Schizophrénie automobile !
Une Mustang Fastback à restaurer…
Mon vieux pote n’est pas idiot pourtant il s’obstine à croire qu’il pourra faire rouler une voiture ancienne…, il est un peu comme ces bretons qui construisent un bateau dans leur jardin en pensant qu’ils prendront la mer un jour et qui meurent de leur cirrhose alors que la coque est tout juste finie…
Lui ce n’est pas de voile qu’il rêve mais de sa f… bagnole, avec laquelle il s’imagine rouler un jour sur les autoroutes en faisant rugir le moteur…, tous les gens sensés ont beau lui dire que c’est fichu, que cette voiture ne roulera plus, c’est peine perdue…, il n’écoute rien et n’en fait qu’à sa tête, amenant sa voiture de garages en mécaniciens, qui tous, les uns après les autres, jettent l’éponge tant les travaux sont importants.
L’histoire de cette voiture est un classique, voici dix ans encore elle roulait, puis elle a eu une panne et comme c’est un véhicule complexe, elle n’a pas été réparée mais juste stockée dans un endroit où elle a pris la poussière gentiment…, bien sur, tous les joints se sont dégradés… et tandis que la voiture n’avait pas tant de problèmes que cela, aujourd’hui elle est devenue une sorte d’épave remisée chez un énième mécanicien qui n’a pas le courage de la réparer.
Il faut aussi dire qu’en plus de courage, il faut de sacrées compétences parce qu’on ne bricole pas cette voiture comme une tondeuse à gazon…, c’est un peu plus compliqué…, ceux qui ont promis de la remettre en route avaient plus de gueule que de réelles compétences…, tous avaient promis qu’avec eux il n’y aurait pas de problèmes…, mais tous, ont bricolé un truc ou deux avant de jeter l’éponge vaincus par la complexité de la tâche.Il y maintenant tant de choses à faire, moteur, boite de vitesse, suspensions, freins, peinture, etc…, que le budget pour la réparer est astronomique !
Bien sur, mon ami minore les faits et s’accroche aux promesses du dernier garagiste qui lui a expliqué qu’il pouvait la redémarrer… et qu’il se faisait fort en quelques tours de roue de transformer cette épave en carrosse. C’est vrai qu’elle a eu de la gueule, un fleuron de la production automobile…, elle avait de bons atouts avant que tout ne soit pas balayé par la première crise pétrolière.
Je l’ai encore vue samedi dans le garage où elle est abandonnée…, je ne sais pas pourquoi, sans doute parce que je suis bon de nature, j’ai pensé que c’était un peu la même histoire depuis que je suis jeune, car j’ai vu notre pays tomber de Charybde en Scylla.Quand j’étais petit, on avait De Gaulle, le Concorde, le France, des centrales nucléaires, la bombe atomique mais en plus de la bonne bouffe, des bons vins, une relative liberté et la sécurité sociale, et on pouvait se dire qu’on vivait dans un chouette pays. Certes, il y avait les USA, mais de toute manière, on avait la culture et le patrimoine en plus… et nous, on pouvait envoyer chier un flic sans finir menotté dans une berline Ford !Et puis j’ai vu le choc pétrolier… et j’ai assisté à la descente inéluctable…, j’ai vécu sous Pompidou, Giscard, Mitterrand et puis Chirac et Sarkozy et maintenant Hollande… et depuis que je suis petit, je n’ai pas vu de miracles, tout est allé en empirant !
Je n’ai vu que des mécaniciens fort en gueule nous assurer qu’ils allaient tout régler mais qui auraient déjà eu bien du mal à changer des pots et des plaquettes de frein chez Midas. C’est marrant, je regardais cette vieille bricole, jadis capable d’en remontrer aux monstres de l’époque…, pourrir sur place… et je me suis dit tout ça.Comme quoi, en plus d’être nostalgique et plus tout jeune, je suis en plus très imaginatif.
Ça faisait plus d’un mois que mon vieux pote, a commençé à foirer nos rendez-vous amicaux au resto du coin, en arrivant parfois avec cinquante minutes de retard, voire carrément le lendemain soir !
Je savais que sa vieille bagnole l’obnubilait, qu’il était soucieux…, mais il se contentait de me regarder fixement avec son regard fixe de scorpion sans rien me dire.
Parfois, je lui demandais ce qui n’allait pas et il se contentait de me dire : rien !
J’aurais pu forcer un peu mais ce n’est pas mon genre…, je savais que l’abandon de sa voiture, c’était l’équivalent quasi mystique d’un problème qui le tenait ainsi éloigné…, il avait du mal à en parler, même s’il me savait ouvert d’esprit…, avouer certaines choses n’est pas aisé, on a peur d’être pris pour un dingue…
Il m’avait un tout petit peu parlé… et à partir de là, en déroulant la pelote, il n’était pas compliqué de savoir ce qui l’angoissait à ce point.
