1960, Marilyn & Arthur…
Voici l’entretien que le journaliste britannique Henry Brandon a réalisé avec Marilyn Monroe et son mari, le dramaturge Arthur Miller…
Le couple célèbre occupe un appartement plutôt modeste au premier étage d’un bungalow situé dans le jardin du Beverly Hills Hotel.
Arthur Miller est aussi peu conformiste que sa chemise de polo à col ouvert ; son indifférence est pourtant trompeuse.
Lorsque Marilyn Monroe fait son entrée dans un sensationnel négligé de velours pourpre, découvrant ses chevilles et ses épaules, apparaissent chez Miller une intensité profonde et une agitation nerveuse, puis soudain, ses yeux bruns foncés se mettent à lancer des éclairs…
Malgré sa toilette tapageuse, l’entrée de Marilyn Monroe n’est pas celle d’une diva et la pièce n’a pas soudainement été électrisée par sa présence, ce n’est qu’une jolie fille pleine de charme qui me regarde plutôt avec une certaine timidité en me donnant la main.
Elle regarde d’abord avec inquiétude le magnétophone et sa voix de petite fille, haute perchée s’altére une ou deux fois quand je la fais participer à la conversation.
Miller aussitôt cherche sa main et elle redevient rapidement calme.
Tandis que la soirée s’avance, je réalise que l’intelligence de son mari lui donne un sentiment de sécurité et de fierté, manifestement, elle vit actuellement la plus heureuse période de sa vie.
Miller est très conscient du caractère tragique du passé de son épouse ; elle grandit privée d’affection et fut à un certain moment très près de se suicider…, et quand elle parle d’elle-même, le souvenir de ses années amères n’est jamais tout à fait absent.
La vision des choses d’Arthur Miller n’est pas tant influencée par un sens personnel du tragique, bien que lui aussi en ait eu sa part, que par les répercussions collectives d’événements dramatiques tels que la crise de 1929 et le maccarthysme, qui suscita en lui de profonds bouleversements émotionnels et l’engagea dans sa lutte avec le Conseil national des activités antiaméricaines.
Le matin qui a suivit notre premier entretien, qui s’est prolongé fort tard dans la nuit, Marilyn Monroe m’a invité au studio, une atmosphère allègre y régnait ; même les machinistes les plus endurcis ne pouvaient résister à son malicieux sens de l’humour.
Elle dominait toutes personnes et toutes choses, elle était dans son élément.
Arthur Miller se tenait avec Mrs Strasberg, le professeur d’art dramatique de sa femme et moi-même… dans l’obscurité ; il paraissait renfermé en lui-même, un peu timide, mal à l’aise. C’était Marilyn qui le rendait ainsi…
L’été dernier, je voyageais dans le bus délabré entre Athènes et Delphes. Au-dessus du conducteur pendait l’image d’un saint et juste à côté se balançait une photo de votre épouse. Un dieu en compagnie d’une déesse, me disais-je en moi-même. C’est extraordinaire que la beauté de Marilyn Monroe soit devenue un symbole international, même en Grèce, la patrie d’Aphrodite !
Miller. – Je ne considère pas ma femme comme un symbole. Je sais qu’elle ne se considère pas davantage elle-même comme telle. C’est la créature humaine la plus directe que j’ai jamais connue. J’ignore l’explication de ce fait, s’il en est une, si ce n’est qu’étant orpheline, elle a connu des conditions d’existence qui l’ont laissée sans défense contre le danger et contre son entourage ; ceux qui ont vécu en sécurité dans une famille ne savent rien de cela. Depuis lors, elle a été contrainte de considérer de la vie les réalités les plus dures, sans se laisser égarer par les sentiments. Il en résulte qu’elle est sensible à l’aspect le plus élémentaire des individus qui l’entourent, d’où sa propension à leur faire du mal ou, au contraire, à les aider… et ils sont immédiatement encouragés par le fait qu’elle les a réellement regardés.
Ne pensez-vous pas qu’ils réagissent aussi à son apparence ?
Miller. – Evidemment. Sa beauté rend, en fait, son comportement encore plus surprenant. On ne s’attend pas à ce qu’elle ait des réactions aussi violentes ; chaque incident de sa vie a pour elle son importance immédiate. Son esprit est avant tout fait de franchise et, très souvent, ses interlocuteurs rient pour ne pas sembler touchés par ses traits dénués d’hypocrisie. Elle est douée d’une intense activité intérieure, parce que sa beauté seule ne peu pas justifier l’impression qu’elle produit même dans le plus petit rôle. C’est une des rares vedettes qui n’a jamais eu son propre opérateur, son éclairagiste personnel, ni toutes les ressources de la technique que l’on déploie pour présenter une étoile au public. Ses metteurs en scène ont compté sur elle pour éclairer de l’intérieur, pour ainsi dire… et c’est exactement ce qui se produit. Elle possède ce que l’on a coutume d’appeler l’incandescence.
