2010 Pagani Zonda R ‘Revolución Specification’ / 7.000.000$
Yoooooaouuuup ! Youpsssss ! Waouuuuh ! Evaluée 7.000.000 $ mais pouvant monter à 10 millions de Dollars (américains) et plus selon l’humeur de l’acquéreur, elle fait se réciter des onomatopées dans des orgies de qualificatifs débilitants : c’est le tour de force d’Horacio Pagani ! C’est une distillation féroce et spartiate des capacités technologiques de la marque ! C’est la cinquième des 10 exemplaires “R” produites entre 2009 et 2011… Elle a été mise à niveau par l’usine Pagani aux spécifications “Revolución” en décembre 2014…
Propulsée par un moteur V12 de 6,0 litres de 1200 chevaux dérivé de la CLK GTR d’AMG associé à une boîte de vitesses manuelle séquentielle à six vitesses elle a “tapé” le record du tour le plus rapide du légendaire Nordschleife au Nürburgring en juillet 2010. C’est une Supercar baroque, à la fois la plus belle et la plus moche du monde, disposant d’une qualité de construction à la fois inégalée et approximative, d’un statut mythique parmi les amateurs désargentés de voitures qui leur sont inabordables… et rejetée par les épicuriens classieux… N’en jetez plus, c’est bon ! Tout va bien… J’achète… Euhhhhhh ! Bof ! Non !
À la recherche de la perfection automobile absolue et avec une attention inégalée aux détails, l’ancien chef des composites de Lamborghini, Horacio Pagani, est devenu constructeur automobile éponyme en 1992. Avec une adresse modeste à San Cesario sul Panaro, un petit hameau niché entre les célèbres villes de Bologne et de Modène, il est facile de rejeter Pagani et sa cohorte de Supercars qui ne sont que des faiseuses d’Anges aux rapports complexes. Vivre la vie alors que la guerre gronde et que les pauvretés s’installent, tandis qu’il en est qui créent des faiseuses d’anges, est un spectacle diaboliquement grotesque…
Oui, il faut se concentrer pour ne pas perdre une once des pensées et propos lumineux délivrés à demi-mots par Horacio Pagani qui eut été tout autre s’il se fut appelé Jean Couille, Alfred Durant voire Claude Dupont… Durant toute traversée d’un pays des ombres, c’est un moment exigeant que d’écrire de l’aller-retour entre le monde des illuminés et celui des imbéciles ! Qui de mieux qu’un auteur ultrasensible, à l’affût du moindre signe, (moi !) pour évoquer les limites poreuses entre le dehors et le dedans, l’observé et le ressenti, le passé et le présent ?
Le casting est donc sidérant à mettre au point, mais ne serait rien sans un subtil traitement. Horacio Pagani a trouvé le ton, l’écrin et surtout les clients idéaux pour créer une saga intime des inutilités déifiées qu’il éclaire en veilleuse de soleils brûlants, y ajoutant des sons ciselés dans un décor figé. Toute Pagani est fluide voire visqueuse et semble flotter dans les vides existentiels des zones glauques en restituant une vision rêvée que commentent avec un demi-sourire divers “filousophes” automobiles à destinations de fantômes… C’est tantôt une histoire fantastique et sans limites, tantôt un cauchemar cerné et lesté.
Toute Pagani est munie d’un fil rouge invisible des crétins basiques, qui, par les observations physiques et métaphysiques de divers utopiques, relie entre elles des partitions invisibles de divers autres auteurs. Elles sont toutes vaines mais émotionnelles, chargées à la limite du supportable, parfois avec retenue, égrenant les étapes inouïes qu’a dû traverser Horacio Pagani. Tout est dans les euphémismes, la honte et la réprobation de certains autres. Voir une Pagani dans un garage est alors un moment éprouvant, mais étonnamment protecteur, comme une sépulture, un cocon, une vaine réparation de l’éphémère…
Rien, sur cette terre, n’est condamné à l’anodin, surtout pas le pire. En creusant le nécessaire fossé de protection identitaire, Horacio a également creusé le fossé social qui l’éloigne des autres. C’est la mort du lien. Deuil, suite et fin, quoiqu’il manque un monologue signant une ode poignante à l’auto-destruction pour éteindre le brasier de la douleur, avec, au cœur, le poids du mal tiraillé entre les loyautés… Pour raconter l’odyssée d’Horacio, la barbe blanche et le pas fatigué, j’ai posé un enregistreur et suis resté debout en silence, face à la Pagani illustrant cet article, tandis que de sa voix filtrée, il racontait sa création…
Je me suis dit que la pluie finirait par tomber derrière lui, le soleil d’hiver caressant alors l’ondée, alors qu’il se mettrait à chanter en décrivant les lumières bleues qui clignotent autour de son être, pour conclure en narrant sa traversée et ses blessures exhumées. Sept années de développement ont culminé avec les débuts de la Zonda C12, le premier produit de Pagani, au Salon de l’automobile de Genève 1999. Il a été immédiatement salué où vilipendé pour les mêmes raisons, le style radical de sa création, ses performances trop époustouflantes et sa sophistication technique presque inconcevable.
