L’anthropologique histoire de l’abandon sacrificiel d’automobiles hors normes…
La voiture est un important objet culturel, la dévotion “automobilistique” participe aux valeurs de la société de consommation, d’abondance et de richesses “démocratisées”, et elle relaye des mythes matériels modernes comme la liberté de se mouvoir, la continuité des désirs avec la technologie, l’art des sculptures mobiles sacralisées dans des garages devenus des musées d’autos immobiles, sûrement plus immobiles que mobiles… bref, la voiture est un monument sacré.
Dans un hangar de la banlieue Nord-Ouest de Londres, pile dans l’axe de décollage des avions de l’aéroport d’Heatrow, le spectacle qui s’offre à mes yeux écarquillés d’incrédulité est époustouflant : une centaine de voitures toutes hors normes, en majorité des américaines dans la mouvance de la “collectionnite-aiguë” actuelle : les plus typées des “Muscle-cars” s’y trouvent : Corvette Big Block 65/67, Camaro RS et SS des sixties, Mustang 64/65, Shelby GT350 et 500, Chrysler 300, Plymouth Fury, également des Ferrari, Daytona, Ferrari 330, des Jaguar Type E Lightweight, des Rolls et Bentley, un amoncellent dantesque…
J’ai revu en pensée les scènes d’émeutes en France d’il y a plusieurs années, ou certains émeutiers voulaient cesser de révérer les machines sacrées en les attaquant et en anéantissant les automobiles qui narguaient leur immobilité sociale et souillaient, à leurs yeux, le monde qui leur était associé, inconscients du fait qu’ils détruisaient, non pas les voitures des “riches” mais celles de leurs voisins ou amis. Ils n’agissaient pas à proprement parler, mais accomplissaient des opérations magiques, une sorte de rituel obscur, dans lequel les objets détruits étaient des symboles et non des biens appartenant à autrui…, qu’auraient-ils pensé et fait en arrivant ici en un tel lieu s’il se trouvait à Paris ? Pour les incendiaires eux-mêmes, leurs actes n’étaient pas entièrement significatifs… à l’alexithymie dont souffraient souvent ces mineurs déscolarisés, s’ajoutait une incapacité de donner du sens à leurs actes… humeurs sans paroles, actes sans signification, actes délictueux, voire criminels, mais pas à leurs propres yeux, seulement pour ceux qui se réfèrent au droit civil et pénal (c’est au fond le même droit).
Les incendiaires des voitures en banlieue Parisienne avaient probablement le vague sentiment d’irriter les possédants et les puissants, la croyance et l’espoir de leur nuire, tout cela en mêlant l’érotisme des incendies à l’analité des carcasses brûlées… ils se mettaient hors la loi mais seulement du point de vue d’autrui… s’ils savaient que les vrais riches s’en f… de cette braise latente sauf s’en servir pour un prochain embrasement utilisable politiquement, une source sociale de peur et de fantasme, un leurre pour détourner l’attention, un bas-fond d’intimidation : mi-enfer, mi-purgatoire social. Pour une société dont la consommation est devenue l’unique religion, il importe de conserver ceux dont l’apparente contestation se contente de profaner des marchandises idolâtrées, c’est-à-dire de consommer encore sur un mode simplement illégal… toute déité a besoin de diables qui confirment son pouvoir… toute idole a besoin de flammes pour briller davantage.
-Vous êtes le propriétaire des lieux, vous entassez les automobiles comme des bibelots, sans doute en suite des rêves des mêmes automobiles qui, neuves ou presque, vous échappaient, en cette suite vous aves commencé à courir les ventes aux enchères, les shows et même les brocantes, bref, vous êtiez et êtes toujours un obsédé… est-ce grave, docteur ?
-John Wieller : Nous accumulons, tous, des trucs, des crayons à bille dans des tiroirs, des sacs en plastique, des paires de chaussures… À présent, on va jusqu’à collectionner les “amis” sur Facebook : virtuels certes, mais plus ils sont nombreux, plus on se sent rassuré… Donc ma “collectionite” est normale !
-Comment l’expliquez-vous ?
-John Wieller : C’est lié au rapport que petit enfant j’entretenais avec les objets. Je ne faisais pas la différence entre le “moi” et le monde, qui faisait partie de moi-même. Lorsque j’ai réalisé que je ne pouvais pas tout s’approprier, s’est installé un manque que je ne pourrais jamais totalement combler.
-Ça n’explique pas qu’un collectionneur se concentre sur un thème exclusif comme vos automobiles des années ’60 et ’70. Racontez-moi votre passion…
-John Wieller : J’ai rencontré un style qui incarnait la liberté. Les Muscle-cars américains ! en 1945, j’avais huit ans, mes parents riaient de bonheur que la guerre était terminée. Des années plus tard, en écoutant la radio, j’ai reconnu l’un de ces airs de liberté, qui m’a rappelé une période joyeuse, j’ai cherché une voiture appropriée, puis deux, et ainsi de suite. Ma curiosité éveillée, j’ai aussi acheté des livres, des revues.