Marilyn Monroe, vous êtes devenue un symbole de la séduction féminine en Amérique, mais de tels symboles n’existent pas en Angleterre ou dans d’autres pays. En France, je pense que Brigitte Bardot fut créée surtout pour l’exportation vers les Etats-Unis. Pour quoi êtes-vous devenue, comme d’autres l’ont été avant vous, un symbole de la féminité ?
Miller. – Je pense qu’il a tout simplement du génie…
M. Monroe. – Il est fou !
Miller. – L’importance de la séduction féminine peut varier selon les pays, suivant l’importance qu’on lui accorde dans l’existence. Il est possible que nous en fassions plus de cas que d’autres.
La conception suédoise est naturiste ; la vôtre repose davantage sur la féminité, le charme et le sens de l’humour.
Miller. – Marilyn a fait de cette séduction une partie de l’existence.
M. Monroe. – Eh bien ! Je l’espère, puisque c’est ainsi. Brigitte Bardot semble plus naturelle. Je pense que son code est tout à fait différent du mien, peut-être plus naturel également ; il est le reflet de la manière de voir de la France, tout comme notre code Américain reflète le mien.
Quand vous dites “code” voulez-vous dire “code social” ou “code de cinéma” ?
M. Monroe. – Code social, dont le code cinéma est le reflet. Nous sommes toujours un pays puritain. Je crois que nous le devons à l’Angleterre à l’origine, n’est-ce pas ?
Vous sentez-vous inhibée par le puritanisme américain ?
M. Monroe. – Je n’y accorde pas la moindre attention. Je n’en ai pas conscience.
Chose curieuse, alors que le code en vigueur ici ne vous permet pas de faire des films du genre de ceux, disons de Brigitte Bardot, il est permis de les projeter.
M. Monroe. – Oui. Il ne m’est pas permis de me montrer sans vêtements dans ce pays, on m’arrêterait et on ne projetterait sûrement pas le film. Pourtant, c’est une chose que l’on aime et que l’on accepte dans les films étrangers.
Miller. – Cela fait partie du puritanisme aussi. Le théâtre sérieux, depuis la guerre, est devenu de plus en plus étrange, très préoccupé de sensualité et d’un autre côté, très sentimental aussi. Mais il a une grande qualité : je pense que nous mettons sur scène, probablement davantage que dans d’autres pays, des personnages de tous les genres. Jusqu’à très récemment, le théâtre anglais n’aurait pas pris une pièce au sérieux si elle n’avait pas comporté des personnages élégants d’une espèce ou l’autre. Quand je me trouvais en Angleterre avec ma pièce “Vu du Pont“, il était difficile de trouver des gens qui veuillent, ou qui puissent…, jouer des personnages de la classe ouvrière. Il y avait quantité d’acteurs qui étaient issus de familles de la classe moyenne inférieure, mais ils s’étaient exercés à en perdre les caractéristiques. Notre théâtre est démocratique, au moins dans ce respect des classes sociales, et je crois que c’est en partie ce qui fait sa force dans le monde entier. La variété des personnages de notre théâtre est plus grande et reflète mieux l’ensemble de la population que le drame anglais.
Quelles conséquences sociales déduisez-vous de ce caractère ?
Miller. – Je pense que nous sommes arrivés à une étape de l’évolution sociale vers laquelle le restant du monde ne fait que se diriger ; nous y étions peut-être déjà quelques années plus tôt dans le domaine de la culture et de l’industrie, car la bonne ou la mauvaise culture est beaucoup plus internationale qu’on en veut bien l’admettre. En un sens, c’est terrible, parce qu’il est toujours intéressant d’observer des divergences. Cependant, c’est surtout la partie la plus aisément assimilable de la culture, celle qui est destinée aux couches les moins cultivées, les plus primitives de la population américaine, qui semble s’être transportée en Europe. J’ai visité des pays européens dans lesquels on s’étonnait que nous possédions des orchestres symphoniques et des écrivains sérieux… Tout ce que l’on connaît de nous, ce sont les bandes comiques, les films et le restant du même genre : voilà ce qui est épouvantable ! La publicité européenne singe aussi la nôtre. Elle a perdu tout ce qui faisait la dignité européenne en matière de publicité. Maintenant, on ne peut plus la distinguer de la publicité américaine, si ce n’est qu’elle manque de naturel. J’ai le sentiment que nous en sommes maintenant où vous allez en arriver.
