Le 31 juillet 1944, l’avion de Saint-Ex disparaissait en vol, après avoir quitté l’aéroport de Borgo, en Corse, pour effectuer une mission de reconnaissance au-dessus de la France encore occupée.
C’était un beau jour pour voler.
En plein coeur de l’été corse, ce 31 juillet 1944 vers 8 heures sur le terrain de Borgo, à 25 kilomètres de Bastia, par une lumière du matin déjà vive mais encore sucrée, et une odeur de maquis, comme une guerre en vacances.
Il y a du vert humide sur l’herbe de la piste, du bleu dans le ciel, de l’argent sur les ailes des avions et des taches noires de graisse brûlée sur la gueule des moteurs.
Le commandant Antoine de Saint-Exupéry vient d’arriver en Jeep.
La veille, il a fait la fête dans un restaurant de Bastia, son lit n’est pas défait, on ne l’attendait plus, au point de désigner un pilote remplaçant.
A l’aube pourtant, il a pris un solide petit déjeuner au mess, oeufs sur le plat, café noir et cigarettes américaines.
Maintenant il est là, au pied de son monstre léger, un P-38 Lightning F5B, un monoplace de 6 tonnes à double fuselage, avec deux moteurs de 1.500 chevaux chacun, capable de grimper à 650 km/h jusqu’à 10.000 mètres d’altitude.
Pas de mitrailleuses, pas de bombes ; seulement des appareils photo pour une mission stratégique à l’est de Lyon, une opération de reconnaissance aérienne de plusieurs heures à haute altitude entre Grenoble, Annecy et Chambéry.
A 44 ans, Saint-Ex est un homme fatigué.
Il paraît dix ans de plus avec son crâne chauve et sa carcasse alourdie, hédoniste qui aime manger, boire, fumer, adore les femmes et les longues soirées entre frères d’armes.
Un crash au Guatemala lui a valu autrefois une semaine de coma et huit fractures, dont une mauvaise fêlure du rocher, un os à la base du crâne.
Il en a gardé un corps raide et douloureux, des migraines, des accès de vertige, une cicatrice à la lèvre qui bride son sourire et une autre qui lui relève le sourcil, visage d’un homme usé à la fois mélancolique et curieux de la vie.
« Vous n’avez tout de même pas la prétention, mon capitaine, d’être vivant après la guerre », lui répétait le général René Gavoille pendant la Bataille de France.
Depuis, le général est devenu son ami et regrette cette phrase.
Un soir, il se rend dans sa villa du cap Corse et trouve Saint-Ex allongé sur son lit, tout habillé, les mains derrière la tête, occupé comme souvent à méditer jusqu’à très tard dans la nuit, juste avant d’écrire.
Il aimerait tant lui dire qu’il est temps d’arrêter, qu’un pilote de guerre est déjà vieux à 30 ans et qu’on ne monte plus dans ces formule 1 du ciel à un âge canonique.
Lui rappeler aussi que les P-38 concédés aux Français par les Américains sont des pur-sang abîmés, rafistolés, retors, « impropres au vol » selon un officiel américain, appareils livrés sans notice, sans instructeurs, et qu’un incident moteur vient de coûter la vie au meilleur pilote de l’escadrille.
Saint-Ex lui-même a déjà connu, quelques jours plus tôt, un incendie en vol et une panne de l’inhalateur d’oxygène.
Le général voudrait aussi lui parler de cette amicale conspiration des officiers, qui projettent de lui révéler le secret de la date du débarquement en Provence, le clouant de facto au sol, par peur qu’il tombe aux mains des nazis.
Mais l’ami vacille, malgré sa solidité militaire et son visage rouge sang, durci par les flammes d’un crash en avion.
Il sait que Saint-Ex a tout quitté pour voler – New York, sa célébrité d’écrivain, les salons et les honneurs – et qu’il a failli mourir de tristesse à Alger quand il a été interdit de vol par les Américains.
Un an plus tôt, l’escadrille reçoit son premier prototype et Saint-Ex est chargé de l’essayer sous les yeux des Alliés.
Sanctionné, le pilote frappe pendant des mois à toutes les portes de l’état-major.
Quand l’avion grimpe en crachant de la fumée, Gavoille demande aussitôt par radio au pilote d’atterrir. Saint-Ex revient trop vite, se pose long, freine sans grand effet pour finir sa course dans un champ d’oliviers. Appareil détruit. « Fucking French ! », grincent les Américains, furieux.
Le général américain Eaker finit par lui signer à contrecoeur un ordre pour cinq missions.
Il en fera dix, avec la complicité de Gavoille.
