Il est 6 heures du matin et on grelotte de froid, adossé à la porte fermée d’un hangar de banlieue, transpercé par la bise qui annonce une tempête venue de l’Atlantique. 8 jours pour revivre Saint-Exupéry…
1er jour : Jour de panne (Toussus-le-Noble – Orléans – Rouen – Lognes) L’affaire commence mal. Cinq mille kilomètres à parcourir de Paris jusqu’à Dakar, trente-cinq heures de vol, une semaine de voyage minutieusement balisée par quinze escales et, déjà, cette méchante météo qui peut tout briser net. Rien à faire sinon examiner la nuit et la cavalerie légère des cirrus galopant à la folle vitesse du vent. Deux heures plus tard, en bout de piste, la main sur la manette des gaz, je tremble aussi fort que l’avion, un Cessna 172 datant des années ’60, grognard fatigué qui traîne son ventre bedonnant. Dieu qu’il monte mal ! Trop chargé évidemment, de mallettes de cartes aéronautiques, de jerricans, de matériel de secours et du poids de deux pilotes dont la carcasse de Raymond, pilote lourd de 90 kilos mais fort de mille heures de vol. Haut dans le ciel, la lumière dure des dernières étoiles se fait rattraper par les feux de balise des moyen-courriers. Au-dessus de la France endormie, un grand coup de gomme estompe les toits des maisons, une ferme isolée, une fenêtre de cuisine où doit fumer un bol de café noir. Et le monde d’en bas perd peu à peu son importance.
D’abord gagner Toulouse, point de départ de l’Aéropostale, ce terrain de Montaudran où, un matin d’octobre 1926, Didier Daurat, l’homme de fer responsable de “la ligne”, a vu arriver un jeune aviateur « Grand, épais, large, le nez court et relevé, la figure ronde, les yeux un peu exorbités, naïfs et attentifs, l’air d’un collégien passé trop vite », comme le décrira Joseph Kessel.
Né à Lyon avec le siècle avant même le premier envol d’un aéroplane, initié par un baptême de l’air à 12 ans, embauché à 26 ans comme pilote chez Latécoère, Antoine de Saint-Exupéry n’est encore qu’un jeune homme au corps maladroit, à la voix sourde et à l’air timide, surnommé « Pique-la-lune » à cause de son nez toujours tendu vers le ciel. Mais il vole, de Toulouse à Casablanca et, un an plus tard, devient chef d’aéroplace à Cap-Juby, entre désert et océan. L’Aéropostale, entreprise déraisonnable, réussit à faire décoller des amas de tôles à hélice pour déposer à Malaga, Rabat ou Saint-Louis du Sénégal, des sacs de jute bourrés de missives administratives et de lettres d’amour… Le courrier passe.
Comment suivre Antoine de Saint-Exupéry ? Il volait bien trop haut. Mais il disait : Que suis-je si je ne participe pas ?» Alors, pourquoi ne pas mettre notre aile sous l’ombre de la sienne. Et refaire le chemin, en croisant les doigts sur le manche d’un petit avion.
Soudain une lumière rouge vif s’allume sur le tableau de bord du cockpit : panne d’alternateur ! En clair, plus de charge électrique, une batterie mourante, plus de volets d’atterrissage et une radio dont les heures sont comptées… Le voyage s’arrête là. Eux n’avaient que des Breguet 14 et des instruments de pionnier, mais ils continuaient en suivant les étoiles. Nous, à peine dépassé le travers d’Orléans, nous voilà défaits et contraints de faire retraite vers l’atelier de mécanique de Rouen. Bon, la prochaine nuit sera blanche. Avec, à l’aube, un mécanicien épuisé qui secoue la tête devant le moteur de l’appareil toujours éventré… Adieu Cessna. Un autre avion ? Où ? Là, à une centaine de kilomètres ! Nous roulons, tout engourdis de sommeil, vers Lognes et un hangar glacé, caresser la carlingue blanche et rouge d’un Piper nommé Uniforme-Bravo. Maintenant le moteur ronfle de notre liberté retrouvée. On vole.
