Les populations ayant augmenté, le nombre des crétins va croissant et la race des pions prolifère.
Quant au public, il s’en fout.
De toute façon, il préfère le pain et les jeux.
Depuis toujours.
La fesse et le sang.
Seuls l’impressionnent encore, malgré les temps démocratiques : le faste et la pompe, l’or et la poudre aux yeux, l’encens et la myrrhe.
Les gens ne lésinent pas là-dessus, moyennant quoi ils passent pour valables.
La qualité, la valeur réelle sont données en plus.
Le respect, dont un grand nombre se targue, ne cache que veulerie, insignifiance.
Comment peut-on plaire au plus grand nombre sans sombrer dans la médiocrité ?
C’est mathématique.
Pour s’imposer, la civilisation ne peut opérer que selon les techniques terroristes : elle ne concerne que des minorités.
L’humanité ne progresse, si tant est qu’elle le fasse, qu’à coups de pied au cul… et en cette matière, Patrick et moi, au péril de nos vies et de nos porte-feuilles respectifs, sommes allé visiter un grand bazar de l’automobile de luxe au rabais… qui ne montre pas sa réalité…
Je revendique l’honneur d’avoir découvert cette antre : un grand bâtiment moderne de 10.000 mètres carrés, pour le moins, si pas plus, planté au centre d’un terrain qui en fait le quadruple.
Les chiffres ?
– 20 Harley-Davidson de 6.950 € (Electra Glide full-équipée) à 11.950 € (Héritage Softail)…
– 20 Kit-cars, principalement des Cobra, de 9.950 € (Pilgrim Sumo) à 19.500 € (Dax Tojeiro 6L5 V8)…
– 20 Limousines, de la Lincoln Towncar à 7.500 € au Hummer H2 de 20 mètres à 45.000 €…
– 10 Pick-up aux environs de 10.000 €, en ce compris plusieurs Dodge Ram SRT10 et un Chevrolet SSR quasi neuf pour 24.950 €…
– Plus de 100 voitures de luxe, Porsche Boxter à 7.500 €, BMW Z3 cabrio à 8.250 €, Lotus Elise à 9.500 €, Audi TT à 8.950 €, TVR S1 cabrio à 4.950 €, TVR Cerbera à 13.950 €, Porsche 996 Carrera à 21.950 €, Honda S2000 à 7.950 €…. ainsi que Mercedes SLR McLaren à 189.500 €, Ferrari F40 à 249.500 €, Ferrari 599 GTB à 185.000 €, Lamborghini Gallardo coupé à 62.950 €, Rolls Royce Phantom à 159.000 €, Bentley Continental GT à 45.950 €, Aston Martin Vanquish à 58.590 €… Et j’en passe !
– Plus de 100 voitures de luxe accidentées, Aston Martin DB7 à 12.950 €, BMW Z3 à 1.500 €, Ferrari 456M à 9.950 €, Lexus SC430 à 7.950 €, Dodge Viper à 32.950 €, Porsche 996 Carrera à 12.950 €… etc.etc…
– Plus de 50 camions, tracteurs et transporteurs à partir de 3.950 €…
Est-ce un cadeau du ciel à destination des beaufs…, ou y-a-t-il quelque chose qui mérite d’investiguer ?
Pourrais-t-on envisager que… ?
Je me garderais bien d’écrire cela.
De tels propos n’ont rien de populaire.
Officiellement, je reste d’une correction parfaite, j’évite soigneusement de me signaler à l’attention des gardiens du troupeau : ils ne manqueraient pas de m’égorger comme atteint de la rage.
Folie intégrale.
Je ne suis ici qu’un découvreur, formant des hommes, des femmes (vous), je suis un créateur à ma manière ou plutôt un démiurge, une divinité mansuète récompensant les hommes de l’avoir suscitée en leur donnant des raisons d’espérer.
Mes révélations rencontrent les besoins humains… et les gens sont ensuite certains d’avoir tout inventé.
Qu’importe, si ce qui doit arriver : arrive?
Si, persuadés de vivre leur vie, ils épousent des rêves de Chimère ?
J’indique les pas…, mais qui tire les ficelles ?
S’ils savaient à quel point !
Patrick Henderickx, mon ami, est un fin politique, il possède un flair étonnant pour deviner les réalités et réagir de la manière appropriée, afin de maintenir une atmosphère respirable autour de lui.
Je reconnais que ce n’est pas toujours facile.
Je sais aussi qu’il n’agit nullement par flagornerie, mais pour avoir la paix.
C’est-à-dire : travailler dans les meilleures conditions possibles.
Au bout du compte, nous sommes assuré de trouver l’un chez l’autre : des complices.
Ce jour-là, ou nous sommes allés visiter l’antre des automobiles de luxe illustré par les photos de cet article…, j’ai noté autour de nous un calme inaccoutumé : on nous saluait avec déférence (ce que j’abhorre), on se comportait à notre égard comme si nous étions affligés d’une maladie fatale… que l’on aurait, par une tacite conspiration du silence, décidé de nous cacher.
