Wing Walking ; Carol Pilon…
Le Boeing-Stearman de 1940 file à plus de 250 km/h dans les airs, laissant derrière lui une épaisse traînée de fumée blanche.
À plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol, l’avion biplan entame une courbe ascendante pour effectuer un looping.
Sur les flancs rutilants de la carlingue apparaît le logo de Third Strike Wingwalking… et, perchée sur l’aile parasol de l’avion, défiant la vitesse, l’altitude et la raison, une silhouette humaine et fragile, dangereusement penchée vers l’arrière.
Cette silhouette, c’est celle de Carol Pilon.
Reliée à l’appareil par un simple câble de sécurité, la voltigeuse exécute des figures tétanisantes et gracieuses, narguant la gravité.
Carol est une wing walker, une professionnelle qui marche sur les ailes d’un avion en plein vol.
C’est aussi l’une des dernières représentantes de la discipline, qui retrouve son souffle en 2017.
Aujourd’hui âgée d’une quarantaine d’années, l’amoureuse de la haute voltige raconte ici sa passion de toujours.
Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Mathilde Obert au cours d’un entretien avec Carol Pilon.
Les mots qui suivent sont les siens.
– Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être aviatrice.. Si bien que lorsque j’ai atteint l’âge de la majorité, j’ai quitté mon premier job pour m’acheter un avion. Petit à petit, j’ai appris à le piloter et à sauter en parachute. Puis j’ai découvert le wing walking, en apercevant une pub à la télévision pour un show de voltige aérienne local. C’était la première fois que je voyais ou que j’entendais parler de cette discipline ; ça a été le coup de foudre. Un frisson incroyable m’a parcouru l’échine et depuis ce jour, le wing walking fait partie de ma vie. Il m’a fallu sept ans pour trouver un mentor. C’est une industrie minuscule dans laquelle il n’est pas facile d’entrer.
À cette époque, il y avait huit équipes en activité aux États-Unis. Je les suivais à chacune de leurs prestations. Quand ils passaient près de chez moi, j’allais systématiquement à leur rencontre, jusqu’à ce que l’une d’entre elles me donne ma chance. C’est aussi simple que ça : j’ai fait en sorte de me trouver au bon endroit, au bon moment. Ma première expérience de wing walking remonte à février 2001. C’était en Californie, où une femme m’a pris en pitié. Elle m’a dit : « Écoute, ça fait sept ans que je te vois nous tourner autour et ça n’avance à rien. Viens, je t’emmène faire un tour sur mon avion. » Je m’en souviens comme si c’était hier. Elle n’avait pas de travail à me donner, mais elle m’a offert une sortie sur les ailes de son avion. C’était ma première expérience, et mieux que tout ce que j’aurais pu imaginer. J’étais parfaitement à l’aise, j’avais la sensation d’être enfin chez moi.
Après cela, j’ai eu la conviction que c’était ce que je voulais faire jusqu’à la fin de mes jours. J’en avais déjà l’intuition auparavant, mais j’en avais enfin la preuve. Plus tard cette année-là, j’ai embarqué avec l’équipe du Franklin Flying Circus, au sein de laquelle j’ai suivi une formation intense avant de l’intégrer comme membre à part entière. Je fais du wing walking depuis 17 ans maintenant.
Le wing walking, c’est l’art de se promener sur les ailes d’un avion alors qu’il exécute des manœuvres acrobatiques. L’avion fait des tonneaux, des vrilles, des renversements et beaucoup d’autres figures. Pendant ce temps, j’exécute mes propres figures acrobatiques, comme le human flag (« drapeau humain »), au cours duquel je me pends par les bras au sommet de l’appareil. Il m’arrive aussi d’y faire le poirier.
Je suis harnachée à un câble de sécurité, mais il ne m’aide en aucune façon à tenir sur l’avion ; il s’active simplement si je tombe. Cela signifie que seule ma force compte. Le biplan peut atteindre 260 km/h. À cette vitesse, il est impossible d’exécuter des acrobaties. J’attends donc qu’il redescende entre 110 et 140 km/h pour me déplacer.