Comment décririez-vous cet état de la culture internationale ?
Miller. – Une chose en arrive progressivement à ne plus devoir être jugée que pour un de ses aspects, pour son pouvoir d’attraction sur la masse, sa valeur marchande. Cela vaut pour un roman, pour un poème, pour un film. L’ancienne conception selon laquelle une chose avait une valeur intrinsèque qui lui donnait le droit d’exister même si elle ne rencontrait pas une large audience, s’en va par-dessus bord. En Angleterre, M. Brandon, vous soutenez votre B.B.C. parce qu’elle possède une valeur, pensez-vous qui ne peut pas être traduite en argent. Mais maintenant vous avez acquis la télévision commerciale, qui est une belle invention américaine… et elle dévore le public. A mon avis, vous aurez bientôt à prendre une décision inspirée par d’anciennes considérations de valeur culturelle, qui n’aura rien à voir avec l’économie. On vous racontera que l’idéologie démocratique veut que c’est ce que les gens veulent, et que, pour cette raison, ils ont le droit de l’avoir : qui êtes-vous pour prétendre leur dire ce qu’ils devraient écouter ? Si l’expérience de notre pays peut vous guider, il sera très difficile de réfuter cet argument parce qu’il prête une justification morale à la simple avarice. Je ne veux pas dire qu’il est tout à fait regrettable qu’il en soit ainsi, mais compter seulement sur les suffrages de la soi-disant majorité est une façon d’échapper à ses responsabilités. Si l’adhésion du public est le seul critère de valeur déterminant, il sera de plus en plus difficile de faire autre chose que répéter ce qui a déjà été éprouvé et qui est faux. Une idée authentiquement nouvelle doit rencontrer une grande résistance, c’est sa définition même, tandis que l’art de vendre est celui de se soustraire à la résistance.
Qu’est ce qui vous incite à écrire ?
Miller. – Je voudrais bien le savoir. Si je le savais, je pourrais probablement diriger mon inspiration. Je suis à sa merci ; je n’en savais vraiment rien. Je ne puis pas écrire sur un sujet que je comprends trop bien. Si je sais ce que quelque chose signifie pour moi, si par expérience j’en ai déjà fait le tour, je ne puis pas le décrire, parce que ce serait comme une histoire racontée deux fois. Je dois le découvrir pour la première fois pendant que j’écris. Je dois me surprendre moi-même. C’est évidemment une manière dispendieuse d’aborder un sujet, parce que vous pouvez arriver à une impasse et vous rendre compte que découvrir une réalité sous votre sentiment dépasse vos possibilités. Il ne vous reste qu’une impression informe qui n’a rien à voir avec l’art et que vous devez laisser de côté jusqu’à ce qu’elle se soit précisée en quelque chose de formel qui puisse être communiqué. Cela peut prendre un an, deux ans, ou même trois ou quatre.
Quand vous avez écrit votre nouveau scénario de film, The Misfits, l’avez-vous fait en pensant à votre femme, à un rôle pour elle ?
Miller. – J’étais indécis à ce propos, parce qu’il m’arrive de penser qu’elle peut jouer n’importe quel rôle à l’écran.
Le théâtre vous attire-t-il, Mrs. Miller ?
M. Monroe. – Beaucoup.
Pourquoi ? Quelle différence y a-t-il avec le cinéma ?
M. Monroe. – Depuis que j’ai assisté à un cours de comédie, j’ai découvert qu’en jouant une scène, rien qu’une scène, on éprouve davantage un sentiment de continuité, quelque chose commence, grandit et se développe ; tout se tient dans une pièce de théâtre. Les scènes de film sont coupées et celles que l’on tourne successivement sont souvent extraites de différentes séquences ; c’est pourquoi l’on éprouve moins de satisfaction à les réaliser. Le théâtre a plus de signification pour l’acteur.
Avez-vous une pièce en vue ?
