L’auto devait changer la vie…
Ce n’est pas par hasard que l’automobile est aujourd’hui le premier les symboles de la société moderne…, elle est, à la fois, au cœur de son imaginaire et du dynamisme industriel, rythmant la vie économique et déterminant ainsi : normes, pratiques, comportements individuels et collectifs…, qui sont devenus, pour le meilleur et le pire, autant de traits marquants de notre monde .
Les grands fabricants de voitures sont aussi les phares du capitalisme.
La standardisation et la fabrication à la chaîne ont permis de baisser les coûts de revient, donc de proposer ce produit comme un bien de consommation tout en laissant croire par le biais de la publicité qu’il restait comme au départ, au départ un objet de luxe.
Mais si la demande a répondu à l’offre grâce au crédit et aux promesses fallacieuses d’avenir toujours meilleur… et que l’automobile est devenue en quelques décennies, avec les industries pétrolières, chimiques, de l’armement, de l’aviation et de la marine, un des moteurs de l’économie de marché, c’est que l’automobile créait tout en les satisfaisant simultanément, un ensemble de besoins et de désirs, d’exigences et de fantasmes, définissant à merveille le projet de l’individu moderne à la recherche d’une liberté de mouvement personnelle, sur-multipliée par la puissance d’un moteur “parfaitement” contrôlé.
Le cheval était laissé loin derrière !
Mais ce mariage utopique était-il être parfait, entre le rêve et l’industrie ?
N’y avait-il pas illusion à croire que l’homme pouvait lier sa liberté à la possession d’une machine roulante, un déplacoir ludique…, sans, un jour, être à son tour possédé par elle ?
L’automobile est un objet de désir et de rêve, mais le rêve perverti, tourne toujours au cauchemar…
“Il bondit jusqu’au ciel ! Quand je le monte, je plane ! Mon cheval est ma maîtresse”…
C’est extrait de “Henry V”, écrit par William Shakespeare.
Le Dauphin de France, un imbécile heureux selon-lui, est ainsi caricaturé, délirant des mots et phrases sur son destrier, à la veille de la bataille d’Azincourt.
Remonter à la guerre de Cent ans pour décortiquer la modernité, est-ce normal ?
De telles histoires hantent depuis toujours notre imaginaire, surtout celui des mâles avides de courir le monde avec des bottes de sept lieues.
Dévorer l’espace terrestre, depuis les chars de Pharaon jusqu’à la diligence de la Chevauchée fantastique, c’est une prétention immémoriale.
La litanie shakespearienne du Dauphin fou de cheval, se psalmodie encore aujourd’hui, presque mot pour mot, dans les bars de Rome, de Paris ou de Kansas City, sauf qu’il s’agit de Porsche, de BMV, Ferrari, maserati, Rolls, Bentley, Mercedes et Lamborghini…, entre autres.
L’automobile a exaspéré cette hantise, elle l’a rendue universelle.
Une route, quatre roues, et, sous le capot, une force surhumaine que le bout du pied droit peut déchaîner sur un parcours quel qu’il soit, d’un point à un autre, c’est un des élément très fort des rêves, un idéal d’évasion loin des clameurs collectives.
L’espace est ainsi comme ionisé, le temps est maîtrisé !
L’automobile, n’est pourtant qu’un produit intégralement humain, une volonté manufacturée.
Mais, jamais objet n’a été aussi richement chargé de sens.
La littérature, le cinéma et même l’art moderne en font leurs choux gras.
L’auto caractérise l’homme… et inversement.
Si demain, après un cataclysme nucléaire, quelque habile archéologue du futur découvrait une collection de voitures épargnées au fond d’un garage-mausolée, il pourrait en déduire tout ce que nous étions.
Exemple de la représentativité automobile : la Trabant, érigée en symbole de la réunification des deux Allemagnes.
Cette poussive machine a gagné sa place dans les musées.
Elle résume l’échec totalitaire et les frustrations qui l’ont marqué…, comme les Mercedes et les BMW illustrent la réussite de la “libre entreprise capitaliste”, avec son orgueil cossu et si souvent impitoyable.