Bien entendu, ces prévenances ridicules nous exaspèrent, mais renforcent nos convictions…
Patrick a compris l’astuce…
Il flotte dans les airs, vertical, comme quelque figure héraldique, incapable de déterminer s’il rêve encore ou si, inexplicablement, il est parvenu à projeter dans la réalité la réalité si longtemps poursuivie.
De l’exaltation de la réussite au flou trompeur du songe, il n’y a que l’épaisseur d’un cheveu : le seul écart entre agir et se regarder agir.
Il flotte au-dessus d’une mer inconnue d’automobiles.
Deux points posés, anachroniques, jouant à cache-cache dans la fantasmagorie des vapeurs : des plaques britanniques et des voitures LHD…
De cette vision, que la distance, comme toujours, revêt d’une quiétude trompeuse, émane le signal : danger.
Il ignore pourquoi.
Mais c’est aussi évident que l’ombre d’un insecte sur le sol.
Son rôle n’est pas d’intervenir.
D’ailleurs, que pourrait-il faire ?
Il est suspendu au-dessus de ce monde indéchiffrable comme le chercheur de l’autre côté du tube de son microscope.
À des années-lumière de ce qui se passe à quelques centimètres de lui.
Hors d’état d’agir.
Hors de proportions.
Hors.
Hors.
Glissant dans une stratosphère préservée.
Un inaccessible empyrée d’où il ne peut rien atteindre.
Une joie stridente s’engouffre en lui avec le bruit de tonnerre du courant aérien qui soudain le heurte de plein fouet, comme une pierre, le soulevant de ses vagues tumultueuses sur lesquelles il ricoche, immobile : pour une fois, écartées la menace des nébulosités piégées, l’angoisse.
Il baigne dans un espace parfaitement pur.
Libéré de toute crainte.
Hors de danger.
Hors.
Hors.
Le danger ne le concerne plus, il a compris…
– Les plaques d’immatriculation, la majorité sont des voitures immatriculées en Angleterre…, mais beaucoup trop sont avec le volant LHD pour conduite sur le continent…, c’est étrange…, de plus, avant d’être Anglaises, elles étaient quasi toutes immatriculées en Allemagne…
Tu comprends ?
– Et ce n’est pas que ça, regarde bien…, cette Rolls Royce Phantom, c’est pas possible que l’usine Rolls agence si mal les panneaux de carrosserie…, le capot est plus bas que le bord de calandre, de plus, la moulure chromée de pare brise est remplie de coups… et rouillée…, certain qu’elle a été “pechtée” (accidentée)…
Patrick, criant de triomphe, plonge… et m’abreuve de détails, fonce sur toutes les voitures qu’il détaille et décrit, tanguant sur ses jambes comme un boxeur prèt a asséner à son adversaire le coup fatal…
Il crie de puissance, de volupté, plonge dans les capots comme s’il s’échappait dans un autre infini, de l’autre côté de l’entonnoir, du sablier renversé des mondes qui s’écroulent en torrent par le goulet liquide sans haut ni bas, emporté par le flot des eaux matricielles vers une autre naissance.
Puis remonte abruptement, bras étendus giflés par les nodosités de l’air qui les mitraillent en ondes serrées.
Il plane, triomphal et rapace…
Point d’orgue.
Patrick se sent maître de la géométrie des impossibles, exclu toutefois de la signification des signes.
Ou plutôt délivré de leur sens trop pesant, de la matérialité obtuse du concret.
Par-delà le jeu des causes et des conséquences s’établit un nouveau langage, avide de l’atmosphère raréfiée de l’essentielle inessentialité.
Un langage qui n’est que silence et certitude, puisque construit d’un mot unique à l’infini répercuté, et murmuré, assourdissant et inconnu, oublié à peine prononcé, imprononçable au demeurant… et cependant pensé telle une musique insaisissable et saisissante, indispensable et dépendante, immatérielle comme l’ombre, diffuse comme les feuillages, spectrale comme la lumière…
Pour atteindre ce langage, il ne peut que crier, laissant couler dans ce puits sonore ses stridences répercutées par les voûtes, dans ce trou noir au fond duquel explose la lumière de son soleil.
– 3 Mercedes SLR d’un coup, tu as déjà vu cela ailleurs, dans un autre garage ? En plus elles sont couvertes de poussière, comme abandonnées ! Dans ton garage, ne fusse qu’une seule, serait alors mise en valeur, polishée à la perfection… Ici pas, elles sont au même rang qu’une BMW Z3 à 7.000 euros ! C’est pas logique… Les mecs d’ici s’en foutent ! C’est presque qu’on les dérange si on fait mine d’acheter l’une ou l’autre voiture !
Est-ce que je rêve ?
