquences s’entremêlent et que l’aboutissement de tout projet relève peut-être moins du défi technologique que des jeux d’influence sous quelque forme que ce soit…, de ce fait aussi, elles n’épargnent toutefois pas les aberrations du style : “la balle est folle et seule Rosalie permettra de percer le flanc en montant à l’assaut en casoar et gans blancs”…
Le processus de définition, d’appel d’offres, de sélection et de répartition de la production caractérise le pragmatisme des services de l’armée américaine dans la bataille de la production…, sa conception a été très rapide : l’appel d’offres est lancé le 27 juin 1940, le prototype est livré le 23 septembre 1940, la construction en série démarre début janvier 1941.
Parmi les véhicules de transport qui marquent la guerre mécanique américaine, la Jeep tient une place prépondérante, ce fut le véhicule le plus construit pendant le conflit ’40/’45 (647.070 exemplaires), elle est devenu une légende.
Trois sociétés : American Bantam, Willys Overland Motors Inc. et Ford… se partagent la production…, après la guerre, la Jeep confirme son succès en équipant de nombreuses forces armées, depuis 1941, plus de trois millions d’exemplaires ont été fabriqués.
Trois véhicules de transport militaires marquent la guerre mécanique américaine, ils sont produits en cinq ans dans des quantités qu’aucun belligérant n’a atteintes : le camion Dodge construit à 400.000 exemplaires, le camion Gmc à 600.000 exemplaires et la Jeep construite à 647.070 exemplaires (en 1941, les usines Willys sortent une Jeep toutes les une minute vingt secondes).
En 1914-1918, la guerre est devenue mécanique avec l’utilisation massive du camion dans le soutien du front, pourtant, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les véhicules hippomobiles sont toujours fortement présents dans les armées européennes, l’armée américaine est, en revanche, fortement mécanisée ; elle a réfléchi dès la fin de la Première Guerre mondiale à la mécanisation et à l’abandon du cheval puis a pris un virage majeur dans les années 1930.
On prête au général Dwight Eisenhower beaucoup de citations invérifiées où il décrit les trois matériels qui ont gagné la guerre, pourtant, dans toutes les versions, on retrouve la Jeep.
Dans la trilogie des mythes américains, ceux qui ont gagné la guerre industrielle et la bataille de la production sont le B-17 Flying Fortress dans les airs, le Liberty-ship sur mer et la Jeep sur terre, tous ont été déterminants.
Les sources sur la Jeep en opération sont nombreuses…, en revanche, sont peu connus sa genèse, sa création et ses débuts.
De nombreux travaux seraient nécessaires pour mieux comprendre le démarrage de ce programme hors du commun et surtout d’élucider le fond de la querelle sur le créateur de la Jeep.
Avec les éléments disponibles, il est néanmoins possible d’obtenir une vision plus précise de ce sujet qui participe pleinement à la constitution de l’écrasante puissance de l’Amérique dans la Seconde Guerre mondiale.
La Jeep est une légende et, comme toute légende, il convient d’essayer de trier le vrai du faux.
La traduction française a, de plus, féminisé ce nom…, en septembre 1944, un article en français sur la Jeep, “Le Jeep, huitième merveille du monde”…,abordait ce sujet : “Faut-il dire “le” ou “la” Jeep ? C’est là un mystère qu’aucun grammairien n’a encore pu élucider. D’ailleurs, le Jeep ou la Jeep, se moque des grammairiens. On l’a fait pour rouler, non pour servir de prétexte à des discussions sur le beau langage“…
“Jeep” est presque devenu un nom commun, devant les contrefaçons possibles et la relance de la gamme dans les années 1990, le terme a été protégé par la société Chrysler.
La dénomination Jeep est sujette à de nombreuses hypothèses, il semble que la labellisation du véhicule soit multiple.
Nous devons tout d’abord considérer que le prototype Ford est dénommé “gpw” pour “General Purpose Willys”…, “Djii Pii” en prononciation américaine, que l’on peut traduire par “Usage Polyvalent”.
Cette dénomination est contestée par un manuel Ford de 1941, “Service School for us Army Instructors on Ford us Army Vehicles”, qui indique que “g” signifie que le véhicule a été construit pour le gouvernement et “p” que l’empattement du véhicule est de 80 pouces.
