La triste histoire vraie d’Anita Jones et de son Rat-Rod…
Anita Jones était plutôt volage, mais il fallait le savoir.
Elle allait et venait, dotée d’impertinence, rabroueuse à qui, lui déplaisant, avait le malheur de lui adresser la parole.
Elle tenait à l’initiative ; autrement, il ne fallait pas compter sur elle, sauf pour baiser.
Je l’ai rencontrée un soir de printemps à l’angle de la Plumer-Street et de la Nova-Lane, devant la terrasse du Pomona, plus déserte qu’aujourd’hui, car les habitués n’avaient pas assez d’argent pour s’y asseoir et s’installaient alentour, en buvant leur bière ou celle d’amis plus aisés.
Elle possédait un Rat-Rod qui l’accompagnait partout.
J’écris Rat-Rod, car il est plus franc de ne pas appeler l’engin Hot-Rod, sa propriété, qui eût fait rougir les rockers-nostalgiques de ZZ-Top.
Le véhicule avait la forme d’une grande baignoire couleur de soleil couchant rouillé.
Elle l’avait acheté à un artiste spécialiste en inutilités débiles, peu avant sa mort ; il lui avait coûté dix mille dollars que la bonne damoiselle avait gagné quelques jours auparavant dans une affaire tellement sordide que la narrer ici fausserait votre jugement sur la pureté des sentiments.
Elle avait pris huit jours pour ramener son acquisition de Los Angeles à Sacramento ; quand les pneus ne crevaient pas, l’alternateur brûlait ou le carburateur étouffait : pendant quatre ans, l’artiste l’avait habitué à avaler une mixture explosive de son invention et Anita Jones entreprenait sa rééducation à l’essence !
C’était une voiture de série de type T fabriquée en 1919 par Ford et elle portait le numéro d’ordre d’une classe de grec : Phaéton A2 bien que le bestiau eut été modifié en improbable Roadster 2 places…
Malgré son grand âge, elle avait été utilisée par un fou pour en faire un engin extraordinaire, quasi une œuvre d’art primitive, pourtant dépourvue de presque tous les perfectionnements des automobiles actuelles.
Rien ne fonctionnait.
Le radiateur s’entêtait à se prendre pour une écumoire et Anita Jones devait tous les jours faire le plein d’eau.
Pour un run, le contenu d’un magnum suffisait à peu près.
Le soir, les feux de position ne résistaient pas aux défaillances incurables du circuit électrique.
Les garagistes, en échange d’une partie de jambes en l’air, lui donnaient : l’un de l’huile de vidange, l’autre de l’essence…, certains des coups durant des séances sadomasochistes…, mais elle ne graissait le moteur que pour faire comme tout le monde : les bielles, soi-disant montées sur des coussinets de bronze, étaient prétendument “incoulables” !
Un ingénieux jeu de câbles permettait de contrôler les frasques de l’accélérateur aux ressorts défunts… et un petit pot à confiture, attaché sous le robinet d’essence, récoltait le goutte-à-goutte d’une canalisation usée.
A la place des manomètres inutilisables du tableau de bord, elle avait collé des photographies de madones.
Deux nouveaux collecteurs d’échappement complétaient les perfectionnements qu’elle avait apporté à la machine, pour tenir compte des découvertes actuelles… et un ami médecin lui avait offert une grande alaise blanche d’hôpital, pour capoter les jours de pluie.
Anita Jones faisait confiance aux quidams passants, car aux complications de la mise en route, elle n’avait rien prévu d’autre que la poussette.
En attendant qu’une improbable fortune attire autour d’elle des amis…, son jouet lui donnait des copains et copines (elle était lesbienne) en servant de point de ralliement.
C’était déjà l’époque, des processions de monstres mécaniques sur le lac salé, venus d’ailleurs pour dévisager les Hot-Rodders locaux s’opposant aux Rat-Rodders d’on ne sait ou…
Mais ce n’était pas encore le moment d’aujourd’hui où les magazines automobiles spécialisés éditent des articles dithyrambiques sur les Rat-Rods en tentatives de records…, qui font déverser leurs cargaisons d’imbéciles ahuris sous 50° à l’ombre, en un endroit ou il n’y a pas d’ombre…
Anita Jones, un matin, a accéléré…, elle est partie droit vers l’enfer.
Il reste, au bout de la piste, quelques tôles qui pourrissent au soleil et une mèche de cheveux que le vent finira par emporter, sans que quiconque s’en souvienne…