Pour être wing walker, il faut aimer les sensations fortes bien sûr, mais ce n’est pas ce qui nourrit ma passion. Ce que je recherche quand je suis sur l’aile de l’avion, c’est la perfection. Cette quête de perfection alimente ma vocation et m’encourage à toujours aller de l’avant.
Avant une prestation, je suis totalement zen. Seules certaines choses me rendent nerveuse, comme travailler avec de nouveaux pilotes ou me trouver sur l’aile avec d’autres wing walkers, car ce sont des choses supplémentaires auxquelles il faut penser. Mais le wing walking en tant que tel ne m’a jamais angoissée. Lorsque je marche sur l’aile de l’avion, que le vent fouette mon visage et que mes muscles sont tendus pour maîtriser chaque mouvement de mon corps, je suis exactement où je suis censée être dans cette vie. La voltige aérienne est mon havre de paix.
Après avoir quitté la première équipe avec laquelle je volais, j’ai vite réalisé qu’aucune autre ne me conviendrait. J’avais la conviction d’être capable de faire mieux. Grâce à l’argent que j’avais mis de côté, j’ai acheté mon propre aéronef. Je suis allée à la banque avec un business plan, et j’ai sécurisé un prêt pour monter mon entreprise. Puis je me suis mise à la recherche de pilotes, que je formerais pour m’épauler. C’est ainsi que j’ai créé Third Strike, une équipe composée de quatre pilotes et de deux wing walkers. C’était du jamais vu au moment où je l’ai fait. À présent on est plusieurs, et en Europe deux ou trois équipes sont en train de se former. Ça me fait chaud au cœur.
En moyenne, je fais 12 prestations par an, mais ce chiffre peut varier entre trois et 32, ce n’est donc pas régulier. Un airshow dure douze minutes lorsque je suis seule, et huit quand nous sommes deux acrobates sur l’avion. Nous avons tourné non seulement au Québec, mais partout aux États-Unis et même au Mexique. Je confesse que mon airshow favori est celui de Bagotville, au Québec. J’y suis très choyée, ils me convient chaque année. C’est un des meilleurs spots d’Amérique du Nord pour les prestations aériennes. Sans compter que travailler à la maison est un sentiment incomparable : c’est là que sont mes plus grands fans.
Lorsque je ne suis pas en tournée, j’enseigne le wing walking à des jeunes qui veulent se lancer. J’ai notamment entraîné une équipe débutante en Allemagne, un jeune homme dans l’État de Virginie, et je suis actuellement en train d’entraîner une Texane que j’ai également engagée, ma coéquipière Kelly Garvin.
Une leçon de wing walking commence au sol, par des répétitions. On réalise ensuite la première manœuvre, on atterrit, on débriefe et on ajoute progressivement d’autres touches au tableau. C’est comme d’élaborer une chorégraphie : on commence avec le sauté-jeté, on le répète puis on ajoute un deuxième pas, etc. J’ai le sentiment d’apprendre à un enfant à marcher. S’ils marchent pour le restant de leur vie après ça, c’est une immense satisfaction pour moi.
Pour devenir wing walker, il faut autant de détermination que de passion. La personne doit être en forme physiquement, et être forte. Le wing walking demande une capacité de réaction très vive. On ne vient pas y chercher une simple décharge d’adrénaline : si c’est votre état d’esprit, vous ne tiendrez pas. Il faut avoir la pleine maîtrise de ses capacités tout au long du vol, on ne peut pas se laisser emporter par l’ivresse de la première figure, au risque de se perdre.
Cela vaut aussi pour moi. Avant d’embarquer, je m’entraîne au sol. J’ai passé une dizaine d’heures sur terre à répéter les mouvements que j’ai exécutés lors de ma première sortie. Une fois en vol, le bruit du moteur est assourdissant, le vent est féroce et vous prend par surprise. Votre corps refuse tout d’abord de bouger. C’est la raison pour laquelle il est capital de pratiquer un entraînement très répétitif avant la première fois : pour qu’une fois en situation de choc, votre corps puisse continuer à fonctionner. La mémoire corporelle est une force sur laquelle on s’appuie.
