GREASE
Adapté d’une comédie musicale qui avait triomphé à Broadway au début des années’70, “Grease” fut le second grand succès cinématographique de John Travolta, un an après “La fièvre du samedi soir”. Pourtant, le film n’exploitait pas le filon de la mode disco et se référait à un style musical emprunté au rock’n roll et aux musical’s des années’50, l’action du scénario se déroulant au cours de cette décennie. Dès la première séquence sur la plage, on ne sait si l’on a affaire à une sucrerie kitsch ou à une parodie de série B musicale, à l’instar de la démarche qu’auront Paul Verhoeven pour la science-fiction (Starship Troopers) ou Michel Hazanavicius avec le film d’espionnage (les nouveaux OSS 117). Très vite, le premier degré semble la démarche évidente du réalisateur, Randal Kleiser, obscur tâcheron qui commettra des nanars historiques, tels “Le Lagon bleu” et “Chérie, j’ai agrandi le bébé”.
Certes, on décèle bien, au détour de quelques chansons, une parodie des teen’movies interprétés naguère par Sandra Dee et Troy Donahue (et par la suite justement oubliés), mais on est davantage dans le registre de l’hommage que du second degré. Un demi siècle après sa sortie, l’œuvre a plutôt bien vieilli, même si elle demeure un ouvrage mineur. Et une curieuse mise en abyme s’installe, le spectateur 2024 pouvant éprouver un sentiment nostalgique face à un film de mode de 1978 ayant pour cadre la jeunesse de 1958… Car les années’70 avaient été marquées par une importante mouvance “rétro” : “Grease” est ainsi entré dans la lignée de la comédie “American Graffiti” de George Lucas ou la série “Happy Day’s”… Des années’50, le métrage retient la contradiction entre la bienséance des mœurs (Danny et Sandy resteront chastes pendant toute l’histoire) et le désir de liberté et de danger de la jeunesse, la course-poursuite en Hot Rod’s faisant écho à “La fureur de vivre” de Nicholas Ray…
Ceci écrit, l’esthétique de “Grease” renvoie davantage à des produits aseptisés comme “Le rock du bagne” de Richard Thorpe, avec Elvis Presley, tant le métrage est lisse et le filmage banal. Mais on appréciera toujours le charme de certaines chansons devenues culte avec les années (la séquence “Summer Nights” restant un régal). Au final, on aurait tort de bouder cette comédie musicale imparfaite mais emblématique d’une époque. John Travolta ne devait plus connaître de succès musicaux au cinéma, les pathétiques “Staying Alive” et “Second chance” ayant été de cuisants échecs au début des années’80… Il lui faudra attendre “Pulp Fiction” de Quentin Tarantino pour voir sa carrière connaître un second souffle, dans un autre registre. Quant à sa partenaire Olivia Newton-John, elle ne fut qu’une étoile filante… Petit budget, studio réticent, et des acteurs principaux (jeunes et moins jeunes) pas vraiment confirmés, le tournage de “Grease” ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices.
Ce film musical américain est toutefois devenu le plus célèbre du XXe siècle alors qu’il avait été produit à la va-vite, planifié en cinq semaines et tourné en deux mois avec un budget assez faible (six millions de dollars), le directeur de la Paramount Barry Diller ayant refusé d’allouer davantage à ce projet “guimauve”. L’actrice principale, ni américaine ni reconnue, était trop âgée (29), la musique inégale, la chorégraphie et la mise en scène le plus souvent improvisées. Les rôles secondaires étaient tenus par un groupe hétéroclite de “has been” tout droit sortis des années’50 et Jeff Conaway, qui incarnait Kenickie, l’un des personnages principaux, était ingérable (il finira emporté par une overdose à 60 ans)… Le film aurait du succomber sous le feu incessant d’injonctions contradictoires. Mais, c’est ce qui a permis que la sauce prenne et que ces fadaises mièvres se transforment en œuvre-culte sur Celluloïd…
Le producteur parvint à lui seul à ressusciter un genre alors moribond et à faire de son interprète principal, John Travolta, l’acteur le plus “bankable” de l’époque. La version théâtrale de “Grease” est toujours l’un des spectacles de fin d’année favoris dans les écoles… “Sans Allan pour faire le show, on ne s’en serait pas sorti”, reconnaît aujourd’hui John Travolta, qui a porté le film avec son rôle de bad boy au grand cœur nommé Danny Zuko. Il tenait la baraque. Allan, perché sur son chariot de travelling, en caftan, bras tendus vers le ciel tel Moïse, haranguait : “Mes enfants, mes enfants, approchez-vous”... il faisait alors son rapport quotidien et expliquait comment le travail était perçu au studio…, C’est e dont se souvient Dinah Manoff, qui jouait Marty, l’une des Pink Ladies : “Allan était vraiment unique. C’était lui, la star de Grease”...