M. Monroe. – Non, rien du tout. Je ne pense pas être déjà prête pour la scène.
Miller. – Il m’est impossible d’écrire une pièce pour une personne déterminée tant que mon attention est concentrée sur un sujet tout à fait différent, sur l’évolution d’un paradoxe. La personnalité d’une actrice ou d’un acteur est la préoccupation la plus éloignée de mon esprit à ce moment-là. Ce n’est qu’en approchant de la fin de “The Misfits” que j’ai eu conscience que le scénario conviendrait magnifiquement à Marilyn.
Pensez-vous que le drame soit réellement une expression artistique proprement américaine ?
Miller. – Tout dépend du niveau auquel vous considérez la vie américaine. Chaque peuple a une idée conventionnelle à son propre sujet. Les Américains imaginent, par exemple, qu’ils sont généreux en matière de justice, un peu négligents en ce qui concerne ce qu’ils achètent, prodigues, mais essentiellement de braves types, doués d’optimisme. Eh bien ! il y a beaucoup de vrai là-dedans, évidemment. Mais c’est là un niveau déterminé, en dessous duquel il y en a un autre, qui est exprimé dans très peu de films et de pièces, mais proportionnellement dans plus de pièces que de films : celui qui confronte notre trouble, notre naïveté, notre ardent désir d’atteindre un but.
Pensez-vous que le maccarthysme soit mort dans ce pays ?
Miller. – Autant qu’il peut l’être. C’est l’armée qui l’a abattu et non pas, je regrette de devoir le souligner, les libéraux ou la gauche, pas ceux qui savaient ce qu’était exactement McCarthy. C’est une autre puissance conservatrice qui l’a renversé. Je ne pense pas que l’on puisse pousser une attaque contre l’intégrité du gouvernement des Etats-Unis aussi loin qu’il l’a fait et s’en tirer. Ce que nous a légué McCarthy est toujours parmi nous. Mais cette doctrine n’a pas le soutien de masse qu’elle suscitait automatiquement il y a quelques années.
Vous voulez dire que McCarthy a été battu pour de mauvaises raisons ?
Miller. – Oui, il a suscité l’antagonisme de gens qui, pour une bonne part, ne lui donnaient pas entièrement tort. Mon opinion est qu’il a perdu la raison vers la fin ; il s’est trompé sur sa position et sur son pouvoir.
Est-ce à dire que le maccarthysme pourrait renaître ?
Miller. – Oui, si une crise internationale suffisamment grave nous frappait, je pense qu’un mouvement de ce genre pourrait se produire à nouveau. Comme vous le savez, des enquêtes furent menées dans plusieurs universités américaines ; on demanda aux étudiants, ainsi qu’à d’autres personnes, s’ils approuvaient certains principes ; on ne leur avait pas dit que ces principes étaient en réalité la Déclaration des droits de l’homme. La grande majorité ne les approuva pas ; elle les trouvaient trop outranciers et trop radicaux. Je ne vois rien qui laisse penser qu’elle ait changé.
Cependant, McCarthy reste aux yeux de la plupart des Américains un homme qui a exercé une mauvaise influence.
Miller. – Lui-même a eu pour eux une mauvaise influence, mais pas son action. On le déclare coupable par association. Je ne pense pas qu’on reconnaîtrait ses principes comme étant du maccarthysme s’ils étaient présentés sous une autre forme. Quand on ne défait pas quelqu’un sur la base d’un principe, on le vainc seulement personnellement. La défaite de McCarthy n’a pas été infligée pour sa doctrine par la majorité des Américains.
Marilyn Monroe, vous êtes-vous sentie plus spécifiquement Américaine dans certains films que dans d’autres ?
M. Monroe. – Voyons… Oui, dans Asphalt Jungle et dans Certains l’aiment chaud… En un sens, je me suis sentie typiquement Américaine dans le Prince et la Danseuse.
Vous vous sentiez réellement Américaine par contraste…
M. Monroe. – Oui. J’ai rencontré des Américains qui avaient presque un accent anglais ; alors je pensais que je serais la seule vraie Américaine sur le plateau.
Tourner avec Laurence Olivier pour partenaire devait être très différent de ce que vous avez tourné ici.
M. Monroe. – Oui. Je désirais tourner avec lui, et avec lui seulement.
Pourquoi ?
M. Monroe. – Parce que je voulais voir si Sir Laurence et moi dans un film. C’est ce que j’ai dit aux producteurs. Je leur ai dit que je ne pourrais pas voir ce film autrement.
Souhaiteriez-vous avoir prochainement pour partenaire un acteur de l’école classique ?