2e jour : L’hôtel du Grand-Balcon (Lognes – Limoges – Toulouse – Perpignan) Un choc. On tressaille. Après la première détonation, la verrière reçoit une rafale d’impacts. Quoi ! Encore une panne ? Non, ce n’est qu’une grosse averse qui étoile le pare-brise. Tempête sur la France. Des vents de face de 50 nœuds, 90 kilomètre-heure, nous secouent bien au-delà de Limoges. Et des armées de cumulus blancs foncent sur nous comme des moutons enragés. A éviter. Nous montons par une ouverture du ciel et la terre vue d’en haut, quadrillée et lisse, ressemble aux cartes de nos anciennes classes d’école. Comme nos instruments, d’ailleurs, règle, rapporteur, compas, planchette fixée à la cuisse, stylo et crayons de couleur. Sauf que le temps en avion est compté et l’espace exigu. Il faut s’en tenir aux mots et aux gestes essentiels et toute la navigation du jour tient en une liste d’étranges hiéroglyphes « Z 1500 ft- Rm 184°- D 48 Nm- TSV 29’- Autonomie : Gauche, 45’ ; Dte, 1H40 ; attendre le QDR 253°… » ! Drôle de musique ! Dire que ces signes abscons font rêver, un comble.
Soudain on pense à l’écriture de Saint-Exupéry, le mystère de son fameux style saccadé « Fez, froid terrible, 4500 pieds. La lumière du matin chasse la tristesse de la nuit » ; ou encore : « On écoute. Non. C’est la mer. Un courrier en route, ce n’est rien. » Et on le revoit, engoncé dans son blouson, visage au vent et casque de cuir sur la tête, un crayon à la main, penché sur sa planchette. De retour au sol, l’écrivain gardait parfois le style du pilote.
L’air s’est adouci, on file plein sud-ouest, voilà la Garonne et le rose de Toulouse. Impossible de se poser à Montaudran, aérodrome mythique et interdit, mais à Blagnac la tour nous guide vers un parking imposé… face à un gros avion moderne de la Postale : le courrier passe toujours ! En plein centre-ville, face au Capitole, l’hôtel du Grand-Balcon, tenu par de vieilles demoiselles, conserve une chambre intacte, la n° 32, un grand lit, un lavabo, un bidet, toilettes sur le palier et papier peint des années ’30.
Entre deux vols, il accrochait sa combinaison au pied du lit et dormait là. La chambre est souvent louée longtemps à l’avance par un pilote de passage, un écrivain, un fidèle de Saint-Exupéry. Ou un nostalgique de l’Aéropostale. Mermoz dormait au-dessous, à la chambre n° 20.
Ce soir, la nuit aéronautique tombe à 19 h 37, une demi-heure après celle des terrestres ; il faut redécoller vers Perpignan, longer cette Montagne Noire qui porte bien son nom, respecter la puissante tramontane et, près des hauteurs du Canigou, ces vents rabattants qui ont jonché la roche d’avions légers, si légers, jusqu’à la mortelle imprudence. Sombre montagne, on suit les lumières de Carcassonne et l’éclat de l’étang de Leucate sous la lune naissante.
Ce soir, elle sera ronde et brillante comme il l’affectionnait, avec une visibilité parfaite, sans pièges. Nuits bénies des dieux où le pilote bien calé dans son siège, bercé par le ronronnement continu du moteur, suit le projecteur du ciel qui balaie le monde devant lui, comme un tapis de soie que le pas de son hélice froisse d’un doigt heureux. Demain, cap sur l’Espagne.