Je lui ai conseillé de prendre rendez-vous avec un psychiatre, un bien, un sympa qui l’écouterait et ne signerait pas une HO immédiatement…, mais aussi d’aller voir un vrai garagiste compétent parce que tout a un début et une fin et que personne ne peut répondre à toutes les angoisses.
Il avait toutes les cartes en main et pour des raisons qui le regarde, il n’a rien fait…, préférant tenter de se débrouiller seul. C’est finalement assez masculin comme démarche, de croire que l’on peut tout, tout le temps, tout seul.
Et puis vendredi matin, il m’a appelé de l’hôpital où l’on venait de l’emmener parce qu’il était en train de décompenser. Il était clair… et m’a parlé très calmement…, il m’a finalement avoué qu’il se sentait perdu… et il m’a expliqué les symptômes qu’il ressentait…, pour ce que j’en sais, tous faisaient effectivement partie de la possession démoniaque telle qu’on l’entend !
Malgré tout, être possédé par une épave d’automobile, ce n’était pas courant, j’ai douté… et pensé qu’il était devenu schizophrène. Certes, il apparaissait comme délirant… mais tout était organisé et pas aussi loin du réel que cela…, je pense que sa possession automobile est apparue suite à des prises de conscience, l’impression d’avoir gâché dix ans de sa vie à vouloir restaurer une bagnole…, l’idée d’avoir à combattre quelque chose (la rouille ?) qui était en lui…, de là, à s’imaginer possédé, pourquoi pas…, symboliquement c’était un peu vrai.
Parfois, on a l’impression d’avoir des démons en soi, qui nous poussent là où on ne devrait pas aller, mais où l’on se dirige tout de même, alors cette idée de la possession pour baroque qu’elle puisse sembler, n’était pas aussi idiote que cela. Mais comme il venait d’être hospitalisé, je lui ai dit que pour moi c’était un peu tard, qu’il aurait du m’en parler avant…, de toute manière, je l’aurais enjoint de consulter un psychiatre, ça n’aurait pas changé la donne.
Il pensait avoir marqué des points grâce à des lectures sur la vie des animaux…, ce qui lui avait permis d’expliquer qu’il ne se sentait pas schizophrène…, je lui ai juste conseillé de rester calme, de ne pas se révolter…, je lui ai rappelé qu’il avait aussi des droits face à l’institution psychiatrique. Il était très calme…, il m’a dit qu’il aurait préféré voir un prêtre…, qu’il n’était pas contre une consultation médicale mais qu’avant il aurait aimé parler à un curé tel qu’on les cotoyait dans nos jeunes années, en soutane…
Je lui ai rappelé que cela faisait des semaines qu’il avait les numéros de téléphone de gens, garagistes, ferrailleurs, psychiatres et prêtres, qu’il aurait pu voir pour être aidé…, bref, qu’à force de jouer avec le feu, on finit par se brûler. Certes, l’idée de descendre de plus en plus profondément en soi, pour connaître les affres de la dépression majeure n’est pas aussi négatif qu’il y parait…, on peut y voir une sorte d’expérience mystique, une épreuve à vivre de laquelle on sortira, ou non, transfiguré, changé…, c’est aussi un énorme risque bien sur…, mais un jour ou l’autre, on doit affronter sa culpabilité comme un adulte.J’ai pourtant tout tenté et rempli mon obligation de moyens mais rien à faire…, que peut-on faire contre quelqu’un qui a décidé de n’en faire qu’à sa tête ? Rien du tout…, ces choses là finissent toujours ainsi. Quelqu’un dans l’entourage pense que cela a trop duré et c’est l’internement…
S’il m’avait parlé de cette possession, j’aurais immédiatement compris ce qu’il avait…, mais non, il s’est tu… et face à moi, bien que je l’aie senti anxieux, il était plutôt bien, parlant calmement, n’exprimant pas ou peu de symptômes. Dans ces cas là, il faut attendre et laisser faire le temps en croisant les doigts…, parfois les choses s’arrangent d’elles-mêmes, parfois non.
Je n’ai pas de nouvelles directes depuis vendredi mais je suis confiant…, je ne crois toujours pas en une schizophrénie mais plutôt à un état dépressif majeur…, une dépression stuporeuse dans laquelle les délires de culpabilité sont courants…, cela se traite plutôt bien…, passer quelques temps hors du monde n’est pas si mal…, cela permet de prendre du recul, de réfléchir à sa vie, à ses erreurs passées, à la manière de les corriger et d’envisager l’avenir plus sereinement. Une réflexion sereine est aussi efficace qu’un exorcisme finalement.
Moi, j’attends de ses nouvelles, je lui ai proposé 5.000 euros pour sa Mustang Fastback…