Le film est né de l’amitié entre un publiciste, Jim Jacobs, et un professeur de dessin de lycée, Warren Casey. Les deux hommes s’étaient rencontrés dans un groupe de théâtre amateur de Chicago au début des années 1960. Jacobs était un ancien lycéen gominé et Casey un ex-bûcheur studieux. À la fin d’une soirée organisée par leur troupe, en écoutant Led Zeppelin, les deux amis ont regretté que les grands morceaux de doo-wop des années’50 soient passés de mode. Leur accès de nostalgie les incitant à écrire une comédie au son de cette musique, sur un tas de lycéens bons à rien. Ils l’appelleront ‘Grease”, en hommage à l’ère des cheveux, de la nourriture et des gros moteurs de Hot Rod’s… La première de cette histoire d’adolescents, crue, vulgaire et graveleuse a eu lieu le 5 février 1971, dans une ancienne grange de Chicago.
Un an plus tard, le spectacle débarque à New York, où il est donné off-Broadway, à l’Eden Theatre. C’est là que Carr le découvre et décèle immédiatement son potentiel cinématographique. Ralph Bakshi (le réalisateur du premier film d’animation classé X, “Fritz the Cat”) avait déjà acquis les droits, mais Carr les récupère pour 200.000 dollars et propose le projet au studio Paramount, qui donne son feu vert sans enthousiasme. Carr s’attache les services d’un réalisateur débutant d’à peine 30 ans, Randal Kleiser, camarade de chambrée de George Lucas à l’université, qui engage un jeune écrivain du Sud, Bronte Woodward, pour l’aider à adapter le scénario. La mouture initiale, présentée au studio en décembre 1976, démontre à quel point “Grease” aurait pu être radicalement (et affreusement) différent. Comment le film “Grease” est-il devenu l’une des plus grandes comédies musicales américaines de tous les temps ?
C’est stupéfiant… Pour le rôle de Danny, la Paramount choisit Henry Winkler, le Fonzie de la série Happy Days, la série populaire d’ABC, mais l’acteur, craignant d’être catalogué, préfère décliner. Stigwood, le coproducteur de Carr, propose alors John Travolta, jeune révélation masculine de la série “Welcome Back”, doté d’une très belle nature de cheveux, avec qui il avait signé un contrat pour trois films. Trouver une actrice pour jouer Sandy, la gentille fille censée faire contrepoids à un Travolta en Danny gominé, s’avère plus épineux. Kleiser visionne les rushes du nouveau film que son vieux copain George Lucas est en train de tourner (Star Wars) pour voir si Carrie Fisher, premier rôle féminin, ne peut pas faire l’affaire. Incapables de se prononcer sur ses capacités d’actrice et de chanteuse, Kleiser et Carr se lancent sur d’autres pistes, parmi lesquelles Susan Dey de la série ‘The Partridge Family” et Deborah Raffin.
Il y a aussi la chanteuse toute en dents : Marie Osmond, qui tient la corde, mais cale finalement devant la transformation de la gentille Sandy en bad-girl… Lors d’un dîner, Carr rencontre Olivia Newton-John, une chanteuse de country australienne blonde, et lui propose le rôle, mais celle-ci, qui a fait ses débuts au cinéma en 1970 dans ‘Toomorrow”, un film de science-fiction anglais qui n’a pas rencontré le succès, n’est pas très enthousiaste : “J’étais très inquiète à l’idée de revenir au cinéma parce que ma carrière musicale se portait bien”, dit-elle : “et je ne voulais pas la gâcher en tournant un autre navet”... Kleiser n’est pas convaincu non plus, il en dit que :“Je me rappelle l’avoir rencontrée pour la première fois à cette soirée et avoir pensé : «La vache, qu’elle est coincée ! Mais comment on va faire pour la transformer en salope ?»... Travolta, lui, partage l’intuition de Carr : “Elle avait une voix extraordinaire, personne, n’aurait pu jouer Sandy mieux qu’elle”…
Il estimait que la choisir alors, c’était comme donner le rôle à Taylor Swift aujourd’hui… Il voulait absolument la convaincre : “Je n’ai jamais laissé tomber”, dit-il : “J’ai insisté pour qu’on la rencontre et qu’on l’auditionne”... Mais Olivia Newton-John ne se laisse pas faire si facilement, elle ne peut pas prendre l’accent américain et demande à faire un bout d’essai pour mesurer son degré d’alchimie avec Travolta, de plus elle à 29 ans, et s’inquiète de paraître beaucoup plus âgée que son partenaire, qui en a 23… Une à une, ses objections sont levées : Carr réécrit le scénario pour que Sandy soit Australienne ; il lui permet de faire un test, qu’elle réussit avec brio et le chef opérateur, Bill Butler, utilise des objectifs doux pour la rajeunir. Pendant ce temps, le casting continue. Jeff Conaway, qui jouait dans la pièce “Off-Broadway” sera Kenickie, l’ailier droit boute-en-train.