-On en revient à l’enfance ?
-John Wieller : Bien sûr. La collection protège. Comme un doudou, “l’objet transitionnel” est une passerelle entre le chaos du monde et soi-même. Elle donne un sens à la vie. Et parfois, elle permet de passer à la postérité.
-Par exemple ?
-John Wieller : En laissant mon nom dans divers catalogues de ventes aux enchères. Reconnaissez que, sans des gens en quête perpétuelle comme moi, il n’existerait pas de shows, de ventes aux enchères et de musées ! Sur leur thème de prédilection, les collectionneurs en savent mille fois plus que les experts patentés. Ils font avancer la connaissance de l’humanité. Grâce à mes documents, j’ai enseigné, publié des ouvrages, nourri des expositions, illustré des revues de la première à la dernière page.
-Certes. Mais pourquoi ces innombrables bibelots que vous stockez dans une pièce coffre-fort qui s’ajoutent à vos automobiles ?
-John Wieller : Adulte, j’ai voulu créer mon salon du jouet automobile à l’échelle 1/1, et voilà…
-Tiens, C’est donc suite à une frustration, la collection serait donc une compensation ?
-John Wieller : Évidemment. Derrière toute collection, il y a probablement une blessure due à un manque : d’amour, de lien, de parole… que sais-je ? Un divorce, un déracinement… Une blessure tellement enfouie que la plupart du temps les individus ne la connaissent pas.
-Il semblerait que les femmes aient moins tendance à collectionner que les hommes ?
-John Wieller : La femme est consciente de la fragilité de son corps, du vieillissement. Elle n’a donc pas le même rapport au temps, à la vie, à la mort, par conséquent aux objets.
-Freud lui-même était collectionneur ?
-John Wieller : Il a rationnalisé sa passion pour les antiquités classiques, en affirmant que la mythologie grecque l’inspirait dans sa pratique de la psychanalyse. Du pipeau ! Vous savez, c’est un métier frustrant : vous aidez des gens des années durant, qui vous quittent, parfois, sans un merci.
-Vous collectionnez avec le même rythme depuis quarante ans ?
-John Wieller : En réalité, lorsque je me donne à l’écriture d’un livre sur des automobiles, une forme de création, je ressens moins la nécessité de traquer les objets. Ma collection m’occupe dans les périodes plus stériles.
-Les Muscle-cars, un remède contre le “blues” ?…
-John Wieller : C’est un plaisir aussi ! La joie de la chasse. La volupté de la découverte. Je défends les collectionneurs : avec leurs angoisses, leurs courses idiotes, leurs manies, ils ne se font pas de mal et ne blessent personne.
-Certains ont pourtant, volé, ou tué… J’ai moi-même été la victime du vol de ma LéaFrancis Ace Of Spades, une auto rarissime seulement fabriquée à 5 exemplaires!
-John Wieller : Dites-vous qu’une auto volée ne l’est pas pour son voleur… Le passage à la pathologie tient à un fil. Il arrive qu’on commette des actes délictueux. Qui n’est pas réjoui d’avoir acheté quatre sous un objet dans un vide-grenier alors qu’il en valait quatre mille ?
-Pourtant, une fois le trophée acquis, souvent on s’en désintéresse…
-John Wieller : Comme après l’amour, on s’endort ! La tension retombe. Le manque est satisfait. Provisoirement, puisqu’il s’agit d’une pulsion, la même qui anime le séducteur. Ce n’est pas l’objet qui compte, c’est la conquête. On a besoin de cette excitation pour vivre.
-Une course sans fin donc ?
-John Wieller : Le propre d’une collection est d’être infinie. Si, d’aventure, un ensemble est complet, je pense, notamment, aux séries de Dinky Toys, leur propriétaire s’en débarrasse et se lance dans une nouvelle recherche. Qui a collectionné, collectionnera…
-Les salles des ventes exacerbent cette douce folie ?
-John Wieller : Ça, c’est le jeu, la compétition. Pour gagner, il faut parfois dépasser les limites.
-Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu’elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine. Elle est pourtant là, ni hostile, ni malveillante, ni sourde, qu’on l’invoque par le mot juste, par son nom juste, et elle vient. C’est là l’essence de la magie, qui ne crée pas, mais invoque.
-John Wieller : L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui, il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Les meilleurs moments sont quand on oublie comment on s’appelle. C’est une vérité trop souvent oubliée : l’art n’est pas le nom d’un terrain à part dans la vie. L’art est une position. Je crois que toute création d’art doit capitalement avoir pour effet d’opérer ce transfert de la pensée et du regard porté sur les choses en de nouvelles positions.