Avant la Première Guerre mondiale. le président des États-Unis Woodrow Wilson vovait clair : “Rien n’a favorisé autant l’automobile, que la propagation des idées socialistes : elle symbolise l’arrogance de la richesse”.
Retour du bâton : la Trabant exprime, elle, l’humiliation de la misère !
L’automobile est devenue le gri-gri occidental.
Le tiers monde et les ex-colonies en sont restés intoxiqués, jusque dans leurs fibres : la Mercedes là où régnaient les Allemands… La Peugeot chez les Français… La Land Rover en Afrique.
Le temps passé n’y change rien ou presque…
Les Japonais ont beau conquérir les marchés, la marque, culturellement, reste indélébile.
Comme le fusil, la voiture a été comme une arme, pour devenir fort, riche et rapide à l’image des Blancs.
Une sorte de véhicule néo-colonialiste …
Les expressions automobiles varient selon les cultures et tes nations.
Pourtant, le passage de l’artisanat a la rationalité industrielle a peu à peu nivelé es personnalités.
Il n’y a plus guère d’esprit mécanique latin, germanique ou britannique…, alors que jadis, l’éthique Bugatti (ou Alfa-Romeo) ne pouvait être confondue avec le style Bentley (ou Mercedes).
Ettore Bugatti en personne se moquait des Bentley qui, au Mans, écrasaient ses légers pursang bleu de France : “Peuh, ce sont les camions les plus rapides du monde qui aient jamais roulé…”
Aujourd’hui, les bolides de course se ressemblent, ils obéissent aux mêmes paramètres.
Pareil pour les voitures de monsieur Tout-le-Monde.
Elles se conforment aux impératifs économiques, techniques et commerciaux dictés par l’ordinateur apatride, on ne sait plus très bien si on est dans une Fiat, une Opel, une Renault ou une Peugeot.
La poésie y perd, tandis que le Japon, lui, n’est pas gêné par ses traditions: il fait de bonnes voitures, un point c’est tout.
Seule l’Amérique produit encore quelques carrosses vraiment américains, mais jusqu’à quand ?
L’objet-auto devient standard.
Oui, mais pas la manière de s’en servir.
Dis-moi comment tu conduis, je te dirai qui tu es !
Il y a, au volant, des clivages individuels selon les tempéraments.
Selon le sexe aussi : plus détachées, les femmes sont sur la route moins redoutables que les hommes, avides de suprématie.
Mais, surtout, la conduite est un test de civilisation : les Italiens, les Allemands, les Français ou les Anglais ont des styles respectifs, où se reflète leur morale.
Les nations plus récemment acquises à l’auto se donnent peu à peu une doctrine.
Au contraire, à part quelques foucades du genre : Steve McQueen ou James Dean, les américains, mieux rodés, brûlent peu de libido sur leurs autoroutes.
Cependant, d’un bout du monde à l’autre, apprivoisés ou non, les fantômes ne sont jamais loin !
Un homme rêve qu’il pilote un cabriolet au long capot puissant.
Une côte se présente, jusqu’à l’horizon.
Voilà que le moteur ratatouille…
Le rêveur s’éveille trempé de sueurs d’angoisse.
Pas la peine d’avoir lu Freud pour découvrir la clé libidinale des songes !
Les psychanalystes savent bien quelle place tient l’auto dans notre paysage inconscient.
L’homme s’identifie à cet instrument de puissance, il y étend l’espace de sa personne.
Toucher à son corps de métal, c’est l’agresser…, faire obstacle à sa trajectoire, c’est une atteinte castratrice à la toute puissance de son Moi…
Passe encore que l’auto soit ainsi érotisée, dans toutes les civilisations converties à l’Occident, elle est objet de séduction comme ailleurs les cornes du cerf, la crinière du lion ou les plumes du paon.
Les belles voitures fascinent les dames, pas forcément les mieux avisées.
Il n’y a pas si longtemps, les dragueurs français parlaient, avec un clin d’œil égrillard, de leurs “aspirateurs à Nanas” !