La Zonda était clairement la réalisation physique de la poursuite incessante d’Horacio Pagani pour créer “Una Macchina con Anima”, une voiture avec une âme. La création de Pagani a choqué les journalistes avec ses lignes organiques distinctives, ses prétendues performances et ses extraordinaires bizarreries de construction , une combinaison de traits qui a depuis permis à la Zonda d’atteindre un statut mythique parmi les amateurs de non-sens du monde entier. Depuis leurs débuts, les offres de Pagani ont toujours présenté des designs improbables à des prix stupéfiants destinés à une clientèle quasi inexistante !
Les Pagani’s sont sensationnelles pour leurs détails complexes et les mauvais ajustements des panneaux de carrosserie qui sont camouflés sous l’esbrouffe de revètements carbonés auto-collants ! Elles représentant un savoir-faire décoratif inédit dans l’industrie automobile d’aujourd’hui. Comme la longue série de production de la Zonda de plus de 20 ans est inégalée dans sa durée parmi les modèles de Supercars, c’est une énigme pour beaucoup de rationalistes qui s’inquiètent que cette distillation redoutable de la plus spartiate des marques cache les réelles non-capacités technologiques de l’entreprise.
Libre de toutes obligations et réglementations gouvernementales, la Zonda a pu être conçue pour être la voiture de conduite ultime qui ne doit jamais être contrôlée, proposant une impossible expérience de conduite ultime sans compromis. La structure de la Zonda R présente une itération avancée du châssis Zonda F avec une monocoque carbone-titane, un matériau développé en secret par Pagani dans lequel le titane est inexistant, mais prétendument réel sous le tissage de carbone qui se prête à toutes les illusions fantasmées pour prétendre à des propriétés technologiques extrapolées de l’espace !
Au total, la construction de la Zonda R n’utilise que 10% des pièces préexistantes du catalogue de la marque. En vérité, la Zonda R est presque plus une création de l’esprit, sur mesure à part entière, qu’une voiture de route modifiée pour la piste. Bien qu’elle soit présentée comme disposant de performances ultimes à l’esprit, la carrosserie, l’intérieur et le compartiment moteur de la Zonda R sont spectaculairement illusoires. Quatre lampes à faisceau de projecteur scrutent au-dessus d’un museau massif flanqué d’autant de diffuseurs et de spoilers que n’importe quelle voiture ne verra probablement jamais.
De l’arrière, l’aileron réglable et les sorties d’échappement quadruples laissent place à l’imagination. La Zonda R auto-représente une combinaison d’ingénierie exceptionnelle et de design artistique que l’on ne trouve nulle part ailleurs. En total dérapage, Horacio s’est laissé dériver aux superlatifs impossibles tels que : “La Zonda R est propulsée par un moteur atmosphérique V12 6L dérivé de la Mercedes-CLK GTR produisant 1.300 chevaux. Ce groupe motopropulseur est jumelé à une boîte-pont séquentielle à six vitesses, dotée d’un embrayage de course multidisque et d’un boîtier en magnésium”.
Ce baratin indique également que : “Le moteur est alimenté en air frais par un canal d’admission en fibre de carbone dérivé de la F1 monté sur le toit, et les échappement sont gérées par un ensemble similaire d’en-têtes Inconel_625 revêtus de céramique. Avec un rapport poids/puissance fantastique et des changements de vitesse rapides comme l’éclair, la Zonda R sprinte à 60 mph en 2,7 secondes et vers une vitesse maximale signalée de plus de 230 mph. Tout simplement, c’est vraiment une arme de piste de la variété la plus féroce”.