Lucie Arnaz est pressentie pour incarner Rizzo mais le rôle est attribué à la dernière minute à Stockard Channing, dont Carr est l’agent. Véritable coqueluche de Hollywood après avoir partagé l’affiche de “La Bonne Fortune” avec Warren Beatty et Jack Nicholson en 1975, sa carrière n’ira pourtant pas beaucoup plus loin. À 33 ans, Channing est la plus âgée des têtes d’affiche. Craignant que les lycéens de Rydell High ne ressemblent plutôt à leurs parents, Kleiser finit par leur faire passer ce qu’il appelle “le test de la patte d’oie”. Pendant les auditions il s’approchait d’eux pour voir s’ils avaient des pattes d’oie autour des yeux, et s’ils en avaient, c’est qu’ils avaient dépassé l’âge au-delà duquel il n’était plus possible de faire illusion… Les lycéens n’ont pas de pattes d’oie… Elvis Presley qui meurt en août 1977 pendant le tournage de “Grease” à Los Angeles avait été pressenti pour jouer Teen Angel, mais c’est Frankie Avalon qui a le rôle…
L’acteur a le vertige et manque de compromettre toute la scène de “Beauty School Dropout” quand il comprend qu’il faut descendre trois niveaux d’un escalier glissant dépourvu de rampe. Pour vaincre ses résistances, Kleiser met des matelas de chaque côté de l’escalier. Steven Ford, le fils du président Gerald Ford, est retenu pour incarner Tom Chisum, le joueur de football musclé, mais juste après les répétitions de danse, il a disparu. Carr propose alors le rôle à Lorenzo Lamas, le futur motard chasseur de primes rebelle alors âgé de 19 ans. Toutefois Carr balance une nouvelle bombe en choisissant un célèbre acteur porno, Harry Reems, célèbre récipiendaire des faveurs orales de Linda Lovelace dans “Gorge profonde” en 1972, pour interpréter l’entraîneur Calhoun… On avait l’impression que tout était permis. C’était la révolution sexuelle et les stars du porno commençaient à être acceptées dans les médias.
Mais la Paramount met son veto et le rôle est finalement attribué à Sid Caesar. En juin 1977, le tournage commence sur le campus du lycée “Venice High School” de Los Angeles. Dans le scénario, “Grease”, c’est bien sûr l’histoire de Danny et Sandy, mais aussi celle des petits voyous et des pétasses mâcheuses de chewing-gum qui peuplent leurs années lycée. Carr a deviné avec justesse que ce qui intéresse le grand public, c’est la love story entre Travolta et Newton-John, dans une débauche de lumière crémeuse et de Hot Rods et Kustom’s à ailerons, au son de nouvelles chansons populaires à fort potentiel radiophonique. Les fidèles de la version originale, comme la chorégraphe Patricia Birch (une des interprètes de “West Side Story” à Broadway, formée à la danse par Martha Graham et Agnes de Mille, assistent, impuissants, à la transformation de leur comédie musicale piquante en milk-shake sucré…
La plus grande modification concerne “Greased Lightning”, moment fort pour Kenickie dans la version théâtrale, récupéré dans le film par Danny… Jeff Conaway est mécontent, on le comprend, de voir son unique solo du film lui échapper, mais se console dans les bras d’une ribambelle de figurantes. Il était déchaîné, il faisait des vrais suçons aux filles pendant leurs scènes de pelotage face caméra. C’était devenu un sujet de blague récurrent, parce que pendant les pauses déjeuner, sa caravane tanguait vraiment beaucoup. Il tripotait les filles… Cet été-là, il faisait une chaleur écrasante à Los Angeles, ce qui rendait les scènes de danse – en particulier celle de la National Banstand, filmée en cinq jours dans le gymnase du lycée, fenêtres closes – particulièrement pénibles. Michael Tucci, qui interprète le T-Bird Sonny LaTierri, a du être conduit aux urgences après s’être évanoui.