M. Monroe. – Non, pas pour le moment. Pour le Prince et la Danseuse, je pensais que ce serait bien, c’était un peu incongru et intéressant, très vivant aussi.
Pensez-vous que les acteurs anglais ont plus de style que les américains ?
M. Monroe. – Mon acteur préféré est Marlon Brando. Je crois qu’il pourrait jouer dans tous les styles mais je ne crois pas qu’il suivra cette voie bientôt.
Est-ce là votre opinion d’actrice ou de femme ?
M. Monroe. – Les deux, mais d’abord d’actrice. Comprenez-moi bien, le théâtre classique, en Angleterre, est merveilleux pour la formation d’un acteur, mais être de son temps est important aussi. C’est une bonne chose pour un acteur d’avoir cela aussi, qui, selon mon mari, manque en Angleterre. Mais ce fut une admirable expérience de travailler avec Laurence Olivier et j’ai appris avec lui quantité de choses.
De quel genre ?
M. Monroe. – Je ne sais pas ; je les ai toutes enregistrées et je regrette de ne pas pouvoir les exprimer.
Certains critiques pensent que les jeunes écrivains révoltés ont été influencés par l’Amérique.
Miller. – Je pense qu’il y a une certaine résonance américaine dans leurs œuvres. Je ne veux pas dire par là qu’une pièce comme Look back in anger n’aurait pas pu être écrite sans l’influence américaine, mais il y a dans ces œuvres une certaine franchise d’attaque qui est très américaine de ton. Je me sens chez moi dans ces écrits. J’éprouve le sentiment de redécouvrir quelque chose qui était devenu presque un lieu commun dans notre pays depuis Mark Twain. Je veux dire que son attitude était toujours celle du type fruste bousculant l’individu bine élevé et ruant dans les rangs de la classe conventionnelle. Le théâtre américain est actif par excellence, et relativement peu réfléchi ; il ne s’occupe pas de ce qu’il ne peut pas représenter. Une pièce doit être quelque chose plutôt qu’avoir été écrite sur quelque chose ; mais quand elle réussit à combiner les deux, elle est hautement appréciée. C’est une rude école à laquelle doivent se soumettre les auteurs dramatiques, mais, à mon avis, la meilleure actuellement. Je ne cache pas que certains écrivains comme John Wayne, Kinglsey Amis et John Osborne en soient même conscients, il n’y a aucune raison qu’ils le soient, mais il y a un écho de tout ceci dans leur œuvre.
Pour vous qui n’avez pas l’oreille tournée vers le drame religieux, quelle est l’impression que produit Graham Greene ?
Miller. – Je dois avouer que, en tant que dramaturge, je trouve son œuvre légèrement conventionnelle. Son dilemme philosophique est réel, mais il semble se terminer par une sèche affirmation. La nécessité qu’il paraît éprouver d’introduire des scènes de conversion me rappelle un genre de pièce qui, en apparence, n’a rien de commun avec celui-ci : le drame de la conversion de la gauche dans les années trente. Il est assis entre deux chaises : d’un côté, il doit maintenir ses œuvres à un niveau profane parce que c’est là sa manière aussi bien que celle dont on vit actuellement. De l’autre côté, il doit aborder la question d’une solution spirituelle, qui ne trouve pas sa matérialisation dans le développement de sa pièce. Dieu échappe au réalisme. Il est difficile de traduire des croyances en preuves. C’est pourquoi je trouve ses pièces bonnes jusqu’à ce qu’elles arrivent au moment où ce qui est le plus important pour Greene s’insinue dans leur développement : le saut vers une autre forme de conscience. Je pense par exemple, à The Potting Shed. J’admire la qualité de sa conviction, même de son dilemme, mais il l’a fait entrer de force dans une forme géométrique à la fin.
Le théatre américain n’aborde pas les sujets religieux ; avez-vous une explication de cette particularité ?