La Zonda R se gargarise de toujours détenir le record de la voiture à essence la plus rapide hors série, basée sur la production, à faire le tour de la légendaire Nordschleife du Nürburgring, 13 ans après que le pilote d’usine Pagani Marc Basseng ait enregistré un temps de 6:47:00 en juillet 2010. Peu d’autres constructeurs oseraient des références d’une telle autre époque… La Zonda R “Revolución Specification” présentée ici est le cinquième des 10 exemplaires “R” produits par Pagani entre 2009 et 2011. La voiture a ensuite été retournée à l’usine Pagani pour une mise à niveau en décembre 2014.
La mise à niveau de cette “Revolución” comprenait des modifications du moteur et de la transmission, qui fournissent des chevaux de plus par rapport à la configuration d’origine de 880 chevaux ! Mais Horacio s’est emporté en disant : “520 chevaux de plus pour se poser à 1.300 chevaux”… J’ai rétorqué que c’était une péroraison présomptueuse dans un but racoleur… Horacio, piqué, a alors tenté de faire oublier cette exagération en présentant le nouvel ensemble d’amortisseurs Öhlins ainsi que les jantes en alliage de magnésium… Je n’ai rien relevé pour parfaire cette sorte de sodomie mécanique !
Il a continué concernant l’appui qui a également été augmenté avec l’ajout d’un aileron arrière secondaire plus petit sous l’aile standard, tandis que la carrosserie avant a été révisée avec des plans de plongée supplémentaires : “Cette arme de piste remarquable est présentée dans sa superbe livrée extérieure en fibre de carbone apparente avec des accents tricolores partout. La mise à niveau de cette Zonda Revolución offre à son conducteur une expérience inégalée sans aucun compromis”... Le consumérisme automobile vit des dernières années, c’est une sorte de réconfort !
Le V-12 éprouvé en course est sans doute le moteur le plus sonore de l’ère actuelle, et combiné à sa qualité de construction Mercedes réelle, cette puissante automobile est clairement dans une classe à part. En avril 2022, cette Zonda R “Revolución Specification” a reçu son entretien annuel de 27.000 $ chez Pagani-Beverly Hills, qui comprenait un nouvel ensemble de pneus Pirelli, un nouveau réservoir de carburant et un système d’alimentation complet avec un service moteur majeur. Pendant ce temps, la voiture a également été équipée sans frais de la plus récente suite de mises à jour Zonda R recommandée par l’usine.
La plupart des exemples de Zonda R et de Revolución sont cachés dans des collections privées, ce qui rend les apparitions publiques extrêmement rares. Peu de gens verront jamais une Pagani Zonda Revolución en vrai, et encore moins en conduiront une ! Mais ceux qui le font entrent dans ce qui est peut-être le club le plus exclusif incroyablement extrême de l’ethos païen et sont sans aucun doute le centre de l’attention sur toute piste, exposition ou concours auquel apparaîtra cette Pagani pour que le miracle de l’attirance du vide opère lorsque les gens se trouvent au bord du gouffre !
Se hisser au sommet du classement pour à peine 7 millions de Dollars plus quelques frais, c’est le nirvana… J’ai demandé à Horacio, l’air naïf : “Pour aller où ?”... Il m’a alors regardé, soudain ahuri, comme ses clients ! Je lui ai dit que la gentillesse, selon l’empereur et philosophe romain Marc-Aurèle, est le plus grand plaisir de l’être humain. Penseurs et écrivains ont abondé dans ce sens pendant des siècles, mais aujourd’hui beaucoup de gens trouvent ce plaisir incroyable ou du moins hautement suspect. On en est alors venu à penser l’être humain comme étant dépourvu de générosité naturelle.