Le tournage a du être suspendu car Kleiser s’était infecté le pied dans l’eau sale du fleuve Los Angeles lors de la course de voiture sur Thunder Road… Allan Carr le sybarite, à qui on n’avait jamais connu la moindre liaison sérieuse, a changé du tout au tout, il ne savait plus rien faire d’autre que passer du bon temps a sauter toutes les filles. Rien d’étonnant à ce que le plateau de “Grease” ressemblait en finale à une soirée pyjama géante. “Dans une comédie musicale, si on ne s’amuse pas, ça ne marche pas”, affirmait Travolta, qui ajoutait : “Le jeu, c’est l’essence même du genre”... Tout le monde savait que le film reposait sur les épaules de John Travolta. De lui se dégageait une énergie incroyable, on avait le sentiment d’assister à un moment historique indescriptible. Le film “La Fièvre du samedi soir” est sorti en décembre 1977, Travolta a alors demandé aux membres de la distribution s’ils voulaient voir le film en avance…
Il ne savait vraiment pas ce que ça valait… Mais son grand amour Diana Hyland est morte du cancer dans ses bras au printemps. Souffrant d’insomnie pendant la majeure partie du tournage, il appelait Kleiser à n’importe quelle heure de la nuit pour parler. Le magazine People avait publié une couverture sensationnelle sur les derniers jours de l’actrice et un exemplaire s’est retrouvé sur le plateau. Travolta est devenu livide : “Tourner Grease à ce moment de ma vie m’a servi de dérivatif géant”, a expliqué Travolta : “Recommencer à travailler était sans doute la chose la plus saine que je puisse faire parce que j’étais vraiment très malheureux”… Olivia Newton-John luttait, elle, contre ses propres démons (comment gérer la transition entre la Sandy cucul et son avatar coquin, tout de cuir et de latex vêtu ?). Son pantalon devait être cousu sur elle… De plus elle menait Danny par le bout du nez…
Et, dans la scène “You’re the One That I Want”, elle dit que : “C’était un vrai grand écart et j’étais très inquiète. Mais lorsque le moment est arrivé, j’ai ressenti quelque chose d’incroyable. Très libérateur. Pas seulement pour Sandy, mais pour moi aussi. Cette image de gentille fille m’avait toujours collé à la peau. Et puis je suis entrée dans une caravane avec ces gars qui m’ont sanglée dans cette tenue et coiffée, et je suis ressortie pour montrer le résultat à Randal. Là, toute l’équipe s’est retournée sur mon passage”... Travolta l’a trouvée bombesque. Elle était comme une Marilyn Monroe croisée avec une motarde… Un mélange qui allait faire un tabac. Dans la pièce de théâtre, ce passage faisait rire. Dans le film, ça faisait un effet “Wow !”... Tourner “You’re the One That I Want” a pris sept heures. C’est là qu’on a su que le film allait être incroyable… Le 16 juin 1978, “Grease” débarque dans les salles obscures.
C’est le début d’un phénomène international qui va faire voler en éclat tous les records au box-office, au grand dam des professionnels du secteur, ce qui a provoqué des jalousies. Tandis que l’industrie s’agaçait du succès commercial du film, la critique le dézinguait. Rex Reed du New York Daily affirmant que Grease avait été réalisé par des imbéciles ignorant totalement ce qu’est une caméra… Il trouvait la musique atroce et affirmait que les débuts de son actrice principale, Olivia Newton-John, qui chantait comme une vache dure d’oreille sentant le beurre rance, était une bouillie neuneu… Carr s’en moquait, occupé à organiser de fastueuses projections et un dîner de gala chez Elaine avec Woody Allen, Rita Hayworth et Francesco Scavullo… Le film a rapporté 9,3 millions de dollars dès la première semaine d’exploitation, c’est à peine moins que “Les Dents de la mer 2”, et il a passé les cinq suivantes en tête du box-office.
Quatre titres de la bande originale sont entré dans le top 10 des hit-parades et l’album s’est écoulé à 13 millions d’exemplaires dès la première année, pour devenir ensuite l’une des bandes originales les plus vendues au monde (elle figure toujours au top 10) avec 188 millions de dollars de recettes ! À l’échelle mondiale, Grease, qui n’avait coûté que 6 millions de dollars, a rapporté pas loin de 400 millions… Depuis sa sortie, il a donné lieu à plus de 123.000 adaptations théâtrales différentes. Cependant, le triomphe est aussi doux qu’éphémère, preuve que la foudre gominée frappe rarement deux fois au même endroit. “Grease 2” a du se contenter d’inverser la donne du scénario original (des filles rebelles rencontrent des rats de bibliothèque) et ce n’est pas la présence de Michelle Pfeiffer, alors jeune ingénue inconnue, qui l’a préservé du désastre commercial et critique.
Cependant, avec “Grease”, Allan Carr a commencé une fête qui, un demi siècle plus tard, à chaque projection, chaque spectacle de fin d’année au lycée, chaque karaoké de “Summer Nights”, ne montre aucun signe de faiblesse. Voilà… J’espère que ce moment cinéma avec les illustrations du fameux Hot Rod Grease vous aura donné envie de revoir le film…