Coco Chanel… N°5 !
<< Aventurière. Intrigante. Irrégulière. C’est ainsi que j’ai été perçue par mes contemporains… Mais hormis mon caractère métallique et fantasque, certes imprégné d’une intense froideur, j’aime l’élégance, la couture, le parfum, les femmes. Et même un certain type d’hommes… La femme sans parfum n’a pas d’avenir, voilà une pensée qui m’est chère et qui m’a porté bonheur !
Issue de ma rustique province, j’ai conquis Paris avec ma frimousse mutine qui fit chavirer des hommes comme l’industriel Étienne Balsan, ou des têtes couronnées comme le Grand Duc Dimitri… Ah, ces Russes, quel tempérament ! Et bien sûr, Arthur Capel, mon seul et unique amour que tout le monde surnommait “Boy” quand déjà on m’avait affublée du surnom de “Coco”.
Modiste, modéliste ou couturière, j’ai cette farouche volonté d’affirmer mon identité de créatrice de mode et d’afficher mes choix esthétiques pour mieux être reconnue. Sobriété, rigueur et proportions dans les volumes et les formes, absence d’ornements pompeux ostentatoires. Tels sont les paramètres qui ont constamment déterminé mon style quelque peu décalé, pour ne pas dire austère au regard de mes pairs,
Poiret le Magnifique, Jeanne Lanvin, Madeleine Vionnet et Elsa Schiaparelli… Ah, cette Italienne, quelle peste ! Avec moi, point de chichis ni de surcharges…, rien qu’une certaine rigueur épurée dans le plissé et la coupe. Et n’est-ce pas là le secret d’une élégance en marche avec la modernité ? Superflu, artifice et surcharges ne sont pas mes tasses de thé. La mode veut qu’on aille à l’essentiel. À savoir : simplicité, chic et confort. Autant de principes synonymes d’intemporalité. Ou quand la mode se drape de principes… indémodables !
Ces mêmes principes que j’ai appliqués à mon premier parfum. Je l’ai voulu à la fois indéfinissable et reconnaissable, dense et intense… En rencontrant Ernest Beaux, parfumeur revenu en 1920 de Russie après avoir exercé ses talents chez Rallet à Moscou, j’ai compris que ma chance et mon destin seraient liés à cette sainte Russie dont l’élite culturelle et l’aristocratie s’étaient réfugiées à Paris pour fuir la révolution bolchevique de 1917.
J’ai voulu un parfum gorgé de rose centifolia de Grasse et de rose de mai, doublées d’ylang-ylang des Comores, de jasmin, de vétiver bourbon et de néroli. Le tout soutenu par ces mystérieux aldéhydes, synthèse dont la seule finalité est d’amplifier et de densifier ce bouquet floral alors révolutionnaire dans l’art moderne du parfum. J’ai voulu un parfum opulent, floral et enveloppant, issu de composants venus des cinq continents. Une brassée de fleurs abstraites… Quant à son nom, je l’ai souhaité facile à mémoriser, court, concis, précis, géométrique comme un pentagone… Un nom ? Je dirais plutôt un chiffre puisque rigueur, précision et équilibre ont toujours régi ma vie. Même si beaucoup me considèrent comme une irrégulière…
Avec Ernest Beaux, mes premiers pas dans l’univers du parfum furent certes hésitants, mais ô combien prometteurs ! Premier, Deuxième, Troisième puis Quatrième essai… c’est le Cinquième qui fut le bon, une quintessence florale.
Le “N° 5” était né ! Point de nom pompeux ni de babillage inutile, seulement un chiffre. Clair, discret, chargé de symboles, de significations et de… mystères ! “5” comme les Cinq continents qui constituent notre bonne vieille Terre, “5” comme les Cinq sens et les Cinq membres de notre corps qui guident l’intelligence humaine, “5” comme la Cinquième lettre de notre alphabet français qui désigne la féminité… “5” comme le chiffre de l’harmonie de l’univers dans le confucianisme, où il symbolise les quatre points cardinaux encadrant un Empereur siégeant au centre de l’espace chinois. La Chine ne se dénomme-t-elle pas elle-même l’Empire du Milieu…
Mais au-delà de ses charges symboliques, le “5” est comme un bloc de glace dans lequel est enchâssée cette quintessence d’une brûlante sensualité… Cette harmonie silencieuse et abstraite, je l’ai matérialisée avec un carré pur et cristallin, un flacon d’une simplicité absolue. Un flacon armorié sur son bouchon et doté d’une vignette blanche titrée en noir… Chanel, N° 5, sans prénom ni surcharge.