Ce 31 juillet 1944, c’est sans doute sa dernière mission.
Comment lui dire tout cela ?
Gavoille hésite et lui recommande simplement d’être… « prudent ».
Saint-Ex comprend et bondit.
Le timide se fait pugnace, lui qui a écrit : « Qui suis-je si je ne participe pas ? » ne veut pas rester à l’écart, préservé, lâche.
Comment parler de la France qui souffre si on ne prend pas sa part de risque ?
Saint-Ex a côtoyé la mort, elle ne lui fait pas peur.
Convaincu qu’il ne survivra pas à cette guerre, il est prêt à « partir » mais en mission.
En mission seulement.
L’empêcher de voler, c’est l’assassiner.
Il plaide, supplie, et Gavoille cède.
L’écrivain lui demande un dernier service : accepter de transmettre une mallette de manuscrits.
Une forme de testament.
Assis l’un à côté de l’autre, bouleversés, les deux pilotes pleurent, comme des hommes.
Il est déjà 8 heures sur le terrain de Borgo, Peinado le mécanicien et le sergent-chef Potier sont prêts, la longue cérémonie de l’habillement peut commencer.
D’abord un sous-vêtement fin à manches longues, puis la « souris », une combinaison truffée de résistances électriques pour endurer les – 50 °C en altitude dans cet avion sans chauffage.
Encore une salopette de mécano, des chaussons chauffants, le serre-tête pour les écouteurs radio, un laryngophone, les gants fourrés et le masque à oxygène.
Puis enfiler le gilet flottable et le parachute dorsal, sangler la bouteille à oxygène de secours sur la jambe gauche et fixer le canot pneumatique.
Sans oublier le cercle calculateur, carnet, crayon sur la cuisse droite, un sac de poudre, deux fusées éclairantes, une pochette de survie et de l’argent du pays survolé…
C’est fini.
Serré, sanglé, boudiné, le pilote Bibendum est hissé jusqu’à son habitacle de Plexiglas où il dégouline de sueur avant de crever de froid.
Dernière cigarette, essais moteurs et check-list, le monstre vibre…
« Ces sortes de torpilles volantes, qui n’ont plus rien à voir avec le vol et font du pilote, parmi ses boutons et ses cadrans, une sorte de chef comptable. »
8 h 45 : un geste de la main du mécano au sol, les cales sont libérées et 3.000 chevaux le propulsent vers un monde supérieur.
Là-haut, il souffre.
L’oxygène est rare et ses poumons fatigués en consomment plus que les autres pilotes, son taux de globules rouges s’affole, le froid réveille les vieilles fractures ; le bruit, les vibrations et les coups d’hélice brutalisent son squelette douloureux soumis, pour chaque manoeuvre sèche, à une force de quatre fois son poids.
On est bien loin des avions de l’Aéropostale, quand il lui arrivait de dessiner en pilotant et de retarder l’atterissage pour finir la lecture d’un bon roman.
Mais là-haut, il vole et il est heureux : « J’ai la joie de participer de nouveau à ces plongées de scaphandrier que sont les missions à haute altitude. On s’enfonce dans des territoires interdits, habité d’instruments barbares, environné d’un peuple de cadrans. On respire au-dessus de sa propre patrie un oxygène fabriqué aux Etats-Unis. L’air de New York dans le ciel de France, n’est-ce pas étonnant ? »
Là-haut il faut savoir tout faire : piloter avec finesse, naviguer sans se perdre, écouter la radio, se taire, changer de réservoir d’essence, vérifier les tests des circuits, écraser d’une main la glace qui peut boucher le conduit d’oxygène – soixante secondes de pénurie et c’est la syncope -, trouver au sol les endroits à photographier et régler les intervalles des clichés, faire les bonnes photos et ramener les précieuses pellicules.
Et surtout surveiller constamment le ciel afin d’échapper au piège des chasseurs.
L’escadrille a mis au point une technique de vol : il faut s’élever jusqu’à l’altitude où la traînée de vapeur condensée du Lightning devient visible, puis redescendre 1.000 pieds plus bas pour redevenir discret.
Le monstre va si vite que les chasseurs, Messerschmitt ou Focke-Wulf, ne peuvent l’abattre qu’en grimpant au-dessus de lui.
Ne reste qu’à surveiller l’apparition de leur « traîne blanche de mariée » et à dégager aussitôt, pleins gaz.
Le moment le plus dangereux est la descente.
Au-dessus de lui apparaît un Focke-Wulf 190 piloté par Guth, un as de l’aviation allemande.
La veille, le 30 juillet, c’est à 6.000 mètres que Gene Meredith, en mission photo au-dessus de la Durance, a vu apparaître la mortelle traîne.