Miller. – Je ne sais pas, sauf qu’il y a peut-être une explication possible de cette réserve dans la schizophrénie de l’esprit américain. On m’a dit que 99% des Américains vont à l’église ou en font partie ; nous sommes probablement le peuple qui fréquente le plus l’église. Mais il y a une nette discrimination entre le fait d’aller à l’église et celui d’avoir des convictions religieuses. Dans la vie courante, il n’existe pas de peuple plus matérialiste que le nôtre. Le dimanche, c’est autre chose ; pendant quelques heures, nous agissons sans idée de profit et nous sommes bons. Nous vivons sans préoccupation d’une idéologie religieuse, hormis notre hebdomadaire inclination de tête vers le ciel. Je suppose que notre théâtre reflète naturellement cette situation comme étant notre manière de vivre. L’Américain, en tout cas, supporte mal les idées théoriques. Il ne s’aperçoit pas nécessairement qu’il y a une contradiction dans le fait dont je viens de parler : la religion appartient au dimanche et le reste de la semaine on fait autre chose. Je pense qu’un grand changement intervint dans notre théâtre quand il ne fut plus possible de renfermer les absurdes contradictions sans cesse croissantes de l’existence dans le cadre d’une pièce qui exerçait une plus ou moins mauvaise influence, ou une plus ou moins bonne influence. Les mauvaises influences étaient devenues si répandues et si mal définies qu’on nous laissait un héros dont les ennemis étaient invisibles ; ce fut l’apparition de la victime en tant que victime. L’essentiel de notre tradition, depuis O’Neill jusqu’à maintenant, tourne autour du problème de l’intégrité. Non seulement l’intégrité morale, mais l’intégrité de la personnalité. La difficulté est de repérer les forces de désintégration. Je suis forcé de croire qu’elles existent et que l’on peut les découvrir. C’est dans cette disposition d’esprit que j’ai écrit The Crucible (La Chasse aux sorcières). C’était une tentative de recréer l’ancien ordre moral et dramatique, de proclamer qu’on ne pouvait pas assister passivement à la destruction du monde, même si l’on avait sa part de la responsabilité générale. En fait, je réclamais un acte de volonté. J’essayais de dire que l’injustice a des caractéristiques, mais nous avons eu peur à cause d’un sentiment de culpabilité, de dévoiler ses contours moraux. Le théâtre des années quarante, qui, pour commencer, tenta d’analyser le moi dans le monde. L’économie, la politique, en tant que sujets de pièce, sont considérés par un grand nombre comme de pures maladresses. L’apitoiement sur soi-même et la sentimentalité ont donc envahi le théâtre, de même que le sensualisme. C’est un drame antidramatique, qui reflète l’opinion d’un grand nombre de gens qui semblent penser que c’est là la manière dont se déroule la vie aujourd’hui. Les personnages sont tyrannisés, mais on tient pour admis que le tyran est indéfinissable, qu’il n’est même, peut-être, pas là.
L’art dramatique américain est réellement encore très jeune. Comment voyez-vous son évolution ?
Miller. – Jusqu’à la Première Guerre mondiale, nous n’avions en Amérique qu’un théâtre national peu développé. Je veux dire par là qu’une image directe des mœurs et de la vie américaines se retrouvait rarement sur la scène. La vie était la vie et le théâtre était le théâtre. C’est après la Première Guerre mondiale que de réelles tentatives furent faites de créer un théâtre moderne dans ce pays, un théâtre qui reflèterait la vie des gens à ce moment-là.
A quelles pièces pensez-vous ?
Miller. – Eh bien ! prenez des pièces comme What price glory et The front page, qui eurent une grande influence, je crois, et Street scene. Pour la première fois, par exemple, des jurons, furent proférés comme ils le sont couramment aux Etats-Unis. L’ancien baratin de l’idéalisme sentimental fut anéanti ; on regardait maintenant la guerre comme les gens la considéraient dans leur vie de tous les jours, c’est-à-dire, comme une affaire malpropre. Une nouvelle iconoclasie apparaissait : le cynisme de l’époque et la gaieté. Robert Sherwood, Maxwell Anderson, S.N. Behrman, Philip Barry, Elmer Rice, George Kelly, Sidney Howard débutèrent ou prirent leurs sources dans les années vingt. Aujourd’hui, quantité de leurs œuvres paraissent anodines, un peu trop conscientes de leur jeu, et même innocentes, malgré leurs efforts pour rompre avec l’ancienne tradition d’affectation et d’artifice. Une partie de leur œuvre est très habile, l’exécution est bonne, trop bonne peut-être pour notre goût courant. L’apport d’O’Neill semble plus valable actuellement, peut-être parce que nous sommes comme lui des névrosés. Il faut dire aussi qu’il écrivait d’une manière plus personnelle que ses contemporains ; nous voyons un homme à travers son œuvre. O’Neill s’exprimait comme une minorité, comme nous ; les autres parlaient davantage comme la majorité des individus et, de ce fait, perdaient de leur individualité. Actuellement, nous apprécions la subjectivité, alors qu’à cette époque, c’était l’habileté.
Henry Brandon
Adaptation Française de Christine Dumaine