3e jour : le cimetière des navigants (Perpignan – Barcelone – Valence – Almeria – Malaga) Dans le hall de l’aérogare de Perpignan, des passagers embués de sommeil poussent des valises tristes. Les malheureux ne volent pas ; ils se déplacent, sans un regard sur les nuages, sans sentir le vent, le nez plongé dans leur journal du matin. Et, quand ils doivent peser leurs bagages, c’est pour savoir s’ils paieront une surtaxe, pas pour s’assurer de pouvoir quitter le sol avant le seuil de piste. Envolée dans le grand bleu : on passe au-dessus des Pyrénées. En bout d’aile, Port-Vendres paraît si pacifique. Mensonge. En quelques heures, cette côte acérée peut se transformer en piège battu par les vents, avec un plafond qui baisse et vous conduit vers un horizon noyé dans une mer noire.
Tous se méfiaient de cette côte. Lui savait ; Bernis, l’ami, l’avait prévenu : « Alors tu tâcherais d’atteindre la plage de Pensacola. Méfie-toi des barques de pêche. – Ensuite ? – Ensuite jusqu’à Valence tu trouveras toujours des terrains de secours : je les souligne au crayon rouge. Faute de mieux, pose-toi dans les rios secs. » (« Courrier sud »). Le pilote notait, rêvait, et Bernis le tançait : « Ecoute-moi donc : s’il fait beau ici, tu passes tout droit. Mais s’il fait mauvais, si tu voles bas, tu appuies à gauche, tu t’engages dans cette vallée. – Je m’engage dans cette vallée. – Tu rejoins la mer, plus tard, par ce col. – Je rejoins la mer par ce col. – Et tu te méfies de ton moteur : la falaise à pic et des rochers. – Et s’il me plaque ? – Tu te débrouilles. » Et ils riaient. Même si on ne se débrouillait pas toujours !
Le 2 octobre 1920, Jean Rodier et son mécano François Marty-Mahé se perdent au large de Port-Vendres ; sept jours après l’accident, un Breguet 14 pris dans la tempête doute de pouvoir rejoindre Alicante, fait demi-tour vers Valence, rate le terrain de secours, touche un sol rocheux, rebondit et brûle avec son équipage. Un jour avant Noël, un appareil s’écrase à Barcelone ; le 15 février, un autre percute le rocher de Gibraltar ; le 8 mai, accident à Alicante… Cette côte espagnole est un cimetière de navigants, hommes solides, déterminés, accrochés à leur manche dans la tempête, moteur mourant, qui poussaient leur mécanique vers une plage comme on éperonne jusqu’au sang un cheval qui rend l’âme.
Au sol, les autres écoutaient les messages radio « Sans nouvelles courrier.» Ils regardaient leurs montres, calculaient d’instinct le temps, l’autonomie, baissaient la tête. Ils avaient compris. Puis ils montaient dans leurs machines et ils décollaient. Malaga surgit devant nous, ses villas luxueuses, son soleil, ses plages. On se pose dans un frémissement de l’air marin.
4e jour : Passer le détroit (Malaga – Tétouan – Rabat) La météo crache des bulletins noirs. La météo, quelle obsession !