Nous sommes pour la plupart convaincus qu’en tant qu’espèce nous sommes profondément et foncièrement hostiles les uns aux autres, que nos motivations sont égoïstes et nos élans d’affection des formes de protection. La gentillesse et non pas la sexualité, non pas la violence, non pas l’argent est aujourd’hui notre plaisir interdit, tout autant que l’usage, que l’utilisation, d’une Pagani ! En un sens, la gentillesse tout comme la Pagani est périlleuse parce qu’elle repose sur une sensibilité aux autres, sur une capacité à s’identifier à leurs plaisirs et à leurs souffrances.
Se mettre à la place de l’autre peut être très inconfortable. Mais les plaisirs que procure la gentillesse, comme tous les grands plaisirs humains, ont beau être par nature périlleux, ils sont parmi les plus choses les plus gratifiantes que nous puissions posséder si nous en avons les moyens ! En 1741, le philosophe écossais David Hume perdit patience face à une école philosophique qui tenait l’humanité pour irrémédiablement égoïste. Ceux qui étaient assez bêtes pour nier l’existence de la gentillesse humaine avaient perdu de vue la réalité des sentiments, estimait-il.
Pendant presque toute l’histoire de l’humanité, jusqu’à l’époque de Hume et au-delà, à l’aube de l’âge moderne, les gens se sont perçus comme naturellement bons. En renonçant à la gentillesse et en particulier aux actes de bonté, nous nous privons d’un plaisir essentiel à notre bien-être. Le terme de gentillesse recouvre des sentiments que l’on nomme aujourd’hui solidarité, générosité, altruisme, humanité, compassion, pitié, empathie et qui par le passé étaient connus sous d’autres noms, tels que philanthropia (amour de l’humanité) et caritas (amour du prochain ou amour fraternel).
La signification précise de ces mots varie, mais ils désignent tous en gros ce que l’on appelait à l’époque victorienne l’open-heartedness, la disposition favorable à l’égard de l’autre. “Plus répandu encore que l’éloignement entre les personnes est le désir de rompre cet éloignement”, disait le philosophe allemand Theodor Adorno, pour signifier que la distance que nous gardons vis-à-vis des autres nous fait nous sentir en sécurité mais nous rend aussi malheureux, comme si la solitude était le prix inévitable à payer pour nous préserver.
L’Histoire nous montre les multiples façons qu’a l’homme d’exprimer son désir d’aller vers l’autre, des célébrations classiques de l’amitié aux philosophies de l’action sociale du XXe siècle, en passant par les enseignements de l’amour et de la charité. Elle nous montre aussi à quel point nous sommes étrangers les uns aux autres, et à quel point notre capacité à aimer autrui est inhibée par des peurs et des rivalités aussi anciennes que la gentillesse elle-même. Pendant la plus grande partie de l’histoire occidentale, la tradition dominante en matière de gentillesse a été la sacralisation des instincts généreux de l’homme…
Mais qu’y a-t-il de généreux dans une Pagani de 7 millions de dollars ? La charité a servi pendant des siècles de ciment unissant les individus en une société. Maintenant c’est la concurrence de l’individualisme. Le “Léviathan” de Thomas Hobbes (1651), le texte fondateur du nouvel individualisme, considérait la bonté comme une absurdité psychologique. Les hommes étant, selon Hobbes, des animaux égoïstes qui ne se soucient que de leur propre bien-être, et l’existence humaine est une guerre de tous contre tous. Ses vues mettront du temps à s’imposer, mais à la fin du XVIIIe elles sont devenues l’orthodoxie !
Et ce en dépit des tous les efforts de Hume et d’autres. Deux siècles plus tard, il semble que nous soyons tous hobbesiens, convaincus d’être mus par l’intérêt personnel. Cette Pagani en est une démonstration… Tout comme la gentillesse, elle inspire de la méfiance, et ses démonstrations publiques sont jugées immoralistes à destination d’hypocrites intéressés. Donner la priorité aux besoins d’autrui est peut-être louable, mais certainement pas normal… Aujourd’hui, la disposition à assumer la vulnérabilité des autres, et donc de soi-même, est devenue un signe de faiblesse !
Sauf naturellement chez les saints, chez qui elle témoigne de leur nature exceptionnelle. Mais nous avons développé dans nos sociétés une phobie de la gentillesse, évitant les actes de bonté et trouvant toutes sortes de bonnes raisons pour justifier cette aversion. “Toute compassion est de l’apitoiement sur soi”, relevait l’écrivain D.H. Lawrence, et cette formule reflète bien ce qu’inspire aujourd’hui la gentillesse de même que cette Pagani, qui est prise soit pour une forme noble d’égoïsme, soit pour la forme de faiblesse la plus vile !
