Une vie de chien #1…
Lever, tel du bon pain, à une heure située entre minuit et six heures, ce qui me laisse une certaine marge de manœuvre pour pouvoir dialoguer sereinement avec mon Blacky, un Cocker Spaniel qui m’enjolive les laideurs, m’éclaire le sombre… et mâchouille mes chaussettes.
Puis, d’un pied alerte, dans la foulée, si j’ose dire, la cérémonie du petit déjeuner en terrasse, vue mer et ciel, arbres aussi, derrière…, avec un pamplemousse !
Il doit être pelé comme une orange, pour être comme elle mangé en quartiers, il supporte mal d’être fendu par la lame, sous laquelle il fond en hémorragie.
Le sanguin est hémophile plus que le jaune…, pelé comme l’orange, il présente à sa surface les horripilantes franges qui sèchent et rebiquent sur le dos des coulemelles.
Technique, le pouce s’enfonce en son axe et l’écartèle en demi-sphères…, au moment de la scission, que les enveloppes de deux quartiers mûrs adhèrent l’une à l’autre, et l’une se décollera de sa propre chair, emportée par l’adhésion.
Aux dents alors de curer la plaie en emportant le quartier défait, ruisselant de son déchiquètement.
Il a fermenté… et il se cache, soûl et effondré sur lui-même, sous son molleton dont l’endroit est lissé d’un glacis piqueté.
Mais il s’est oublié : une auréole blanche et vert-de-grisée dénonce ses excès…, ça semble de la poussière, mais la plus faible pression du doigt imprègne le vert-de-gris d’une humidité sous-jacente… et cette humectation fait exploser l’âcreté acide de l’effluve, indiquant l’avancement de la décomposition du cœur fondant.
Mais il se conserve en lui-même, lui qui, jeune, m’eût vivement craché au visage, m’eût criblé de son essence brûlante…, mais pelé comme une orange, il est lourd et amer, doux sous la phalange mais agressif à l’écorchure, il brûle et coule à flots.
Bref, il l’emporte, brutal et baroque, sur l’orange et, moisi, il pue plus fort qu’elle ; en cela encore il est plus fort…, d’où café en suite !
Pour suivre, ablutions furtives, la bonne humeur est inconcevable sans un certain élément de surprise.
Les choses sérieuses commencent avec la caresse à l’ordinateur…, lecture des informations, compte précis des morts sur toute la planète durant la nuit, étude rapide mais jouissive des cours de la Bourse…, enfin, courrier.
Avec un bon coupe-papier, ouverture des mails en souffrance, ce qui est somme toute cohérent.
Trois minutes suivent, entièrement consacrées à l’écriture du chef-d’œuvre en cours…, puis vingt secondes pour la relecture… et deux heures d’autosatisfaction béate, mais néanmoins fructueuse.
Coup de fil intempestif, baratins gratuits, sortie d’onze heure pour le toutou, pissseries, crottages divers, tour du propriétaire, saluts évasifs, soupirs et aboiements !
Midi, choix cornélien, ou un repas frugal dans un restaurant gastronomique avec des critiques littéraires du siècle dernier…, sinon comme ce jour, une quiche lorraine “maison”…
Les petits lardons d’une épaisseur inférieure ou égale à trois millimètres égayent une garniture dorée à souhait et légèrement gonflée, comme par un désir.
La pâte brisée nargue les vol-au-vent situés à trente et un centimètres et demi du bord gauche de l’assiette plate en grès dans laquelle elle repose, tandis qu’à son côté gît une salade alanguie que je mélangerai avec une cuillère et une fourchette en bois…, grand bien lui fasse.
Du vin rouge, situé à un angle de quarante-cinq degrés par rapport à la bissectrice de l’angle de la table, pâlit dans sa carafe et le vin blanc, sommet du triangle isocèle dont la base est marquée par la pointe des couverts, rougit dans sa bouteille et ce malgré son A.O.C.
La crème fraîche répandue par Blacky, qui a eu la patte droite lourde, fait de cette quiche la reine de la fête, le centre de nos préoccupations immédiates (de rayon R centré au point O de coordonnées (a, b), soit (x-a)² + (y-b)² = R²), Alpha et Oméga de la quiche, limite de toute droite, vecteur, courbe (dans des conditions bien définies, cela va sans dire)…, on se sent tout à coup un peu ballonné.Sur cette quiche mélancolique, on aimerait Blacky et moi, voir par la baie vitrée la lune oblique vibrionnant ses rayons d’argent dans le bruissement des feuilles, mais à 12h16 en été, il est trop tôt et il fait grand jour.