Un pilote d’affaires annule son vol vers Séville. Le ciel est sombre, le vent méchant. Au large, il doit bien y avoir une trouée ! D’abord voler droit vers la mer, 500 pieds, 150 mètres au ras des vagues. A cette hauteur, toute erreur, toute panne est interdite. L’Europe grelotte encore en nous, Gibraltar reste invisible. De courtes trouées dans les nuages supérieurs laissent passer des faisceaux de lumière vives, coups de projecteurs qui semblent nous baliser la mer. Nos ailes slaloment entre les gants blancs des cumulus qui nous bourrent de coups de poings. Soudain la lumière nous saisit. L’eau, la lumière, l’air, même le bruit du moteur, tout change ! L’Afrique est devant nous. Le Cabo Negro, boule de roche noire, s’élève comme un doigt, une gâche, une serrure entre la Méditerranée et l’Atlantique. La porte s’ouvre, la tour marocaine de Tétouan répond en français, la piste apparaît claire et nette et on se laisse glisser dans un bain d’air chaud. Plaisir fugace. Pourquoi est-ce que ce témoin vert du train d’atterrissage à droite ne s’allume pas ? L’Afrique nous refuserait ? Le Piper présente son ventre à la hauteur de la tour ; à la radio, le contrôleur décrit un train sorti. Et verrouillé ? Raymond pose le Piper de guingois, la roue gauche d’abord, puis la droite, doucement, comme une cheville brisée. Elle tient. Ce n’était qu’une ampoule grillée. Le Maroc a le goût du premier café noir. Fès est là, à portée d’aile, croit-on, derrière la barrière du Rif, aux sommets accrochés par la couronne nacrée des nuages. Huit mille pieds d’altitude, 2400 mètres assure la tour. Va pour l’escalade ! On prend de l’altitude au-dessus de la mer en décrivant un interminable quadrilatère ascensionnel. Niveau 80, 8000 pieds, le Rif garde son air supérieur. Grimpons. Au niveau 100, les nuages restent plus hauts. Niveau 120, quatre kilomètres au-dessus du sol, l’air, beaucoup moins dense, porte mal. Dans le cockpit, deux paires d’yeux ne quittent plus les instruments. Un avion asymétrique, un virage trop fort, une erreur, et ce pourrait-être le décrochage sur l’aile haute, et le départ en vrille. Comme John-John. Le Piper grimpe péniblement et la tête nous fait mal. L’air est pauvre en oxygène et l’hypoxie, l’ivresse de l’altitude, pourrait nous jouer des tours. Dernier virage, cette fois l’avion perd de l’altitude, il n’en peut plus. Clément pointe son doigt vers le sol. Le Rif et ses nuages nous narguent, la montagne est la plus forte, et on plonge vers la mer comme un boxeur envoyé au tapis. On fera un grand détour par la côte.
L’ascension nous a coûté cher en fuel, une escale technique à Rabat serait plus sage. A la radio, la voix du contrôleur est bizarrement tendue : « Uniforme-Bravo… Votre autonomie ? – Quarante-sept minutes. »
Cinq minutes plus tard « Autonomie ? – Quarante-trois… »
Bien suspicieux ! Rabat nous impose une approche au cordeau, à l’est du terrain, on s’exécute, on pose. Un ordre : « Maintenez en bout de piste !» Attente interminable, moteur tournant. Des militaires en armes surgissent des bois ! « Uniforme-Bravo… Roulez. Doucement !»
Le lendemain, le journal « Le Matin » titre sur l’arrivée du président Omar Bongo à Rabat, accueilli par le ministre de la Justice sur le tarmac, où le chef d’Etat a passé en revue un détachement de la brigade légère… au moment où nous atterrissions ! Un officier de la sécurité militaire explique qu’il redoutait le crash d’un kamikaze sur la piste. Si l’avion avait avancé au sol, les militaires auraient ouvert le feu. Et en cas de parcours erratique en l’air, deux avions de chasse attendaient les ordres, réacteurs en marche, pilote dans le cockpit et masques à oxygène sur le nez. Il fait déjà nuit. Nous n’irons pas à Fès.