Une troisième origine, plus crédible, est proposée : le 13 mars 1936, les amateurs de “Popeye”, dans la bande dessinée “Thimble Theatre”, découvrent un animal mystérieux, une sorte de chien avec des capacités magiques lui permettant de se déplacer à volonté où il veut : “Eugene the Jeep”…, les Américains le découvrent plus largement au cinéma, le 13 décembre 1940, dans le dessin animé “Popeye presents Eugene the Jeep”.
Tout au long de la guerre, les soldats de toutes nationalités utilisent largement les personnages de dessins animés sur leurs véhicules ou avions…, la popularité de Popeye et celle de la Jeep ont, sans aucun doute, convergé et permis de donner une signification populaire à une dénomination militaire.
La petite Jeep est devenue une légende, elle représente dans les esprits des peuples européens libérés, le symbole de l’avancée américaine, le moteur du débarquement et l’esprit de la Libération.
Le cliché représentant des jeunes Françaises se précipitant, en août 1944, sur les soldats américains défilant en Jeep sur les Champs-Élysées est extraordinaire…, au sein de l’armée américaine, la passion est même quasiment religieuse : les capots de Jeep étant utilisés comme un autel de messe improvisé sur le front par les aumôniers militaires.
En fait, comme l’indique un documentaire américain de 1943 : “Autobiographie d’une Jeep” , ce véhicule est le meilleur ami du soldat américain, car il le suit sur tous les théâtres d’opérations de la Seconde Guerre mondiale…, il déplace les troupes, soutient l’infanterie avec sa mitrailleuse, emmène les blessés et apporte, au plus près de la ligne de front, le bien le plus important du soldat américain : sa ration de combat.
En 1943, un journaliste américain l’évoque dans ces termes : “Grand Dieu, je ne pense pas que nous pourrions continuer la guerre sans la Jeep. Elle fait tout. Elle va partout. Elle est aussi fidèle qu’un chien, aussi forte qu’une mule et aussi agile qu’une chèvre. Elle transporte constamment deux fois plus que ce pour quoi elle a été conçue, et elle avance toujours. Elle ne se conduit même pas si mal que ça, une fois que l’on est habitué. La Jeep est un instrument divin de la locomotion en temps de guerre”…
La source principale sur le début de l’histoire de la Jeep est très documentée, mais contemporaine des événements de la Seconde Guerre mondiale : le rapport Rifkind de 1943 sur le développement et l’achat de la Jeep sous la direction du “Corps des quartiers-maîtres” ou “Intendance” de l’armée américaine.
Ce rapport doit être considéré avec prudence…, les faits sont authentiques, mais il est écrit pour justifier la position de l’armée américaine dans la sélection des sociétés Willys et Ford au détriment de Bantam dans la construction de la Jeep.
En août 1941, le Sénat a diligenté une enquête du Comité Truman pour apprécier comment le Département de la Guerre et l’Intendance avaient conduit la sélection et les commandes.
L’histoire du “Corps des quartiers-maîtres” ou “Intendance” remonte à 1775 et la nomination d’un quartier-maître général par le Congrès durant la guerre d’Indépendance.
Par la suite, l’organisation de l’Intendance a évolué en temps de paix et de guerre, alors qu’elle cherchait à fournir le matériel dont l’armée avait besoin.
Ses missions portaient essentiellement sur l’approvisionnement, le stockage et le transport des fournitures…, elle a été chargée de l’alimentation, des vêtements et matériels de camping et même pendant certaines périodes des armes et des munitions.
Une administration spécifique, le “Département de l’Ordonnance”, était dédiée à l’équipement en armes et autres matériels de combat, c’est aussi le département ingénierie de ce service qui valide les plans et les solutions techniques des matériels que doit commander l’Intendance.
À la fin des années 1930, l’Intendance avait une vaste infrastructure de dépôts d’approvisionnement aux États-Unis et même des fabriques comme l’usine d’uniformes à la Division Dépôt de Philadelphie.
En 1939, le corps était doté d’environ 12.000 militaires et 37.000 employés civils qui pouvaient équiper une armée d’environ 200.000 soldats …, à la fin de la guerre, l’Intendance a 500.000 militaires et 75.000 employés civils…, en 1942, elle perd son rôle de sélection des matériels roulants au profit de l’Ordonnance !
Lors de la défaite de la France en 1940, le Congrès autorise l’armée à monter jusqu’à 1.400.000 soldats…, l’Intendance n’est pas préparée pour fournir une armée nombreuse avec un aussi court préavis.