Meredith l’Américain, excellent pilote, plonge aussitôt, ses turbos en surpression.
En vain.
A la radio allemande, on a enregistré ses appels désespérés : « Je suis repéré ! Il me met en joue… Suis touché, je plonge… c’est fini. »
Un temps, puis une voix dans le ciel : « Je vais mourir. »
Saint-Ex connaissait bien le jeune Américain blond avec qui il avait posé pour une photo.
Lui-même a failli y rester un mois plus tôt dans la région de Lyon-Grenoble.
Un de ses moteurs lâche, il fait demi-tour et perd de l’altitude.
Au-dessus de lui, la double traîne blanche de deux chasseurs allemands.
Il les voit se caler dans son rétroviseur panoramique et… replie l’optique ! « Mon cher, j’ai trop à m’occuper devant moi, dira-t-il à un collègue effaré. Si derrière il y a quelqu’un que je gêne, je ne peux pas l’empêcher de faire son boulot… »
Sur un seul moteur, il plonge encore vers la plaine du Pô, Turin et Gênes, une zone rouge truffée de terrains et de DCA allemandes qu’il survole à un peu plus de 2.000 mètres, au raz des canons… ; « à une altitude de touriste, au point de tromper l’ennemi qui ne pouvait imaginer qu’un adversaire aurait une telle impertinence » !
Du coup, les deux chasseurs allemands l’ont abandonné.
Saint-Ex en rit mais il a couru d’énormes risques.
Et comme il a laissé tourner ses appareils photo, il a rapporté une moisson de photos exclusives sur une zone inconnue !
Pour l’heure, il vole à 10.000 mètres dans un désert de ciel.
D’en haut, le monde est une maquette, le bleu de la mer, une simple pâleur, la villa de son enfance, une fragilité intérieure.
Vide le ciel, sans Mermoz le flamboyant, disparu dans l’Atlantique, qui disait : « Pour nous, pilotes, l’accident ce serait de mourir dans notre lit », sans Didier Daurat, le pilier de l’Aéropostale, sans Guillaumet, qui avait pourtant survécu à un crash dans les Andes – « Ce que j’ai fait, aucune bête… » -, mort lui aussi. Ils sont tous partis, en pleine action, en pleine gloire.
Un homme, une épopée, un temps.
Des morts sans bavure.
Pas lui, pas Saint-Ex, toujours là à traîner une carcasse anachronique qui lui pèse.
Alors la mort…: « J’ai failli quatre fois y rester. Cela m’est vertigineusement indifférent. Je m’en fous, je les emmerde. »
Il se sent « comme un survivant » dans une époque qui n’est plus la sienne.
« Si je suis descendu, je ne regretterais absolument rien. La termitière future m’épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi, j’étais fait pour être jardinier. »
La France comme un jardin, avec sous l’avion qui décollait à l’aube la première lueur dans une ferme et l’odeur de café noir dans une cuisine éclairée.
Il vole.
Sous lui, maintenant, la découpe des côtes de Provence.
Au-delà, il le sait, les radars amis ne le suivront plus sur leurs écrans.
Il est seul.
Les missions : voilà ce qui donne sens au pilote de guerre.
Saint-Ex les prépare avec minutie et n’hésite pas à tourner en rond sur l’objectif en attendant une trouée dans l’écran des nuages.
Il y a le maping au 150 mm de focale, pour balayer une zone, ou le dicing au 600 mm, littéralement jouer aux dés avec la mort en passant à basse altitude pour photographier des objectifs stratégiques : le détail d’un wagon, des rails de chemin de fer ou des tanks.
Il s’agit d’ensemencer la pellicule comme un bactériologiste ses lamelles de microscope pour recueillir les traces du virus, ce nazisme qui rend la France malade.
Du coup, aujourd’hui encore dans les salons, on évoque parfois son nom avec un sourire entendu : « Ah ! Saint-Exupéry… grand écrivain mais mauvais pilote. »
Après, sur le chemin du retour, il est vrai qu’il a parfois tendance à se perdre, éternel rêveur, ou à ne rien comprendre à l’anglais des contrôleurs américains, source de bévues légendaires.
Qu’en savent-ils, eux qui ne savent ni écrire ni piloter ?
Rien.
Sinon ils s’inclineraient devant 7.000 heures de vol, un premier carnet de vol militaire mention « excellent » à 21 ans, une barrette d’officier un an plus tard, mention « pilote habile, fin et précis », et l’épopée de l’Aéropostale où, quand Saint-Ex ne rêve pas, il sauve cinq pilotes perdus dans le désert, atterrit dans la caillasse sous les tirs des Maures et tourne plusieurs jours dans la tourmente des sommets des Andes à la recherche de Guillaumet perdu.