5e jour : Au pays de Schéhérazade (Rabat – Marrakech – Agadir) « Six heures encore d’immobilité et de silence, puis on sort de l’avion comme d’une chrysalide » Quitter l’avion est parfois douloureux. Pourtant la route a été longue jusqu’à Agadir, on s’est perdu en essayant de se repérer sur des douars rares, des lacs bien ronds sur la carte mais étoilés au sol et rendus squelettiques par la sécheresse, des ruines aux airs de fermes et des fermes couleur ruines…
Tout ressemble à tout. Une fois passé Essaouira et le cap Rih, Agadir est triste. Dans les hôtels usines à touristes surchargés, dans les salons « Alhambra », « Schéhérazade » ou « Mille et Une Nuits » d’un mauvais goût exemplaire déambulent des serveurs et des femmes de chambre déguisés en « locaux » trop tristes, et des animateurs trop joyeux qui font danser le paso doble à des groupes d’Allemands et d’Israéliens gagnés par une ivresse résolument exotique. Entre les batteries d’hôtels, des terrains vagues et des maisons éternellement en chantier où logent le soir ceux qui servent les vacanciers le jour. Agadir n’en finit pas de grandir, le long de boulevards tout neufs fraîchement plantés de palmiers, encore emballés dans leur sac plastique : tout est inachevé. Seule la baie garde quelque majesté, avec, au flanc de la montagne et en immenses lettres de pierre, la devise imposée « Dieu, la patrie, le roi ». Mais, sur la montagne, de l’ancienne ville rasée par un épouvantable tremblement de terre, il ne reste plus rien, que la mémoire épouvantée des survivants. « Je voudrais ne jamais descendre », disait Mermoz.
Vite ! L’avion. Et le désert.
6e jour : « Aimer, aimer seulement… » (Tan-Tan – Cap-Juby – Laayoune) Un cri étouffé, à la radio : « Voyant d’alarme allumé ! Mon train… » La voix de gorge est tranchée par la peur. Quelque part dans le ciel, un homme se bat avec sa machine. Le ciel lui répond « A la jumelle, d’ici, tout est normal. Poursuivez. » La radio siffle d’un soupir de soulagement. Plus loin, la montagne rouge est déserte, enfin presque. Après Goulimine, deux Mirage F1 à l’entraînement passent aile contre aile. Ici, il faut garder le cap prescrit au millimètre et l’altitude, jusqu’à frôler l’épine dorsale de l’Atlas, immense reptile de pierre ocre allongé à plat ventre sur le Sud marocain. Soudain, devant nous, il est là, enfin « Le Sahara se dépliait dune par dune sous la lune… », écrivait-il. Le désert à gauche de l’aile, la mer sous l’aile droite, le ciel tout au-dessus, on se sent en place. Les vagues qui viennent de l’Atlantique meurent en moussant sur la côte et semblent continuer. Où vont-elles s’échouer, celles-ci ? On les imagine onduler jusqu’à l’autre bout de l’Afrique, au bord d’un autre océan, où d’autres prendraient le relais. La mer et le désert sont de même nature, la vague et la dune, la goutte d’eau et le grain de sable ; d’ailleurs, les Bédouins le savent bien qui fait leur vaisselle avec cette poussière de dune. On vole, on glisse en tenant la main courante de la côte, au-delà du 22e parallèle, là où le soleil se lève tôt, là où la lumière est droite. Devant nous, un gros cargo échoué, battu par les vagues. Puis un autre tout brisé ; et deux autres, bord à bord…
Toute la côte du Rio de Oro jusqu’à la Mauritanie est semée de ces vaisseaux drossés par une tempête, une erreur de navigation ou les feux trompeurs des anciens pilleurs d’épaves. Hier, ils voguaient. Eux aussi ont confondu l’eau et le sable. Et ils restent là, plantés, ballottés par les courants, fantômes tourmentés qui dressent leurs bras rouillés vers le ciel, coques vides et silencieuses, sans défense, épaves tristes comme des hommes sans amour. Terrible côte ! « Aimer, aimer seulement, quelle impasse… Rivière eut l’obscur sentiment d’un devoir plus grand que celui d’aimer », disait Saint-Exupéry par la voix de son héros de « Vol de nuit ».