Le Département de l’Ordonnance a souvent la priorité, la noblesse de la sélection et du choix des armes…, l’Intendance doit aller très vite, trop vite sûrement, ce qui est un élément essentiel pour comprendre la genèse de la Jeep.
L’Intendance et l’Ordonnance doivent mobiliser l’industrie américaine pour satisfaire les besoins d’une armée qui vient d’être multipliée par sept…, le temps manque, les solutions les plus pratiques doivent être trouvées…, l’Intendance n’est pas prioritaire et ne doit pas chasser sur les terres de l’Ordonnance, qui est prioritaire pour lancer l’expansion et la transformation de l’industrie lourde dans les régions industrialisées du pays.
La Marine et la Commission maritime se réservent un tissu industriel autour de la construction navale sur les zones côtières…, l’Intendance doit donc faire ses achats partout où elle ne gêne pas les administrations de l’armement.
Le corps de l’Intendance va donc chercher des fournisseurs, si possible, de petits fabricants qui opèrent dans des régions des États-Unis non encore mobilisées pour la production de guerre…, plus que les autres services, elle a donc besoin de faire appel aux compétences civiles.
Le premier véhicule Oldsmobile est acheté en 1903…, dans les années 1930, la plupart des véhicules de l’armée, surplus de 1917-1918, étaient devenus obsolètes…, l’armée décide d’éliminer les chevaux, les mulets et de motoriser complètement ses unités.
Jusqu’en 1942, comme indiqué précédemment, l’Intendance a été le service de l’armée américaine chargé de fournir le transport motorisé.
L’Intendance organise un terrain d’essais pour les nouveaux types de camions au Camp Holabird, dans l’État du Maryland, au sud de Baltimore…, parmi les multiples querelles entre l’Ordonnance et l’Intendance, cette dernière l’emporte sur un point décisif : elle réussit à standardiser les véhicules et à ne pas subir la loi de chaque arme qui veut donner ses propres spécifications.
Le général commandant l’Intendance organise à partir de 1931, l’achat d’une flotte standardisée de véhicules de transport pour l’Armée de terre…, une standardisation sur le papier car, en 1933, l’Armée de terre autorise les fabricants de camions à présenter des soumissions concurrentielles sur les véhicules, plutôt que de répondre aux spécifications générales.
En 1936, lorsque l’ancienne flotte de véhicules doit être remplacée, l’armée possède et exploite 360 modèles différents de véhicules .., le système centralisé de l’Intendance pour les pièces de rechange à Holabird ne peut pas fonctionner
Les États-Unis prennent une avance considérable dans la production de guerre dès 1938 lorsque Louis Johnson, secrétaire adjoint à la Guerre pousse le Congrès à autoriser l’armée à n’acheter que des camions normalisés…, l’invasion de la Pologne de septembre 1939 contribue à stimuler ce progrès.
À la mi-1940, un système de normalisation est mis en place, conduisant l’armée à accepter une ou deux sortes de camions qui deviennent les fers de lance de la participation américaine dans la Seconde Guerre mondiale : le Dodge 4 × 4 1-1 / 2-ton truck et le Gmc (General Motors Company) de 6 × 6 2-1/2-ton .
L’Intendance fait tout pour minimiser la disparité des pièces détachées…, pourtant, comme elle a besoin de la créativité des entreprises privées et afin de ne pas décourager les soumissionnaires, elle accepte des variations mineures dans les réponses aux appels d’offres.
Ce contexte est essentiel pour comprendre la sélection, la modification du cahier des charges et le lancement de la Jeep par l’Intendance.
La paternité de la Jeep est revendiquée par plusieurs sociétés, par plusieurs ingénieurs et bien des querelles les opposent.
Aujourd’hui, il est vraiment établi que c’est la firme américaine American Bantam Car Company qui en est le véritable creuset, comme l’a implicitement reconnu le rapport du Comité Truman de 1941.
L’armée américaine prend très tôt le virage de la voiture…, la spécification de la Jeep est avant tout le remplacement de la moto side-car (une solution originale puisque la moto est au cœur des grandes armées européennes française ou allemande).