Ensuite, il sera pilote d’essais en aéronautique, mathématicien hors du commun, inventeur de brevets d’aviation et directeur de filiale.
Au lieu de souffler, il tente des raids impossibles vers Saigon et le cap Horn, survit aux crashs, devient pilote de combat à Arras, fait la guerre sans tuer et le voilà, homme brisé, fourbu mais tenace, aux commandes d’un laboratoire volant, monstre désarmé réservé à de jeunes pilotes surentraînés, ces gamins prodiges qu’il fascine toujours aujourd’hui !
Son dernier vol est un trou noir.
Sur le terrain de Borgo, il est 15 heures et le général René Gavoille tourne en rond en consultant sa montre.
Une demi-heure plus tard, il sait que le P-38 F5B n° 223 n’a plus de carburant : Saint-Ex, son ami, a disparu.
Sur le carnet d’activité aérienne, une simple mention : « Mission photo en haute altitude sur le sud de la France. Non rentré. »
Pendant soixante ans, il faudra se contenter de ce verdict laconique et de milliers de pages d’hypothèses. 11.000 avions alliés ont été abattus en France pendant la Seconde Guerre mondiale ; plus de 500 d’entre eux se sont écrasés sur les côtes de Provence ou en mer entre novembre 1943 et 1945.
Mais ce matin-là les Allemands n’ont pas abattu un seul avion allié dans la région.
Où peut être tombé un avion qui vole à 10 kilomètres de la terre ?
Sur les Alpes, dans le Sud-Ouest, dans la vallée du Rhône, en mer ?
On recueille des témoignages, on fouille les rapports, on calcule, on explore…
Sans vrai résultat.
« J’aurai l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai … », avait dit l’enfant du désert.
Le reste est un conte.
Magique quand un marin pêcheur tunisien, Habib Benamor, qui traîne son chalut sur 10.000 mètres d’eau profonde, remonte, le 7 septembre 1998, au large de Cassis, une concrétion qui brille et ne la rejette pas au fond de la mer.
Son patron jean-Claude Bianco jette un oeil sur cette goutte de calcaire, lit « Antoine » comme son deuxième prénom, la nettoie et découvre l’inscription : « Antoine de Saint-Exupéry (Consuelo) – c/o Reynal and Hitchcock Inc. – 386 4th Ave N.Y. City-USA ».
Son nom, celui de son épouse qui lui a offert le bijou et l’adresse de l’éditeur new-yorkais qui a publié « le Petit Prince » en anglais : on a retrouvé la gourmette de Saint-Ex !
Après il y a des fous, comme Pierre Becker, patron de Géocéan, entreprise sous-marine d’Aubagne, qui a grandi avec une maquette de P-38 sur sa table de chevet et rêve d’alchimie entre l’homme, la mer et l’avion et Henri Delauze, fondateur de la Comex, retraité à l’âme de gamin, spécialiste des grands fonds.
Deux hommes qui vont dépenser ensemble 1 bon million d’euros.
Pour le bonheur de trouver.
Et Luc Van Rell, solide plongeur chasseur d’épaves, qui se rappelle avoir ondulé autour d’un étrange tas de ferrailles à 1 kilomètre au nord-est de l’île de Riou.
Et Philippe Castellano, historien-amateur et plongeur, créateur d’Aéro-Relics, qui va mettre des mois à décrypter les hiéroglyphes du numéro moteur frappé à la main sur la carlingue.
Des mécaniciens, hommes d’affaires, historiens, pêcheurs, plongeurs, érudits…
Tous fous.
Mais ils ont trouvé.
Sur les quelques morceaux récupérés, un dixième de l’appareil, en septembre 2003, pas de trace de balles mais des pliures telles que l’avion n’a pu que s’écraser, à plus de 800 km/h à la verticale, droit dans la mer.
Saint-Exupéry l’avait annoncé : « Je finirai en croix dans la Méditerranée. »
Le reste est de l’ordre du détail.
Une panne d’oxygène qui lui fait perdre conscience, une syncope, un moteur du monstre qui lâche, une panne de carburant, un pilote qui pousse sur les manettes vers le grand bleu, une dernière rêverie dans le désert du ciel.
Peu importe.
Quelqu’un a dit qu’il y avait chez lui un « souhait de la mort ».
Voilà longtemps qu’il l’avait acceptée.
Il avait déjà tout choisi, le moment, le lieu, la manière.
Oui, c’était un beau jour pour mourir.
Un dernier vol.
Un vol sans fin.
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