Les gens gentils sont gentils envers le propriétaire d’une Pagani uniquement parce qu’ils n’ont pas le cran d’être autre chose que des clampins… Mais parler de perdants et de gagnants participe d’un refus phobique. Pourquoi sommes-nous portés à être gentils envers les autres alors qu’ils nous narguent ? Pourquoi la gentillesse est-elle importante pour nous ? La gentillesse a ceci de particulier que nous savons parfaitement la reconnaître, dans la plupart des situations et pourtant le fait de reconnaître un acte de gentillesse le rend plus facile à éviter.
Nous savons généralement quoi faire pour être gentil et reconnaître les occasions où l’on est gentil avec nous et celles où on ne l’est pas. Nous avons généralement les moyens de le faire et cela nous procure du plaisir. Et pourtant, cela nous perturbe à l’extrême, le manque de gentillesse est la maladie de notre époque. “Un signe de santé mentale, écrivait le psychanalyste britannique Donald Winnicott en 1970, est la capacité à entrer en imagination dans les pensées, les sentiments, les espoirs et les peurs de quelqu’un d’autre et de laisser ce quelqu’un d’autre en faire autant avec soi.”
Se soucier des autres, comme le disait Jean-Jacques Rousseau, est ce qui nous rend pleinement humains. Nous dépendons les uns des autres non seulement pour notre survie, mais aussi pour notre existence même. L’individu sans liens affectifs est soit une fiction, soit un dément. La société occidentale moderne rejette cette vérité fondamentale et fait passer l’indépendance avant tout. Or nous sommes tous foncièrement des êtres dépendants. La pensée occidentale en est convenue tout au long de son histoire ou presque.
Même les stoïciens, ces incarnations de l’autosuffisance, reconnaissaient que l’homme avait un besoin inné des autres comme pourvoyeurs et objets de gentillesse. L’individualisme est un phénomène très récent. Les Lumières, que l’on considère habituellement comme l’origine de l’individualisme occidental, défendaient les “affections sociales” contre les “intérêts personnels”. L’époque victorienne, que l’on s’accorde à qualifier d’âge d’or de l’individualisme, a vu s’affronter violemment défenseurs et adversaires de l’individualisme économique.
Au début des années 1880, l’historien Arnold Toynbee s’en prend à la vision égoïste de l’homme prônée par les prophètes du capitalisme de la libre entreprise dans une série de conférences sur la révolution industrielle en Angleterre. Le “monde d’animaux chercheurs d’or, dépourvus de toute affection humaine” envisagé par les tenants de l’économie de marché est “moins réel que l’île de Lilliput”, s’emportait-il. Les transcendantalistes américains de cette époque dénoncent l’esprit de “compétition égoïste” et établissent des communautés de “coopération fraternelle” !
Même Charles Darwin, coqueluche des individualistes modernes, rejetait violemment l’idée que le genre humain était foncièrement égoïste, défendant l’existence chez lui d’instincts altruistes aussi puissants que les instincts égoïstes. La bienveillance et la coopération sont innées chez l’homme, argumentait-il en 1871 dans “The Descent of Man”, traduit en français notamment sous le titre “La Filiation de l’homme”, (Syllepse, 1999) et sont un facteur déterminant pour le succès de l’évolution. Darwin, lui, défendait la gentillesse sur des bases scientifiques et non pas religieuses.
Pour la plupart de ses contemporains, toutefois, la charité incarnait la gentillesse par excellence. Le sacrifice de soi et le devoir social devinrent au Royaume-Uni des éléments essentiels de la “mission impériale” et attirèrent une foule d’hommes et de femmes à l’âme noble prêts à porter le “fardeau de l’homme blanc”. Pendant ce temps, outre-Atlantique, une armée de philanthropes se mirent en tête d’élever moralement les Américains pauvres tout en soulageant leurs malheurs. La bonté de l’époque victorienne est aujourd’hui condamnée pour son autosatisfaction, ses préjugés de classe, son racialisme et son impérialisme.