Les États-Unis suivent les essais et l’utilisation de petites voitures Austin dans l’armée britannique…, en 1933, l’armée américaine achète une Austin deux places sans toit, pour des essais à Fort Benning…, elle cherche aussi une solution “maison” avec un militaire, le major Robert Howie, inventeur en 1937 avec le sergent Melvin Wilney, du “Belly Flopper”, une sorte d’automitrailleuse réalisée avec le moteur Austin quatre cylindres placé à l’arrière d’un châssis et doté d’une mitrailleuse calibre 30 monté à l’avant.
Ils travaillent sur les détails avec les ingénieurs de l’American Bantam Car Company de Butler de l’État de Pennsylvanie…, après quelques essais et modifications techniques, l’Intendance commande trois autres modèles d’essai en 1938 à cette société.
Le mitrailleur et le pourvoyeur conducteur sont placés à plat ventre aussi bien pour conduire que pour combattre…, pas de carrosserie, un moteur, une mitrailleuse et des boîtes à eau pour son refroidissement, ainsi que les caisses de cartouches…, ce curieux véhicule n’aura pas de suite bien qu’il soit essayé pendant des centaines d’heures de 1938 à 1939.
L’activité principale de Bantam est l’importation du Royaume-Uni d’éléments de la voiture Austin Seven pour l’assembler et la vendre aux États-Unis.
Ce véhicule, un petit cabriolet à deux places, très britannique, est positionné sur un marché de niche trop étroit pour permettre à la Bantam de rivaliser avec les “Trois Grands” de Detroit .., les affaires de la Bantam ne sont donc pas florissantes.
Le 15 mai 1940, Charles Payne, le responsable des affaires militaires chez Bantam est interrogé par le chef d’État-major de l’armée américaine…, il lui demande, notamment, quelles seraient les caractéristiques idéales pour une voiture légère de reconnaissance éventuellement construite sur un châssis d’Austin Seven…, il lui demande aussi si Bantam pourrait se lancer dans un tel projet, suivi d’une commande importante.
Charles Payne et ses interlocuteurs de l’État-major préparent en quelques jours un dossier de caractéristiques générales et l’adressent au Major de la Cavalerie et à l’Intendance…, le 19 juin 1940, l’ingénieur en chef du Département technique de l’Ordonnance, William Beasley et une délégation de militaires américains, dont le major Howie, rencontrent Francis Fenn, le dirigeant de Bantam et Harold Crist ingénieur dans la société…, ils visitent les installations de montage de l’Austin qu’ils trouvent arrêtées depuis près d’un an, faute de commandes.
Howie, Crist et Robert Brown, ingénieur civil à l’Intendance, s’inspirent de certaines des caractéristiques et performances du Belly Flopper pour dessiner les grandes lignes du véhicule léger de reconnaissance.
L’épure crayonnée (plan, élévation, coupe, avec indication de la garde au sol, des angles d’attaque et de dégagement des porte-à-faux avant et arrière) est remise le même jour aux représentants de l’Armée par les trois hommes.
Immédiatement, l’Ordonnance approuve l’esquisse du projet dont la mise en œuvre est confiée à l’Intendance qui doit alors chercher un constructeur capable d’établir un vrai cahier des charges, d’étudier et de construire 70 véhicules qui seront confiés pour essais dans les différentes unités de l’armée (infanterie : 40 véhicules, cavalerie : 20, artillerie : 10).
Le budget est estimé à 175.000 dollars, soit 2.500 dollars par véhicule…, le 22 juin 1940 le colonel Bedell Smith, secrétaire général de l’État-major, demande au général Marshall de débloquer 175.000 dollars, ce qui est accordé rapidement.
Le 27 juin 1940, l’appel d’offres est lancé par l’Intendance auprès de 35 constructeurs américains…, le cahier des charges prévoit un véhicule 4 × 4 capable de transporter quatre hommes et leurs 270 kilogrammes de paquetages et de munitions…, l’empattement est fixé à 2,03 mètres, la voie à 1,19 mètre et une garde au sol de 0,16 mètre…, le poids à vide (tare) est fixé à un maximum de 585 kilogrammes.
Les dossiers doivent être déposés le 22 juillet 1940, soit 26 jours après l’envoi de l’appel d’offres…, il est en outre exigé que le véhicule d’essais soit livré le 23 septembre 1940, 49 jours plus tard.
Le programme est donc réalisé dans des délais extrêmement courts qui marquent bien l’urgence de ce choix pour l’armée : 75 jours pour concevoir, construire, essayer et présenter les 70 premiers véhicules dont huit devront avoir les quatre roues motrices et directrices.