-Toute création d’art valable est philosophique…
-John Wieller : La philosophie nous livre un talisman, une clef pour la vie. A partir de là, notre meilleure chance de comprendre c’est d’abord de chercher à voir car l’art ne donne rien, il déclenche. Vivre l’art c’est être capable de voir la beauté lorsqu’elle se présente.
-La beauté est d’abord dans le regard et la sûreté du coup d’œil, ce n’est ni plus ni moins organique que la délectation du gourmet.
-John Wieller : Il y a autour des deux jouissances le même flou, le même silence de la raison. Dans la compréhension de la beauté, bien plus que la perception intellectuelle, c’est l’intuition qui est proche de l’essence. Voir c’est aller droit au cœur, alors que connaître les faits qui concernent un bel objet, c’est seulement tourner autour. Le discernement intellectuel est moins essentiel à la compréhension de la beauté que l’intuition qui le précède car celui qui ne fait que savoir, sans voir, ne comprend pas le mystère.
-Puisque la beauté semble toujours accompagnée d’un sentiment de disparition, serait-elle un idéal suspendu, une intuition à saisir, la conscience que toutes les idées sont vides quand la beauté ne peut plus être rencontrée dans l’existence de chaque jour ?
-John Wieller : Sans usage, il n’y a pas de vision complète, car rien n’accentue la beauté des choses comme leur utilisation. De la vision des objets il nous faut passer à leur usage. La vraie beauté nous appelle, elle demande que nous en usions ; on ne peut négliger la beauté. L’œil qui voit commande la main qui utilise. Voir la beauté c’est percevoir tout ce qui peut s’ajouter au pan de mur par le mirage de notre propre essence, c’est filer l’idée que c’est dans l’amour de ce que l’on expérimente qu’on peut adapter le monde à nos perceptions et non nos perceptions au monde.
-Voir la beauté c’est plutôt recevoir en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps, refuser l’aveuglement d’une lumière trop concentrée et voir la lueur au plus profond de l’humble et du simple.
-John Wieller : La vraie passion est toujours anarchiste, destructrice. Car voici sa dialectique : lier à la fidélité envers la chose, envers la singularité qu’elle recèle, une protestation subversive opiniâtre contre le typique, le classable. La figure du collectionneur, aussi archaïque que celle du flâneur, si elle peut présenter des traits à ce point modernes, c’est que l’histoire elle-même, en l’occurrence la rupture de la tradition consommée, épargne le travail de détruire car il suffit de se baisser pour recueillir dans les décombres du passé divers précieux fragments.
-Chercher la beauté, chercher à la voir, c’est donc accepter de se perdre, d’errer à la recherche de l’origine et du sens que prennent les choses abandonnées.
-John Wieller : Le temps de la collecte est un temps où l’on apprend à aimer, un temps où l’on invente de nouveaux usages et où l’on porte de nouveaux regards. Collectionner, c’est avant tout aimer les choses parce d’autres personnes les ont faites, c’est célébrer des personnes au travers de ce qu’elles ont légué au monde. Collectionner c’est donner corps à l’art comme capacité d’un être ou d’une communauté, c’est montrer que l’art est l’expression du plaisir que l’homme a éprouvé dans l’accomplissement de ses gestes, c’est encore une fois comprendre que l’art est la nature vue à travers un tempérament. Au-delà de toute question, la main de l’homme est l’outil éternel de sa pensée.
-Le sentiment du beau est intemporel: on peut dire qu’il existe dans l’instant, sans que ne le limitent ni le passé ni le futur, mais avouez que certaines de vos automobiles sont laides !.
-John Wieller : Pour le moi, collecter, c’est également donner à voir, c’est être persuadé que le monde est plein de beauté cachée dont seule une petite portion est découverte. Il y a des chefs-d’œuvre en nombre illimité qui attendent que nous les portions à la lumière car si un arbre tombe dans une forêt sans personne aux alentours pour l’entendre, fait-il seulement du bruit ? Puisqu’il faut vivre chaque jour avec des objets, cette qualité d’intimité est une nécessité particulière, cette beauté détermine un univers de grâce et de sensibilité.
-N’importe qui peut s’émerveiller de quelque chose d’inhabituel !
-John Wieller : Oui, mais notre regard doit être plus pénétrant. Il ne suffit pas de voir l’extraordinaire dans l’extraordinaire. Il faut saisir la puissance dans l’ordinaire, le naturel, le familier, le simple, l’oublié et le normal.
-N’y a t’il rien de plus rare que de chercher le rare dans l’ordinaire?
-John Wieller : Une telle quête se nourrit du beau de la vie, je trouve dans mes automobiles les aspects les plus élevés et les plus nobles de la beauté.
-La beauté s’identifie à l’usage, la beauté nait de l’usage. L’usage c’est l’indivisibilité de l’esprit et de la matière, la beauté de l’intimité.
-John Wieller : Collectionner c’est voir cette beauté qui nous accroche à la vie. Comme une quête éperdue de vivre intensément le sens de toute chose.
– Avec un vieux pot le sage possède l’univers.