Beaucoup de mes amis l’ont comparé à une flasque à vodka, telles celles que certains officiers de l’armée impériale russe dissimulaient sous leur uniforme… L’âme russe, il est vrai, m’a sans doute inconsciemment influencée.
Blanc bordé d’un liseré noir comme un faire-part d’immortalité, son écrin s’affiche en tableau abstrait. Car le “N° 5 de Chanel” est bien à la Parfumerie moderne ce que la superposition du Carré Noir sur Fond Blanc de Kazimir Malevitch est à la Peinture abstraite… Aurais-je été réceptive à ce nihilisme russe si bien représenté par cette peinture dite “abstraite” ? Loin des normes, des convenances et des modes, mon “N° 5” a suscité la convoitise de mes confrères. Pour sa forte charge émotionnelle, pour son sillage d’une amplitude indescriptible et pour sa troublante identité, la Mienne ! Et que dire de cet Anglais avec son parfum “Le Numéro Cinq”, qui voulut contester mon génie créateur et utiliser mon identité de façon déloyale sous prétexte que sa maison de couture était domiciliée au 5 de la rue Royale… Avec cet Edward Molyneux qui n’avait guère d’estime pour mon “N° 5”, nous nous sommes livrés à d’incessantes plaidoiries devant les tribunaux… Songez qu’il avait poussé l’outrecuidance jusqu’à faire apposer mon chiffre fétiche à l’envers sur l’étiquette de son flacon de sorte qu’il se replace à l’endroit devant un miroir. Et plus d’une femme s’est ainsi parfumée en s’appropriant mon numéro !!! Un tel manque de galanterie ne pouvait rester impuni…
J’ai un sale caractère et j’en conviens. Je n’ai jamais renoncé à mes idées, à mes choix et à mes principes. Et cela m’a coûté des brouilles et fâcheries légendaires… Brouilles et jalousies côté privé avec Misia Sert, colères et âpres disputes côté affaires avec la maison Wertheimer, choquée de me voir lancer une gamme personnelle de parfums vendus exclusivement dans mes salons du 31 de la rue Cambon.
Si les “N° 1”, “N° 2” et “N° 31” ont fait le bonheur de mes fidèles clientes, ils n’ont toutefois pas pesé lourd face à mon “N° 5”… Il faut aussi savoir reconnaître ses torts… J’ai eu tort de me fâcher avec les Wertheimer, sans lesquels certains de mes parfums n’auraient jamais vu le jour. Tels mon “N° 22” créé en 1922, ou mes “Bleu 1940”, “Rouge 1940” et “Beige 1940” créés durant les années 1930. Sans oublier ce “N° 46” né en 1946 pour mieux reconquérir ce Paris de l’après-guerre meurtri mais enfin libre… Mon dernier chiffre fétiche est le “N° 19”, parfum créé par Henri Robert en souvenir de ce 19 août qui me vit naître. À peine lancée, j’ai toutefois dû tirer ma révérence pour voyager dans l’au-delà, laissant derrière moi le mythe d’un génie de la couture et cette empreinte chiffrée immuable et éternelle, mon cher “N° 5”… >>
À lire :
Coco Chanel Par Brigitte Labbé & Michel Puech, illustrations de Jean-Pierre Joblin, collection De vie en vie, éd. Milan 2003
Coco Chanel Par Jacqueline Débordes, éd. de la Montmarie
Chanel Par Danièle Bott & Fabien Sarrazin, éd. Ramsay
Mon ex, miss Chanel et les autres Par Axelle Chevrier, éd. le Manuscrit
Mademoiselle Chanel Par Anca Visdei, éd. L’Œil du Prince
Jacques Helleu & Chanel Par Laurence Bénaïm, éd. de la Martinière, Beaux Livres
L’Indémodable total look de Chanel Par Jean-Marie Floch, éd. du Regard
Le Temps Chanel Par Edmonde Charles-Roux, éd. de la Martinière, Beaux Livres
Coffret Chanel (anglais, 3 volumes) septembre 2003 – Éd. Assouline
Chanel Joaillerie Par François Baudot, éd. Assouline
Chanel Mode Par François Baudot, éd. Assouline
Chanel Parfums Par François Baudot, éd. Assouline
Temps Chanel Par Gregory Pons, éd. Assouline
Coco Chanel Par Isabelle Fiemeyer, éd. Payot-rivages
Coco Chanel Par Henry Gidel, éd. Flammarion
L’Allure de Chanel Par Paul Morand, éd. Hermann
Les Belles de Cocteau Par Dominique Marny, éd. Jean-Claude Lattès
Les Bijoux de Chanel Par Patrick Mauries, éd. Thames & Hudson
Chanel solitaire Par Claude Delay, éd. Gallimard