Nous instaurons une routine au début de chaque saison, à laquelle on se tient toute l’année. Ce « nous » comprend le pilote, mon principal coéquipier. J’ai travaillé avec de nombreux pilotes différents, aussi je les laisse déterminer la routine de leur choix pour voler. Certains sont plus à l’aise que d’autres en restant proches du sol, ou avec certaines manœuvres plutôt que d’autres. Il est donc important qu’ils décident.
Durant chaque airshow, nous répétons le même numéro dans un environnement différent. Mais si la prestation est la même, il faut nous adapter à chaque environnement : voler au-dessus d’une surface terrestre ou maritime n’a rien à voir. Durant les prestations au-dessus de milieux aquatiques, je porte moins de câbles de sécurité et je ne suis pas attachée, car si jamais nous tombons dans l’eau, je ne tiens pas à me faire entraîner au fond avec l’avion.
Il faut aussi tenir compte des conditions climatiques. Quand il n’y a qu’un peu de pluie fine, on peut faire tout de même voler, mais ce n’est pas sans risque. Car pendant les prestations, nous mettons de l’huile dans le système d’échappement, qui est à l’origine de la belle fumée blanche que l’avion laisse derrière lui. Elle le recouvre entièrement, et lorsqu’elle se mélange à l’eau, le fuselage devient glissant. C’est pour cela que lorsqu’il pleut, je reste au sol. Ça n’a pas toujours été le cas, mais il faut aussi savoir que ça fait mal. J’ai déjà fait du wing walking sous la pluie et sous la neige, et les deux font très mal. C’est comme si l’on me jetait des rafales de pierres au visage.
Le wing walker court les mêmes dangers que n’importe quel pilote de voltige aérienne. Nous travaillons à de très basses altitudes, ce qui requiert d’avoir un spécialiste aux commandes ; tous les pilotes n’en sont pas capables. En Amérique du Nord, 425 pilotes sont accrédités pour voler à basse altitude, et peut-être 300 pour voler tout près de la surface. Nos prestations se font généralement à la surface. Par conséquent, le danger qui nous guette le plus est le crash au sol.
Il y a toujours le risque d’une perte de contrôle, ou de percuter un oiseau. Dans ces cas-là, les chances de récupérer l’avion sont minimes. J’ai déjà eu à faire face à ce genre de situations… 17 ans de carrière, ça ne se passe pas sans incident. J’ai vu des oiseaux proches de l’avion pendant ma prestation…, un avion qui a pris feu… toutes sortes d’ennuis qui auraient pu avoir une issue fatale.
On met donc en place des protocoles : quand on construit une prestation, on dessine une routine et on s’imagine les pires choses qui pourraient nous arriver. Puis on instaure des protocoles pour gérer ces situations-là. Ils s’enrichissent avec le temps.
La majeure partie du travail de sécurité passe par des briefings : on discute des dangers, et on élabore un plan d’action pour y répondre. Par exemple : si nous sommes au plus haut d’un looping et que le moteur ne marche plus, que pouvons-nous faire ? Dois-je rester sur l’aile de l’avion ou rentrer dans le cockpit ? La réponse peut faire toute la différence si quelque chose va de travers.
L’année dernière, au mois d’août, j’ai perdu mon grand ami, Marcus Paine. J’ai participé pendant trois ans à une télé-réalité, dont les producteurs voulaient que je ne travaille qu’avec lui car ils aimaient beaucoup son personnage. J’ai donc travaillé avec Marcus pendant tout ce temps. Nous sommes devenus très amis. En août 2016, il s’est crashé lors d’une prestation avec son propre appareil.
Quand on perd son bras droit, il est difficile de ne pas remettre sa propre vie en question. Mais Marcus n’est malheureusement pas le seul ami que j’ai perdu dans ces circonstances. J’ai perdu mon mari… J’étais mariée avec mon pilote au début de ma carrière, et lui aussi s’est écrasé durant une séance de voltige. Enfin, en début d’année, j’ai perdu un autre de mes pilotes. Tous ces épisodes m’ont bouleversée et m’ont poussée à me remettre profondément en question. Hélas, cela fait partie intégrante de notre métier. Il nous faut en assumer les risques et comprendre que nos amis comme nous-même réalisons des acrobaties à haut risque. Les accidents sont fréquents.