La complicité entre l’automobile et le désir est brûlante, les publicitaires en jouent.
Plus spontanément qu’il y a vingt ans, le glissement des grandes limousines américaines vers des dimensions plus modérées, a coïncidé avec le dégonflage des seins arborés jusque-là par les pin-up de certains magazines…
Aucun des sociologues qui, bien sûr, sont attentifs aux avatars de l’auto, n’y ont vu un pur effet du hasard.
Vous n’êtes pas convaincu ?
Demandez-vous pourquoi l’immense majorité des conducteurs Européens refuse la boîte de vitesses automatique, alors que les Américains l’ont adoptée en masse.
C’est que les uns et les autres ne placent pas leur susceptibilité virile au même endroit.
Chacun son évier, ça ne fait de mal à personne…
Là où tout se gâte, où les cadeaux amoureux de l’auto deviennent empoisonnés, c’est quand le mariage tourne mal, quand les frustrations réelles ou imaginaires de l’homme envahissent la machine pour en faire un recours, une compensation sexuelle, voire une arme.
C’est fréquent…, la place le l’auto est tellement envahissante dans le rêve le chacun, qu’on pouvait bien s’attendre à le voir inversé en cauchemar.
Il arrive qu’un conducteur exaspéré par le défi de son ennemi (l’homme de l’autre voiture), passe des insultes aux voies de fait… et ou il exécute pour se venger, des manœuvres dangereuses, des agressions mortelles auxquelles il n’oserait même pas penser une fois redevenu piéton et civilisé.
Les enfants hurlent le terreur, la sirène des ambulances retentit ?
Tant pis ou tant mieux, je fonce, je double, ça passe, ou ça casse.
On peut être passionné d’automobile, y voir le plus merveilleux des jouets jamais imaginés par l’homme… et se poser, aujourd’hui surtout, quelques questions.
La mariée est devenue trop belle, elle tend à se transformer en mégère, en marâtre, en vampire.
Les raisons de cette terrible métamorphose sont assez claires, même si les remèdes, eux, restent problématiques.
Quand il se réalise, le rêve tient rarement ses promesses.
Du temps des Bugatti, disons entre les deux guerres mondiales, l’auto était pour le commun des mortels un idéal inaccessible.
Même dans les années ’50, les Européens, en voyant des films américains comme Les raisins de la colère, n’arrivaient pas à comprendre qu’on puisse être misérable et rouler en voiture.
L’auto nous était promise, pour demain, elle était due, elle apporterait la liberté, le statut individuel jusque-là réservé à la bourgeoisie… et le bonheur.
Et puis, avec vingt ans de retard sur le Nouveau Monde, l’Occident enrichi a enfin gagné “ses” voitures.
Hélas, quand tout le monde est privilégié, il n’y a plus de privilège.
Les individus au volant sont devenus une foule : ils le supportent mal.
Le désenchantement né de l’excès engendre de redoutables névroses collectives.
Elle sont passées dans les mœurs.
Ceux qui dénoncent la pathologie crient au désert, tant l’aberration est banalisée.
Ce désenchantement ne fait aucun doute.
Où est-il l’exquis cadeau exclusif qu’on nous promettait hier ?
Chaque dix ans, le parc mondial de véhicules augmente de 30%.
Si on laisse entre parenthèses les pays les plus pauvres qui en sont encore, au mieux,à l’imaginaire mécanique…, c’est effrayant.
Mathématiquement, si tout le monde, ou presque, veut posséder une auto, il n’est pas question de lancer au même moment ces centaines de millions de véhicules dans l’espace public.
Ils s’empileraient en montagnes chaotiques.
L’individualisme libertaire est donc révolu, surtout dans les villes.
Un traitement social de l’auto s’impose, forcément contraignant…, il est fort mal reçu par les usagers cramponnés au “droit” de rouler coûte que coûte !
Pourtant. peu à peu, insidieusement, l’absolu libéralisme motorisé a été rogné, les deux chocs pétroliers, la crise de 2008 et celle que nous vivons en 2011, servent de prétexte à l’abolition de maints privilèges.
