Moins que zéro…
La rencontre a eu lieu un lundi soir…
Quelques semaines plus tôt, j’avais reçu une carte-postale quasi pornographique, avec ces simples mots, tapés à la machine : “OK pour vous parler du Hot-Rod, mardi prochain 14h”…
Le lundi soir précédent ce mardi, j’avais appelé pour être bien sûr que ça jouait toujours, notre rendez-vous, demain, à 14h…
C’est une femme, qui avait répondu, qu’elle préférait que je vienne à 20h., que ce serait mieux…
Mieux ? Okay !
Et le lendemain soir à la sortie de l’hôtel, nuit déjà tombée, un chauffeur de limousine désœuvré m’a proposé son véhicule long comme trois Cadillac pour le prix d’un simple cab… et c’est en grand équipage, avec bar, salon et TV, que j’ai débarqué au rendez-vous.
J’ai parcouru une allée bordée de rosiers pantagruéliques aux inquiétantes épines jusqu’à la porte d’entrée, où il ne me restait plus qu’à frapper : toc-toc-toc.
Combien de temps sommes-nous restés dans le living à peine éclairé par une bougie, Marilyn, jeune, mince et belle, assise à même le sol, entre mes jambes avec devant nous la table basse, où reposaient une bouteille incarnat et des grands verres ?
Je ne sais plus, je m’en f…, tout était silence alentour, à peine l’éclat par instants d’un ustensile dérangé par un chat.
On voyait dehors les grands arbres bruisser… et la soirée promettait d’être mémorable.
– Il n’y a que la petite lumière de cette bougie allumée sur la table pour nous éclairer. Vous préférez l’obscurité ?
– Oh ! Cela vous dérange?
– Oh, non, pas du tout. Au téléphone, hier soir, vous m’avez dit que vous préfériez que je vienne à 20 heures plutôt qu’en début d’après-midi, comme nous l’avions d’abord prévu, ça a un sens, ça pour me causer du Hot-Rod qui a été détruit dans l’ouragan ?
– Oh oui, ça en a un. Je l’avais hérité de mon défunt époux, et je me suis mise en tête de l’utiliser quotidiennement, tous les jours, c’était extraordinaire, jusqu’au jour maudit de cet ouragan qui a détruit la maison et le Hot-Rod…, depuis je marche comme une chose morte. Je n’étais pas comme ça avant, lorsque je roulais avec ce Hot-Rod…. Mais maintenant, jusqu’à ce que le soleil se couche, je suis sombre, je ne m’éclaire plus. Les jours sont si blancs qu’ils m’en donnent le vertige. Alors, c’était mieux que vous veniez le soir. Si vous étiez venu de jour, je serais simplement assise ici à vous dire: … oui… okay…hon hon hon… Peut-être que c’est ce que je vais faire maintenant…
– Et pas de nuit sans vin ?
– C’est le sang des dieux. Vous pouvez en boire beaucoup tout en restant relativement sain. Je buvais énormément de whisky mais c’était une source de problèmes… Je n’en boirai pas tant que vous serez là, parce qu’alors je me sens devenir violente. Et quand je me sens devenir violente, je dois le prouver.
– Ça vous arrive encore de devoir le prouver ?
– Seulement quand je sens que ça devient nécessaire… Ça a toujours été comme ça.
– Euh, que voulez-vous dire par “seulement quand c’est nécessaire”?
– Quand j’en ai envie, c’est nécessaire. Même si c’est injuste, ne nous prenez pas trop au sérieux !
– La vie est une lutte du début à la fin?
– On le dirait. Mais je crois que le secret est dans l’allure. Lutter un peu, se reposer un peu… Se battre à nouveau…Trouver un rythme… Le rythme pour faire les choses.
– Mais nous avons besoin de la lutte ?
– C’est ce qu’on nous raconte. Et qu’il nous faut souffrir. Mais qui nous dit ça ?… Tout ce que je veux, c’est du bonheur. Si je peux en avoir, je le prendrai vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais je ne semble pas l’obtenir… D’autres questions ?
– Bien sûr ! Nous n’en sommes qu’au début…
– Vous ne pouvez jamais savoir dans quelle mesure une chose est vraie tant que vous ne l’avez pas faite.
– Avant de faire quoi que ce soit, on y pense toujours un peu…
– C’est déjà le commencement de la chose…
– Ah oui ? Pourquoi ?
– Parce que j’ai des tripes, de l’humour et du style (rires). Mais je ne pouvais trouver personne qui soit prêt à m’accompagner. Vous savez, deux ou trois bons gars. Ou même un seul, comme vous…
– Donc, depuis que votre Hot-Rod a été détruit, vous vous sentez isolée ?
– Il semble que je ne reçoive plus de bonheur, c’est tout.
– Vous en êtes arrivée à apprécier la solitude ?
– Au commencement, la solitude est dure, puis on y devient si accoutumé qu’on ne sait plus vivre avec les autres, qu’on a besoin de jouir !
– Pour moi, ça n’a jamais été dur d’être seul. C’est toujours mieux que d’être dépendant d’une voiture à-la-con… Ça m’est naturel. Il y a des animaux qui creusent dans le sol, qui pénètrent sous terre, qui vont underground, qui se sentent mieux seuls dans un trou. Je suis comme eux. C’est mon instinct naturel. Quand je suis seul, je charge mes batteries. Je construis. C’est juste comme ça: je me sens bien…
– A cause de la destruction du Hot-Rod, j’ai été déprimée, j’ai été suicidaire. Mais je suis tombée par hasard sur quelques-uns de vos articles… et j’ai voulu vous connaître pour vous expliquer ma dérive…, car être seule, ça veut dire qu’une autre personne peut résoudre votre problème. Etre seule, ça veut dire qu’on a besoin de quelque chose ou de quelqu’un…
– Je n’ai jamais été seul dans ce sens-là.