Certains de mes proches refusent d’assister à mes prestations parce qu’ils ont peur pour moi. Ils sont incapables de regarder. Je me souviens que la belle-mère de mon frère a pleuré tout le long du show, le jour où elle est venue me voir. Ce n’était agréable ni pour elle, ni pour moi. Quand je suis en vol, je ne cherche à exprimer que la joie de vivre. Si tout ce que vous percevez est le danger, c’est que je ne suis pas arrivée à vous transmettre ma passion.
Malgré tout, le danger est bien réel. La sécurité est un aspect crucial de ce métier et c’est pourquoi je ne fais jamais confiance au pilote. On pourrait penser que le wing walker a une confiance aveugle en son pilote, mais c’est courir un grand risque que de se reposer sur l’autre. Il faut tout questionner dans l’aviation, et notre discipline n’échappe pas à la règle. Chaque jour, je questionne mes pilotes à fond, car ils ont autant besoin d’inspections que mon avion. Ce sont eux qui sont chargés de me ramener à terre saine et sauve. Les pilotes peuvent me sauver, ou me tuer !
Les pilotes ont besoin d’une accréditation de wing walking, mais pas les wing walkers. Comme je le disais plus tôt, nous sommes peu dans l’industrie, avant tout parce qu’il est très dur d’y entrer. Et une fois qu’on y est, il faut investir beaucoup d’agent pour acquérir un avion. Cet argent est ensuite pratiquement impossible à récupérer, et il est difficile de gagner sa vie en étant wing walker. On peut chercher des sponsors, mais il ne faut pas compter là-dessus, il faut trouver des solutions.
À titre personnel, je travaille dans l’épicerie de mes parents. Je ne gagne pas grand-chose, mais je peux m’absenter n’importe quand pour aller faire une prestation aérienne. Tout le monde ne peut pas se permettre cela avec son travail, et la plupart des wing walkers que je connais sont à leur compte. Il est évident que le manque d’opportunités et de financements limite l’attrait de la profession, outre les risques qu’elle comporte.
J’ai décidé de mon côté qu’être propriétaire d’une maison n’était pas important, ni d’avoir une retraite. J’ai décidé que seul le wing walking m’importait. J’ai donc sacrifié ma sécurité financière au prix de ma passion.
De nos jours, beaucoup de wing walkers sont des femmes, mais ça n’a pas toujours été le cas. L’inventeur de la discipline s’appelle Ormer Locklear. Il travaillait dans l’Air Civil – l’ancêtre de l’Air Force aux États-Unis – et il voulait placer un tireur sur son aile armé d’une mitraillette, pour abattre ses ennemis durant la Première Guerre mondiale. Ses supérieurs lui ont dit qu’il était fou. À l’époque, les avions étaient très fragiles : ils avaient des raisons de douter.
Mais finalement, il est sorti de son cockpit et leur a montré qu’effectivement, l’avion pouvait tenir le coup avec un homme perché sur l’aile. Au début, donc, c’était en vue d’intensifier la violence de la guerre. Mais il a quitté l’armée en 1919 et a monté le Locklear Flying Circus, où il effectuait des acrobaties sur les ailes de son appareil. Il est rapidement devenu une star à l’époque et d’autres ont pris sa suite…
Jusqu’à nos jours, où il est plus répandu de voir des femmes relever le défi. De quoi donner une leçon à ceux qui nous collent une étiquette de créatures vulnérables et peu aventureuses. Certains pensent que ce que je fais est formidable, d’autres que c’est insensé. Ces derniers ne parviennent pas à y trouver de la magie. À dire vrai, je ne sais pas si ce qui intéresse les gens dans le wing walking. Peut-être sont-ils là juste pour me voir tomber, je n’en ai aucune idée au fond.
Pour ma part, je me considère comme une artiste. Lorsque j’ajuste mes lunettes et que je m’envole dans les airs, je vous raconte une histoire : celle du triomphe de l’être humain sur l’adversité..