On a, non sans mal, limité la vitesse, imposé le port de la ceinture de sécurité, marchandé le stationnement urbain.
L’auto, bridée contrairement à sa vocation fantasmatique, se désacralise.
En principe…
Un grand pétrolier a même fait campagne un temps pour que la sainte voiture “descende de son piédestal”, l’antiphrase du “tigre dans le moteur”, slogan pousse-au-crime d’un concurrent.
On a osé, pour la première fois, parler de sécurité plus que de performance, en vain, trop souvent…
Prêts à tout pour vendre, les industriels continuent à fabriquer des bolides totalement inadaptés au trafic quotidien.
Ils cèdent à la tentation de la publicité agressive, sachant fort bien que personne n’achète une machine capable de dépasser les 200 km/h pour rouler sagement à 130 dans le morne troupeau des autoroutes.
Et ça marche, il n’y a jamais eu autant de voitures qui peuvent dépasser les 200 km/h…, ni autant qui dépassent allègrement les 200.000 €uros, et même de plus en plus au delà de la barre symbolique du million d’€uros…
Il y a quelque chose de pourri au royaume, pour singer un célèbre dramaturge…
Encore une fois, il y a autant de civilisations automobiles que de civilisations tout court.
Aux États-Unis, les gens ont compris qu’il fallait jouer le jeu et, sauf exceptionnels paranoïaques, ils restent des citoyens même quand ils ont un volant entre les mains.
Ce n’est pas encore vrai en France, ce qui lui vaut le sanglant ruban rouge de la criminalité machinale.
Pourtant, si on ose l’écrire, cette hécatombe n’est pas le pire symptôme de l’aberrant détournement de l’auto, on ne meurt qu’une fois…
Mais là où les névroses sévissent le plus fort, là où les individualismes brimés se cramponnent à sa toute-puissance, la vie quotidienne devient carrément un enfer : embouteillages monstres, gâchis de temps, d’argent, de nerfs, fins de semaine transformées en épreuves d’impatience…
Le civisme des gens résiste mal à l’exaspération.
On triche avec la loi, on resquille, on agresse… et le pouvoir politique qui lâche démagogiquement du lest, a sa respectabilité compromise.
Voilà qui est mauvais pour la démocratie.
Quelle vertu espérer d’un citoyen qui, en quête forcenée de déchaînement individuel, se retrouve chaque jour fourmi parmi les fourmis d’une fourmilière en délire ?
L’auto devait changer la vie…
Elle l’a changée, en effet, mais pas toujours pour le mieux.
Le temps des libres aventures est loin…
On a dû…, on n’aurait pas dû !…, bâtir des villes pour la voiture.
Voyez Los Angeles…, ce n’est pas vraiment une réussite.
Les grandes cités du monde, anciennes ou modernes, sont dénaturées, polluées par l’envahissement majoritaire des véhicules à moteur : Rome, Paris, Mexico…, partout.
Alors, abominable, l’automobile que nous avons tant voulue, tant aimée ?
Maudite à jamais ?
Pas forcément, mais pour nous en guérir, il faudra à la fois des remèdes de cheval et une longue psychothérapie en finesse.
Bref, du courage politique pour éduquer les frustrés, pour le mieux-vivre de tous.
Endiguer l’inondation des moteurs individuels pour frayer un libre passage à tous les systèmes que l’obsession automobile a abaissés au rang de pis-aller pour pauvres…, démontrer qu’il y a d’autres chemins que ceux, contre-nature où sévissent la rage ou la résignation, enfin, rendre à l’auto sa vocation de bonheur !
Il faudra bien apprendre, ou réapprendre, à s’amuser avec des voitures, à l’écart des routes où on se transporte, jouer avec des bijoux d’hier, hérités du temps où l’auto était merveille, faire a course dans des lieux prévus à cet usage, avec des tondeuses à gazon, des rouleaux compresseurs, se promener dans le désert, sans gêner le monde.
Pour le reste, l’utile, le voyage, interférera les salons de musique roulants, les derniers endroits où l’on cause, aux chars d’assaut féroces lancés sur la route et les boulevards.