Hey Little Girl…
Icehouse fut un groupe australien qui évoluait dans une pop synthétique épurée à l’extrême, très inspirée de David Bowie mais avec une mélancolie à la fois touchante et glacée.
Extrait de leur deuxième album Primitive Man (1982), le single Hey Little Girl fut leur seul hit en Europe.
Un succès mérité, car le morceau possède un charme et une atmosphère particulière que le temps a épargné.
Même si certains arrangements peuvent paraître datés, le potentiel émotionnel de cette chanson demeure intact.
Il est possible qu’il ne soit passé qu’une seule fois comme interlude, ou aux Enfants du Rock, mais le souvenir en est resté gravé à jamais dans mon esprit.
Pourquoi ?
Difficile à expliquer, en fait.
Si j’étais mystique, je parlerais de précognition, mais j’utiliserais plutôt le mot instinct.
Avais-je deviné à quel point ma vie ressemblerait à celle du personnage masculin de ce court psychodrame ?
Non, je devais pressentir, de manière diffuse et informulée, toute la dramatique vérité de la nature féminine qui était suggérée par ce clip, pourtant immensément romantique dans sa forme.
Car au-delà de ce qui apparaît comme une histoire d’amour contrariée (et quelque peu datée, car un amour d’enfance ne serait certainement plus aussi vertement combattu de nos jours), ce clip est avant tout le récit d’une chute, celle d’une femme, et plus symboliquement de “LA ” femme.
Le personnage féminin est d’ailleurs une danseuse classique, symbole de grâce, de sensualité, mais aussi d’équilibre, de maîtrise.
La rigueur nécessaire à cette maîtrise va justement s’étioler petit à petit, jusqu’à déboucher sur ces tournoiements éthyliques, auréolés de rires forcés et hystériques et jusqu’à la chute au sol, symbole de la déchéance absolue.
Le court passage où la danseuse s’effondre sur scène, sous les projecteurs, s’est imprimé à jamais dans mon esprit.
C’est là une image forte, décisive et qui résume toutes les autres.
Mais pourquoi tombe-t-elle justement ?
L’histoire ne le dit pas… et il est possible que, comme dans la vraie vie, il n’y ait pas réellement de raison lorsqu’une femme atteint le fond du gouffre.
Instinct de perdition ?
Confusion mentale exacerbée par une sensibilité non maîtrisée ?
Complexe d’infériorité mis à mal par un orgueil démesuré jusqu’au grotesque ?
Folie et lâcheté entremêlées de manière inextricable ?
Sans doute un peu de tout cela et rien de tout cela.
De cette danseuse, nous saurons juste qu’elle mène une existence dissipée, plus ou moins corrompue.
Fêtes décadentes, vieux mécène libidineux, dépression nerveuse, abus de médicaments et de café…
En quelques images brèves mais particulièrement bien mises en scène, nous assistons au piège qui se referme sur la danseuse jusqu’à cette danse suicidaire devant les phares d’une voiture.
Le personnage masculin, lui, est avant tout un témoin et un ange gardien.
Il est un homme amoureux, dans le sens le plus absolu et désintéressé de la passion amoureuse masculine. Il n’approuve pas la déchéance de son amour d’enfance, mais n’intervient pas, ne tente pas de changer le cours de sa destinée.
Dans l’ombre d’un coin de rue ou dissimulé sous un parapluie, il veille, sans complaisance, sans doute torturé parce qu’il sait que tout cela ne peut pas bien se terminer.
Personnage pur et d’une grande sagesse, on peut le trouver irréel dans son dévouement ou obsessionnel dans son opiniâtreté.
Pourtant, son attitude est étayée par les différents flashbacks du clip, qui confrontent les trois âges de la femme : son enfance, en tant que petit rat (images en noir et blanc), son âge adulte en tant que danseuse étoile et sa vieillesse dans une mansarde obscure et sordide.
Ce jeu de pistes entre passé, présent et futur est capital dans ce clip, car l’on voit que, enfant, la danseuse est une petite fille souriante et normale, qui va même jusqu’à pleurer lorsque l’on empêche son petit copain de venir la voir.
Pourtant, elle ne le reconnaîtra plus lorsqu’elle le recroisera des années plus tard, ou s’en moquera gentiment : La donna e mobile…
Les passages où on la voit vieille, encore prisonnière d’un maquillage outrancier, contemplant avec désespoir une photo de sa jeunesse, montre que lorsque la danseuse s’est réveillée de son état dépressif, elle a réalisé ses erreurs, mais hélas bien trop tard.
Une façon de rappeler que toute déviance finit un jour par se payer.
Le rôle du personnage masculin est bien pensé.
Sauveteur de sa belle, l’homme ne joue pas les héros en quête de reconnaissance et ne reste même pas auprès d’elle, comme s’il savait finalement qu’elle était perdue, qu’il n’y avait plus à espérer la reconquérir ou la sortir de son ornière.
Il la veille avec la même fidélité désincarnée avec laquelle il fleurirait une tombe pour la Toussaint.
Le cœur y est mais l’espoir n’y est plus.
Je reste dubitatif néanmoins sur la scène de l’accident.
Il est assez étrange que ce soit le personnage masculin qui conduise la voiture, et cela jette une certaine ambiguïté sur ses intentions, même s’il semble très surpris de son acte.
Sans doute une façon de suggérer que si le destin change de forme, il ne change pas de fond.
On devine que cet accident, sans être grave, a coûté sa carrière à la danseuse étoile.
Dans sa mansarde, des années plus tard, on la voit bouger avec difficulté.
Cela pourrait être le prix exorbitant à tous ses excès et ses pulsions autodestructrices, mais si son amoureux a une responsabilité dans l’accident, cela enlève bien du signifiant.
La fin du clip peut-être vue comme une sorte de happy end, mais pas obligatoirement.
On devine que la main qui se pose sur l’épaule de la danseuse est celle de son amoureux transi.
Mais cette main est-elle réelle ?
Toutes les scènes précédentes montraient la vieille femme seule chez elle.
D’où surgit brusquement cette main, sinon de ses souvenirs ou de sa folie ?
Le fait que l’on n’aperçoive pas le visage ou le reste du corps de l’homme aurait tendance à confirmer le caractère onirique de sa présence.
Par rapport aux productions vidéo actuelles, il est certain que ce clip est d’une surprenante noirceur.
Peu de groupes aujourd’hui adopteraient un point de vue aussi crû et aussi négatif.
On ne voit guère MTV programmer un tel clip entre Rhianna et Robbie Williams.
En fait, ce qui frappe dans ce clip, c’est son caractère totalement réaliste.
Bien que ce soit une fiction, cela demeure crédible.
Et l’on se rend compte à quel point, de nos jours, un clip n’ambitionne que de faire oublier toute réalité, au travers d’un travail visuel servant un culte de la personnalité plus ou moins appuyé, mais jamais réellement justifié.
Toujours est-il que même un quart de siècle après l’avoir vu pour la première fois, le clip de Hey Little Girl demeure extrêmement proche de mon univers littéraire et artistique.
Un romantisme désabusé, riche en symboles et en détails signifiants.
Un chemin vers la rêverie qui conduit tout droit à l’acceptation, sans la cautionner pour autant, de la plus dérangeante réalité.