Deux constructeurs seulement répondent à l’offre de l’armée : American Bantam et Willys Overland Motors Inc. de Toledo dans l’Ohio
Chez Bantam, Francis Fenn cherche un dessinateur technique capable de bien retranscrire les idées de ses ingénieurs…, il recrute un génie en son genre, Karl Probst qui, entre le 17 et le 21 juillet 1940, réalise l’exploit de dessiner le véhicule, d’évaluer les caractéristiques techniques et de dresser tous les plans de la future Jeep.
Le 22 juillet 1940, le major Herbert Lawes d’Holabird enregistre le dossier de Bantam qui s’engage à réaliser le véhicule selon les clauses de l’appel d’offres, mais demande un poids maximum de 833 kilogrammes, au lieu des 585 kilogrammes.
Comme expliqué plus haut, cette flexibilité est assez courante de la part de l’Intendance qui préfère faire confiance aux ingénieurs civils plutôt que de trop impliquer les ingénieurs de l’Ordonnance dans les programmes qu’elle gère.
Le 5 août 1940, le devis de Bantam est accepté : 171.185 dollars et 75 cents pour la
fourniture de 70 véhicules.
Le prototype est livré le 23 septembre 1940 au centre d’essais d’Holabird…, les tests se déroulent du 24 septembre au 16 octobre 1940…, rien n’est épargné au prototype : 5.000 kilomètres en tous chemins, tous terrains, avec des pentes à 60 %, des fossés, des marécages…, même si la calandre se détache, la génératrice explose, des barres se rompent, des fuites d’huile apparaissent ainsi que de nombreux problèmes de freinage, le véhicule se tient toutefois bien et convainc ses utilisateurs…, l’Intendance veut même commander 1.500
véhicules à Bantam sans attendre la fin des essais des 70 véhicules du contrat.
Le rôle de l’Intendance est assez complexe dans la suite des événements…, il est plausible que les responsables militaires n’ont pas eu confiance dans les capacités de production et de mise au point de Bantam.
Les plans de Probst sont passés à Willys et à Ford qui revient dans le jeu.
L’offre de Willys est inférieure à celle de Bantam, mais Bantam reçoit quand même le contrat parce qu’il était prêt à répondre aux spécifications de l’armée et son calendrier…, bien qu’invité à le faire, Ford n’a pas présenté d’offre.
En octobre 1940, l’Intendance refait son appel d’offres et rédige les contrats avec Bantam, Willys et Ford, qu’elle réussit à convaincre de travailler sur le véhicule (en lui fournissant les plans de Bantam) pour 500 véhicules chacun.
Tous les essieux et les boîtes de transmissions seraient fournis par Spicer de Toledo, Ohio, qui est déjà le fournisseur de Willys.
Ces faits ne seront pas reprochés à l’Intendance par le Comité Truman de 1941, car ils répondent pleinement à sa mission de diversification de la production…, en 1940, les militaires américains se préparent à la guerre et doivent équiper une armée avec des matériels qui, pour l’instant, ne sont qu’à l’état de prototypes
Après un débat houleux entre les différentes parties, le sous-secrétaire à la Guerre autorise finalement l’Intendance à négocier trois contrats de 1.500 véhicules chacun avec les trois constructeurs.
Ce point est essentiel dans la montée de plaintes dans la presse pour favoritisme de Ford et Willys contre Bantam.
En 1941, le Sénat mandate Harry Truman au sein d’un Comité pour faire la vérité sur ce problème, la Chambre des Représentants fait de même avec un sous-comité des affaires militaires…, les deux arrivent aux mêmes conclusions : l’appel d’offres a été correctement géré par l’Intendance
En décembre 1941, après l’attaque de Pearl Harbor, la controverse n’intéresse plus les médias.
Le 11 novembre 1940, le prototype Willys “Quad” arrive au camp d’Holabird…, il a été conçu par Delmar Ross, l’ingénieur en chef de Willys.
Le 13 novembre, les essais commencent suivant le même processus que la Bantam et avec le même succès.
Le 23 novembre 1940, la Ford “Pygmée” conçue par Charles Sorensen entre en piste…, elle est plus fragile que les deux autres, mais possède la célèbre calandre qui est reprise sur toutes les Jeep et des phares tournant à 180 degrés pour éclairer le compartiment moteur.