Il a vécu ici, dix-huit mois, juste après ces deux épaves portées sur la carte, face à un petit port de pêche : Tarfaya, l’ancien Cap-Juby, toujours aussi isolé ! D’ici il décollait pour sillonner le désert à la recherche d’un pilote naufragé ; ici il a souffert, désespéré, et écrit « Courrier sud »: « Le jour à Cap-Juby soulevait le rideau et la scène m’apparaissait vide. Un décor sans ombre, sans second plan. Cette dune toujours à sa place, ce fort espagnol, ce désert. »
Ne reste aujourd’hui que des vestiges de pierres, des bâtiments crevés, un fort effondré et surtout, simple et majestueux comme une ruine aztèque, le tracé géant de la vieille piste d’atterrissage, encombrée d’une myriade d’oiseaux de mer, posés là comme s’ils sentaient que ce rectangle de terre était fait pour l’envol. Je pousse sur le manche, et la nuée d’oiseaux blancs décolle. Sur la plage, les pêcheurs nous saluent. On descend encore et on tourne longtemps, en arc de cercle autour du sanctuaire. Dix-huit mois ! Rythmés par les navettes de l’Aéropostale, course contre la montre angoissante quand le moteur toussait, tragique quand il s’arrêtait en plein ciel ; folle, quand le pilote rescapé faisait le coup de feu avec les Maures qui l’attaquaient à côté du corps du radio tué et, une fois prisonnier, le traînaient devant un tribunal d’hommes voilés qui fixaient sa rançon « …à un million de fusils » ; magnifique, quand l’avion redécollait sous les balles et se posait – enfin ! – ici, à Cap-Juby, pour transmettre le trésor enfoui dans ses sacs de toile. Justement, au départ d’Agadir, on m’a remis une lettre timbrée urgente au nom de « Mustapha Kemal ».
A peine posé à Laayoune, au Sahara-Occidental, l’homme, un militaire, est au pied de notre avion. Avec l’émotion des anciens facteurs, je lui tends l’enveloppe kaki, qu’il ouvre religieusement.
7e jour : L’or du désert (Laayoune – Dakhla – Nouadhibou) « A gagner Port-Etienne vieillissent les caravanes », écrivait l’aviateur du fond de son désert. Pour atteindre Port-Etienne, aujourd’hui Nouadhibou, encore faut-il décoller de Laayoune et se dépêtrer de ses formalités d’aéroport. Le terrain est encombré de gros hélicoptères blancs de l’ONU, à côté d’avions flambants neufs réservés aux fonctionnaires. Ici, on a fait la guerre. Laayoune était la base de défense de l’armée marocaine contre les attaques du Polisario en lutte pour son indépendance. Aujourd’hui, 200 observateurs et 2.300 fonctionnaires internationaux veillent à ce que les deux parties ne fassent plus le coup de feu.
Du coup, dans les rues de ce bourg ensablé, on croise des uniformes italiens, américains, nigérians, coréens, russes, polonais… et un commandant français qui souffle avant de rejoindre sa base à une heure d’hélicoptère d’ici, pour neuf mois d’équipées en 4×4 à surveiller ce désert des Tartares. Au passage, il laissera quelques vivres et des médicaments à des Bédouins sédentarisés par la guerre et ces murs de barbelés qui morcellent l’infini de leur désert. En attendant un référendum sans cesse retardé, l’indépendance espérée par les uns et l’intégration voulue par les autres, qui misent sur la lassitude, la séduction d’un Maroc ouvertement prodigue. Ajoutée à cela la manne onusienne et on parcourt une ville perdue mais pimpante, dotée d’hôtels cossus, de maisons climatisées et où l’argent international s’étale sur le sable. Sur les trottoirs passent des femmes sahraouies au visage hermétique qui marchent sans un regard pour les hommes pâles, fonctionnaires en cravate venus du Rif ou de Rabat. Deux Afriques, deux mondes se croisent. On décolle enfin en laissant ce bout de désert doré à ses contradictions pour filer à fleur d’eau, au-dessous du niveau des dunes, en coupant la dentelle de plages et de falaises déchiquetées où le vent engouffre de gros paquets de mer, furieux courants ascendants qui transforment le Piper en VTT. Il fait 45° dans le cockpit, l’air colle à la peau comme un drap mouillé.