Toute la maison est vide, ce qui ne répond pas à la question de savoir pourquoi cette quiche s’y trouve à cet instant précis…, la silhouette de Blacky se déplace dans la cuisine, en diagonale, un gros morceau de quiche en gueule, ses pattes ont fait quatre pas alertes plus un petit pour atteindre son coin-être-panier, puis son corps a disparu du champ de vison du reste de la quiche lorraine.
Il est treize heures et demie, presque trente et une pour être précis…, la quiche reste seule, à peine entamée et déjà froide.
Cette quiche sent l’amour…, le corps de Blacky revient, sa gueule s’empare vigoureusement des restes de la quiche… et il les enfourne goulûment…
Ensuite, rien…, extase et béatitude de la vue mer, sieste en pensées sucrées…
C’est l’avantage d’être célibataire : on ne cherche plus à avoir l’air de ce que l’on n’est pas…
L’après-midi est un moment sacré, mais surtout païen…, une sieste régénératrice permet à l’écrivain de faire le point sur l’étrange parenté entre les rêves et les non-rêves…
Mais déjà tombe le soir, l’angoisse s’installe, la télé ne s’allume pas…, il faut revenir au dur labeur d’écriture, qui consiste en un travail immodéré du coude afin de rendre plus aisé le maniement du clavier.
Mais dîner d’abord…
500 g de cerises 3 œufs 150 g de farine 150 g de sucre en poudre 10 g de levure délayée dans l’eau chaude 100 g de beurre une tasse de laitJe dépose les cerises dans une terrine beurrée et regarde par la fenêtre, j’ai une pensée émue pour ma voisine.
Lentement je fais fondre le beurre, transparent et lisse, pale et huileux, clarifié et doré…, le mélange au sucre, ajoute un œuf et m’arrête un instant pour regarder la mer, une toile vierge, les couleurs s’assombrissent avec leur lot de labeur, de solitude, d’épreuves…, le ciel était si clair, la nuit tombe.
J’ajoute encore un œuf avec une grande sérénité, dont la sphère jaune, tombe dans la jatte bombée, se rompt, s’épanche dans la préparation comme une coulée de lave, comme le soleil s’abîmant dans un océan de beurre.
Les deux dômes de sa coquille brisée gisent sur la table, et toute la misère et les souffrances du monde se résument à cela.
J’ajoute la levure diluée dans l’eau chaude qui permet au mélange de jaillir droit dans l’air comme une colonne d’énergie, alimentée par la chaleur du four jusqu’à ce que le couteau sec et stérile du mâle plonge sans pitié dans l’édifice, le laissant aplati et épuisé !
Petit à petit, je verse le lait jusqu’à ce que la préparation soit lisse et fluide, onctueuse et homogène, liquide et sans grumeaux, m’arrêtant un instant pour songer à mes notes sur l’inégalité du système.
Pourquoi faut-il que tout change ?
Je verse la préparation sur les cerises dans la terrine…, à présent le dôme est devenu un cercle, les cerises enveloppées de la préparation mousseuse qui les berce et les protège, la préparation mousseuse qui les enveloppe tous…et je glisse la terrine dans le four chaud. Dans 30 minutes le clafoutis sera prêt.Blacky est resté là, assis, à tout regarder, se léchant les babines…
Que raconter d’autre, du dîner ?
Rien…
Quand les yeux se ferment, c’est bon signe…, il est temps de mourir à soi-même afin que la littérature ait une chance, même infime, de ne pas sombrer dans la surenchère…
Je vais écrire de ma journée…
Lever, tel du bon pain, à une heure située entre minuit et six heures, ce qui me laisse une certaine marge de manœuvre pour pouvoir dialoguer sereinement avec mon Blacky, un Cocker Spaniel qui m’enjolive les laideurs, m’éclaire le sombre… et mâchouille mes chaussettes.
Puis, d’un pied alerte, dans la foulée, si j’ose dire, la cérémonie du petit déjeuner en terrasse, vue mer et ciel, arbres aussi, derrière…, avec un pamplemousse…