– Je n’ai jamais eu l’impression que quelqu’un d’autre que vous pouvait résoudre mon problème…
– Vous vous masturbez souvent ?
– Jours et nuits…
– Vous voudriez relancer les dés une seconde fois, tenter une nouvelle donne !
– L’idée du suicide est née de là. Un tas de pensées me poussent au suicide, et un tas d’autres me retiennent…
– Moi, c’est ce que je me disais quand j’en ai eu quelques-uns, que je pourrais me retrouver dans une situation bien pire si je continuais à les collectionner. Et ça, ça me redonnait toujours de la force. J’ai été heureux de revendre le bleu avec flammes rouge, même mon chien n’aimait plus, il a pissé dedans peu avant de le livrer au gars qui voulait l’acheter…
– Certaines doivent sentir cette force chez vous. Maintenant qu’il ne me reste que la carcasse du Hot-Rod, les seules personnes qui m’approchent sont des losers, des perdants, qui rêvent de me l’acheter pour peanuts !
– Vous les attirez à cause de la magnifique photo qui a fait la une de la presse mondiale… Un Hot-rod tout foutu avec le drapeau ricain planté dedans, quelle image fabuleuse !
– Yeah. J’ai attiré quelques mauvais numéros, de vrais imbéciles. Ça m’a pris du temps pour me débarrasser de certains…
– Comment expliquez-vous ça?
– Ils trouvaient en moi, une femme qui les nourrissait avec quelque chose. Une sorte de force. Quelque chose qui les faisait sentir mieux. Alors, ils me collaient aux basques. Parfois, je disais : “allez, casse-toi ! marre de toi, lâche-moi les baskets” ! Et ils se tiraient pendant un bout de temps. Puis ils revenaient… Les perdants semblent m’aimer.
– Je reçois des tas de lettres de gens qui ont possédé une voiture qui a ruiné leur vie, en Amérique, au Mexique, en Russie, En France, en Turquie, Nouvelle-Zélande, en Orient, en différents lieux… Ils aiment ce que j’écris. Un type de Nouvelle-Zélande… non, c’en était un d’Asie, me disait : “Vous êtes le seul écrivain que les Hot-Rodders lisent ici, on se passe vos anciens magazines de cellule en cellule”… Pour moi, c’est un grand honneur. Parce que les gens les plus difficiles à duper sont toujours en enfer. C’est un bon gang qui me lit là-bas. Un gars, ça c’est le type de Nouvelle-Zélande, un garde lui dit un jour : Tu me prêtes ton Chromes & Flammes ? Et lui, il lui a hurlé : NOOON !!!! Le garde s’est tiré avec le rouge au front. Alors voilà, il y a des gardes et des prisonniers en Nouvelle-Zélande qui s’engueulent à cause de moi… Ça, ça me préoccupe, mais c’est une autre histoire.
– Vous vous sentez responsable ?
– Comme vous. Ça dépend de ce qui se passe, vous savez, chaque jour est différent… Et la vie est comme ça, certains jours je me sens un perdant, et certain jour un gagnant, et certains jours, je ne me sens fichtrement rien du tout… Buvons. Au fait…
– Oui ?
– Quel étrange photo que celle qui est sur le mur derrière vous…
– Une œuvre d’art. Un ami m’avait mise en scène alors que j’étais enceinte…
– C’est surréaliste !
– Je suis surréaliste aussi, savez-vous…
– A ce point ?
– Si vous en avez assez, si vous êtes fatigué, dites-le moi.
– Je croyais qu’on allait copuler, forniquer, se mélanger…
– Ah bon !!! Vous n’êtes donc pas fatigué ?
– Vous plaisantez ! Moi, fatigué ? Je peux parler pendant huit ou dix heures, je peux parler pendant des jours… Je peux en écrire tout autant… Les étoiles, les microbes, les particules élémentaires sont généralement une bande de personnages jeunes et riches, au point de n’en pas même crever, étudiants ou travailleurs sans qu’il y ait d’ailleurs une distinction entre ces termes… et dont l’univers se résume à sortir dans les endroits branchés, à regarder des chaînes insipides à la télé, à se droguer et à ne rien faire, sinon à se préoccuper obscurément de ne pas déroger à un tel ordre des choses.
– Le tout entre MTV et républicanisme triomphant. Ce sont des histoires de riches qui ne font rien, vous en retenez non pas le parfum et la poésie d’une certaine douceur de vivre riche, mais plutôt ce que cette dernière recèle en suffisance d’anxiété et d’éphémère pour générer le morbide d’une rêverie et le désespérant d’une quelconque jalousie.
– Bien vu…, car nulle part plus qu’en Amérique l’argent et la richesse ne sont devenus autant un symbole et une réalité matérielle, qui permettent précisément de fournir le matériau narratif propre à décrire, à travers leur omniprésence et leur figure abstraite, la brutalité immédiate d’un monde d’apparence seule et de vanité contagieuse. Un monde où rien n’existe de sensible, hormis le constat froid et sans bornes de figures et d’instants vertigineusement plats.
– Le paradoxe de cette vacuité, de ces gens et instants “moins que zéro”, est bien leur caractère réel, infiniment réel, sans la moindre part d’imaginaire et de fantasme.
– Ces personnages transmettent ironiquement l’absurde des valeurs méritoires américaines et brocardent, l’air de rien, la tendance inepte d’une société du “Dis moi combien tu vaux, je te dirai qui tu es”…
– Il est temps d’aller baiser, non ?
– Evidement : “What else ?” comme qui dirait…
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