Tout à l’heure, l’Afrique sera noire et le désert vert comme aux premiers âges pour saluer la première pluie du siècle ! Le ventre de l’appareil frôle les tentes bédouines, les troupeaux de dromadaires, les dunes crémeuses et le sel blanc des marécages. Une énorme explosion de couleur frappe le décor : des centaines de flamands roses s’élèvent et entourent l’avion. Qu’une ascendance nous soulève et le cours de leurs ailes roses glisse avec nous. Et soudain l’envie vous prend de couper le moteur, d’écarter grand les bras et de se laisser emporter par leur mouvement ailé. Trop tard.
Un cri : « Vent de sable !» Il faut s’enfuir et grimper haut, à l’aveugle. Au sortir de la nuée, voilà Nouadhibou, autrefois Port-Etienne, son terrain au bout d’une langue de poussière marine qui n’a sans doute jamais connu la pluie. A l’étape, un homme s’avance, un Bédouin, chèche noir sur la tête, large gandoura bleue, savates aux pieds, modeste et curieux comme un berger du désert. Il est responsable financier des mines de fer de Mauritanie : 700 kilomètres de chemin de fer, une navette permanente de six convois de 150 wagons chacun, deux kilomètres de long, bourrés de 12 millions de tonnes de fer brut par an. On prend le thé pendant qu’il dissèque tranquillement les réformes politiques en France, les meilleurs sites internet, le handicap de l’arabisation en République islamique de Mauritanie, réforme ratée dans les années 70, les raisons du recul de Peugeot en Afrique et l’invasion des Toyota. On dîne.
Et dans son français châtié, la tête toujours enfouie dans son chèche, il jonglera une partie de la nuit avec les chiffres de la mondialisation et les variations des taux bancaires en trempant régulièrement sa galette dans une coupe d’huile d’olive fraîche.
8e jour : Le long du fleuve Sénégal (Nouadhibou – Nouakchott -Saint-Louis – Dakar) Peut-être, finalement, est-il mort par distraction, ce jour d’été 1944, de retour d’une mission d’observation, quand son Lightning P-28 a percuté la mer entre la baie des Anges et Saint-Raphaël. Il était tellement rêveur qu’il s’était déjà crashé pour avoir oublié de sortir son train à l’atterrissage ! Et il aurait souri en voyant l’émotion provoquée par le repêchage d’une gourmette qu’il n’a sans doute jamais portée. Tout à l’heure, je penserai encore au grand aviateur maladroit en approchant le terrain de Dakar, falaise au-dessus des vagues soufflés par le vent, porte-avions de roche que j’apponterai affreusement sous l’œil écarquillé de Raymond ! Pour l’heure, je traîne au bord du fleuve Sénégal dans Saint-Louis, ville alanguie, déliquescente, qui a un charme fou. Celui des rues de la Vieille-Havane avec les mêmes murs décrépits, les couleurs passées et les trottoirs piqués de coquillages qui respirent le début du siècle, sa gloire et sa décadence. Où sont les entrepôts de gomme arabique, d’arachide et d’ivoire ? Et ces aviateurs qui calculaient déjà la longueur de leur saut pour toucher Recife et l’Amérique du Sud ? On longe les quais submergés. A travers la brume de mer, le soleil rond brille comme une pleine lune. Une forte odeur de vase marine prend à la gorge, un coq picore des ordures, des chèvres mâchouillent des branches apportées par le flot, un bouc attaché trop court bêle son désespoir et une beauté noire passe en faisant danser ses hanches comme une chaloupe qui prend la marée. Soudain un enfant me barre le chemin. Il a 6 ans au plus et un crâne rond comme une pierre noire. Il me tend un bout d’avion en plastique violet et me montre un bout de trottoir. J’élève son jouet haut, en silence, remonte vent arrière une piste invisible, l’incline à 30° pour un premier virage, vire encore « en finale », descend sur un plan impeccable de 5% et pose son absence de roues sur un aérodrome imaginaire sous son regard brillant de Petit Prince noir qui bat des paupières.
Vole gamin, vole ! L’homme sera toujours plus haut que l’homme….