Mais, si je rêve, pourquoi cette impression de n’avoir plus à m’éveiller ?
De tâche déjà faite ?
De hasard aboli ?
D’évidence figée dans le fourmillement amical du palpable ?
De quelque côté que je me tourne, je retrouve les mêmes repères.
Cette fixité n’appartient pas au domaine du songe, cette consistance à ses fondrières.
Ce que j’ai oublié, c’est le moment précis, le point d’application, la trajectoire imprévisible à partir desquels tout a basculé.
Le plus naturellement du monde.
Un monde trop naturel et trop rempli d’échos aberrants, miroirs également vains.
– Qu’est-ce que j’avais dit ! C’est pourquoi il faut tout consigner, tout écrire, tout ! Et faire des photos, pour ne rien oublier. Car, quel dommage ce serait ! Il faut conserver les photos, les publier. Que ferons-nous, si nous ne prenons pas la peine d’écrire ce que nous constatons, où tout se retrouvera de ce que nous avons connu ?
Ah, certes, c’est un beau mélange, une fameuse pagaille !
L’utile et l’accessoire, l’éthéré et la boue, le fugace, l’éternel, l’évidence, l’obscur.
Mais ce n’est pas à nous de faire le tri, de décider.
Nous n’en savons rien… Ce n’est qu’une déduction…, mais mathématiquement intellectuelle !
– Souvent, un parfum étonnant naît de la pire ignominie. De toute façon, si on ôte la moindre parcelle de l’ensemble, il n’a plus goût ni valeur.
Victoire aptère.
– Cette Viper, c’est leur chef-d’oeuvre…, regarde !
Je regarde, je vois qu’elle a été légèrement accidentée au niveau du pare-choc arrière…, pas très grave, il y a même un pare-choc flambant neuf à coté de la voiture…
– C’est pas logique qu’ils vendent cette Viper pour 32.950 €uros, alors qu’elle en vaut le double avec le pare-choc réparé et repeint…, non ?
J’acquiesse, oui…, ou est le “truc” ?
– Simple, ils ont réparé tout l’arrière, on voit les réparations sous la peinture fraîche, la voiture a du être gravement “pechtée” sur le cul… et comme la roue arrière gauche a un drôle d’angle, je suis certain que le chassis est touché… Pour pouvoir vendre la voiture, ils ont repeint le cul… mais en laissant le pare-choc cassé… pour faire croire que l’accident n’est pas grave…
Lumière de génie ce Patrick…, c’est une super carambouille cette auto…, certain qu’un âpotre du bling-bling va se laisser avoir et croire qu’avec 1.000 euros de remontage du pare-choc avec peinture, il aura une magnifique Viper pour 50% de sa valeur publique…, sauf…
Sauf que… lorsqu’il s’apercevra que tout l’arrière a été accidenté, il ne pourra jamais se retourner contre ce garage qui lui aura facturé la voiture comme voiture accidentée !
– Du grand art !
Leur conscience, ils l’ont depuis longtemps rangée au magasin des accessoires.
Pour ce qui est du professionnalisme, ils se trouvent bien les seuls à s’en croire dotés.
Outre cela, ce sont des gens qui boivent sec et mangent gras, toujours à la recherche du pigeon qui règlera la note.
S’ils sont sans cesse fourmillants de projets, d’idées mirifiques, de “coups” qui vont se faire dans les heures qui suivent, quand leur cerveau est aussi vide que leur assiette, c’est pour vous proposer des “affaires“, dans leur antre bien approvisionnée, où ils se régaleront à votre santé.
Ils vous joueront la farce aussi longtemps que vous la goberez, ménageant les surprises, mystères, retournements, atermoiements, victoires d’un jour, catastrophes irrémissibles qui vous feront tirer la langue pendant qu’ils chargeront la leur.
Puis, lorsqu’ils vous sentiront sur le point de lâcher vos billets, ils vous planteront là sans vergogne pour trouver un nouveau jobard.
Vous n’entendrez plus parler d’eux.
L’instant d’avant, ils ne respiraient pas sans vous : vous étiez leur seule raison de vivre.
Mais ils vivent très bien tout seuls, car ils ont une belle faculté de récupération (si cela vous arrange, vous pouvez aussi bien les croire morts).
Certes, il s’en trouve de sincères : ce sont les pires.
Pas tellement parce qu’il s’agit de pauvres fous qui ont préjugé de leurs forces, de leurs possibilités, de leur entregent : mais parce que, sous l’emprise d’une perpétuelle fébrilité, d’un désespoir chronique, ce sont ceux qui mangent le plus et boivent le mieux.
Au demeurant, ne me croyez pas amer.
Je ne suis pas en train de régler mes comptes : j’arrête les leurs.
C’est très bien ainsi.
Ça entretient le folklore et augmente le mérite des quelques rares qui réussissent.
Je veux dire par là qu’ils parviennent à passer du monde des songe-creux à celui des adultes.
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