Tout le monde ou presque est d’accord aujourd’hui avec Nietzsche pour railler la mauvaise conscience des philanthropes du XIXe. Ces bons samaritains ne manquaient pas non plus d’adversaires à l’époque : d’Oscar Wilde, qui affichait son exécration de “l’écœurante litanie hypocrite du devoir”, aux radicaux et aux socialistes, bien décidés à remplacer la charité par la justice, la gentillesse de l’élite par les droits universels. Les horreurs de la Première Guerre mondiale vont révéler la vacuité du discours impérial et sacrificiel, tandis que l’érosion des hiérarchies sociales traditionnelles consécutive à la guerre sape l’idéal !
Les femmes, qui ont longtemps vanté l’abnégation et le dévouement comme des “devoirs féminins”, se mettent à songer aux avantages de l’égalité. La libre entreprise sans entraves qui génère de la richesse et du bonheur pour tous, comme toutes les croyances utopiques, relève du trompe-l’œil. Les marchés libres ruinent les sociétés qui les abritent. Le grand paradoxe du capitalisme moderne, remarque le philosophe et thatchérien repenti John Gray, c’est qu’il sape les institutions sociales qui lui ont permis de prospérer, la famille, la carrière, la collectivité.
Pour un nombre croissant de gens, la “culture d’entreprise” est synonyme de surmenage, d’anxiété et d’isolement. La compétition règne en maître. Une société compétitive, une société qui divise les gens entre gagnants et perdants, engendre hostilité et indifférence. La gentillesse nous vient naturellement, mais la cruauté et l’agressivité aussi. Quand on est soumis à une pression constante, on s’éloigne les uns des autres. La solidarité diminue et la bienveillance devient trop risquée. La paranoïa s’épanouit et les gens cherchent des boucs émissaires à qui faire payer le fait qu’ils ne sont pas heureux.
On voit se développer une culture de la dureté et du cynisme, alimentée par l’admiration envieuse pour ceux qui ont l’air de prospérer dans cet environnement impitoyable, les riches et célèbres, ceux qui ont une Pagani de 7millions de dollars et ceux qui peinent en vélo ! Que faire ? Rien, diront certains. Les êtres humains sont intrinsèquement égoïstes, un point c’est tout. Les journaux nous bombardent de preuves scientifiques étayant ce pessimisme. On nous parle de chimpanzés cupides, de gènes égoïstes, d’impitoyables stratégies d’accouplement.
Le biologiste Richard Dawkins, à qui l’on doit l’expression “gène égoïste”, est très clair à cet égard : “Une société humaine reposant uniquement sur la loi génétique de l’égoïsme universel serait une société très dure. Malheureusement, ce n’est pas parce qu’on déplore une chose qu’elle n’est pas vraie…” L’altruisme inné a toutefois ses partisans parmi les scientifiques, motivés par l’impératif d’assurer la reproduction de l’espèce. La possession d’une Pagani serait-elle alors du du narcissisme déguisé : les pauvres l’aiment parce que cela leur fait du bien ; ce sont des drogués de l’autoapprobation.
On pense que les pauvres envient aux autres leur réussite, leur argent, leur célébrité, leur Pagani…alors qu’en fait ce qu’ils envient le plus, parce que c’est le meilleur indicateur de bien-être, c’est le plaisir de la voir, pas de l’avoir….C’est comme une forme déguisée de sexualité masturbatoire… Dans chacun de ces cas, on part du principe que nous sommes des êtres cherchant à se protéger et à se faire plaisir. Tout, dans notre système de valeurs actuel, fait qu’une Pagani peut sembler parfois utile mais qu’elle est potentiellement superflue !
Elle constitue un vestige d’une autre époque, un élément d’un mythe quasi religieux. Pourtant, beaucoup la désirent, car elle crée une sorte d’implication dont les gens ont à la fois peur et terriblement besoin. Qu’est-ce donc qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue et que tout ce qui va à son encontre est un coup porté à nos espoirs ? Force est de reconnaître que cette qualité n’a plus la cote à l’ère du chacun pour soi. En conséquence que penser d’autre que ce qui précède et qui me pompe moi même l’esprit ? Rien de pire mais rien de meilleur. On en revient à un concept d’utile inutilité…