Dans les contrats, il était spécifié que les trois véhicules devaient être identiques…, en fait, il y a beaucoup de différences, en particulier sur les moteurs, entre les trois modèles et leur évolution durant la guerre…, pourtant, la standardisation réalisée par l’Intendance est remarquable pour l’époque.
La production de la Jeep mérite, à elle seule, une étude plus approfondie…, les craintes de l’Intendance étaient bien fondées et la production des trois sociétés illustre parfaitement sa bonne gestion du risque.
De janvier à juillet 1941, Bantam, Willys et Ford construisent les 4.500 Jeep commandées…, elles sont livrées à l’armée américaine, au Royaume-Uni et à l’Union soviétique.
Le grand perdant de cette histoire est pourtant son initiateur, Bantam, qui ne construit que 2.642 Jeep sur les 647.070 produites pendant la guerre.
Ford en construit 282.354, Willys est le grand gagnant du contrat avec 362.074 Jeep produites jusqu’en août 1945.
À partir de 1942, Bantam se consacre à la production de la benne T3 qui équipe les Jeep, un travail de carrosserie sûrement plus facile à réaliser pour cette société.
L’histoire des débuts de la Jeep est intéressante à plus d’un titre, car elle illustre la remise en cause d’un mythe persistant, celui d’une croissance extraordinaire de la production de guerre organisée par l’armée américaine en structurant l’industrie autour de l’armement et en la sortant ainsi de la Grande Dépression.
Les études récentes d’historiens américains comme John Paxton montrent que les forces américaines ont bénéficié d’une industrie civile qui était déjà la première au monde et, de fait, la seule vraiment impliquée dans la production de masse.
L’histoire des débuts de la Jeep montre bien que l’Intendance en était tout à fait consciente et a cherché à utiliser des moyens de production civils déjà très performants chez Willys et Ford (qui a quand même été courtisé contre son gré !).
La Jeep est un matériel remarquable, car elle a répondu à son cahier des charges bien au-delà de ses limites.
Le processus de définition, d’appel d’offres, de sélection et de répartition de la production caractérise le pragmatisme des services de l’armée américaine dans la bataille de la production.
L’Intendance a adapté les règles pour favoriser la solution la plus efficace et la produire au mieux et au plus vite.
Est-il alors vraiment possible de blâmer ce service qui étudie l’équipement de son armée, tandis que l’armée française s’effondre puis que la Bataille d’Angleterre fait rage ?
Bantam a perdu la paternité de la Jeep, force est de constater que le droit de propriété en temps de guerre n’a pas la même valeur qu’en temps de paix.
La Jeep connaît un succès mondial dès la fin de la guerre…, les exemplaires laissés par l’armée américaine sont vite récupérés par les pays en reconstruction (35.000 Jeep sont vendues à prix préférentiel aux agriculteurs et au btp, en priorité en France en 1945).
Onze pays prennent une licence de fabrication et produisent le véhicule pour leur armée.
En France, de 1951 à 1954, Hotchkiss produit, sous la marque Delahaye, 25.000 Jeep…, ces véhicules sont utilisés jusque dans les années 1990 dans l’armée française (en 1986, on dénombre encore 15.000 Jeep Willys et Hotchkiss dans l’équipement français).
Au niveau mondial, malgré les vicissitudes de ses fabricants et avant Chrysler, on compte plus de 2,4 millions de Jeep produites de 1945 à 1986 sur le sol américain.
Au total, on peut donc affirmer que le petit véhicule lancé en 1940 a donné lieu à une production de plus de trois millions d’unités.
Le marché des Jeep de collection est florissant, plusieurs sociétés offrent – comme Willys – des pièces neuves pour des modèles de 1940-1945…
Moteur : 4 cylindres essence, 2199 cm3
Puissance : 60 ch à 3 820 tr/min
Transmission : crabotable aux 4 roues
Boîte : 3 vitesses + réducteur
Carrosserie : 4 places, châssis à longerons et traverses
Dimensions (L x l x h): 3,36 x 1,58 m x 1,77 m (pare-brise replié 1,32 m)
Diamètre de braquage : 10,6 m
Freins : quatre freins à tambour à commande hydraulique
Suspensions avant et arrière : essieux rigides, ressorts à lames, amortisseurs hydrauliques
Masse à vide en ordre de marche : 1040 kg (charge utile : 363 kg)
Vitesse maxi : 105 km/h
Réservoir: 57 l
Consommation : de 12 à 15 l/100 km
Autonomie : 380 km