Hunter S.Thompson : “Gonzo” !
“Au petit matin, dans les rues encore embrumées de Frisco, Hollywood, Berdoo et Oakland, des motards sauvages bardés de chaînes, jean’s graisseux et lunettes noires, s’éjectent des plumards et des snacks de nuit et déboulent des garages moites pour foncer sur la péninsule de Monterey. Le noyau dur et pur, l’élite des enragés, c’était les Hell’s Angels… la plus redoutable bande motorisée de toute l’histoire de la chrétienté. L’emblème des Hell’s Angels, dit “couleurs“, est un insigne brodé, représentant une tête de mort ailée, avec un casque de motard et, sous les ailes, les initiales MC, le tout surmonté des mots “Hell’s Angels“. Sous l’insigne proprement dit en figure un autre, portant le nom de la section locale, généralement une abréviation de la ville ou de la localité.
Le tout est cousu au dos d’un blouson en jean’s aux manches coupées. En outre, les membres du gang arborent fréquemment divers insignes de la Luftwaffe nazie et des Croix de Fer germaniques.
Les Hell’s Angels portent volontiers la barbe et les cheveux longs sales et hirsutes, avec parfois un anneau corsaire à l’oreille et, souvent, en guise de ceinture, une chaîne de moto polie pouvant leur servir d’arme. Les Hell’s Angels montent de préférence des Harley-Davidson, généralement, les menbres du gang sont affublés d’un surnom, considéré comme leur nom “légal” et sont inscrits sous ce nom-là sur les registres de la section. Dans cette section, les initiés doivent se faire tatouer, le prix du tatouage étant d’ailleurs inclus dans les frais d’adhésion. Les Hell’s Angels se distinguent par la saleté repoussante qu’ils affectionnent, tous les membres du gang et leurs compagnes semblent avoir sérieusement besoin de prendre un bain. Il est également possible de les identifier grâce à leurs empreintes digitales, la majorité d’entre eux ayant un casier judiciaire….
Certains membres des Hell’s Angels et d’autres gangs de motards douteux appartiendraient en outre à un soi-disant groupe d’élite dénommé les Irréductibles (dont l’emblème est le chiffre “1%”), qui se rassemblerait une fois par mois en divers point de la Californie alors que les sections locales des Hell’s Angels se rassemblent une fois par semaine. On ne sait toujours pas sur quels critères se recrutent les Irréductibles, avant d’être autorisés à porter l’insigne 1%. D’autres membres des gangs arborent encore le chiffre “13”, censé représenter la treizième lettre de l’alphabet, ou la lettre “M”, laquelle signifierait “marijuana“, indiquant ainsi que l’individu qui l’arbore consomme ladite drogue”…
Au début des années ’60, Hunter S.Thompson, alors journaliste à San Francisco, est fasciné par les Hell’s Angels. Son article sur ces seigneurs de la route fait sensation, il se lance dans une version longue : un an passé à rouler et à écrire à leurs côtés. Les cavaliers pétaradants qui hantent les routes de l’Ouest sont les survivants de l’Amérique des pionniers, les derniers vestiges d’un individualisme conquérant et hors la loi qui repousse les frontières. Mais l’équipée se termine sauvagement : parce qu’il refuse de partager ses royalties, les Angel’s abandonnent l’homme de lettres sur une route, à moitié mort et le crâne défoncé à coups de pierres…
“Hell’s Angels” scandalisa l’Amérique et signa la naissance d’un talent. Pas d’inquiétude vous ne vous retrouvez toujours pas sur le blog d’un motard enragé, tatoué, prêt à vendre son âme pour embraser l’asphalte dans un grondement Wagnerien… Par contre, ce coup œil au roman de Thompson s’avérait personnellement indispensable car en tant que fanatique des gros cubes, j’ai trouvé dans sa lecture une sorte de traitement sociologique s’appuyant sur des statistiques, des témoignages, des rapports de police… Le tout dans un style d’écriture assez proche du mien et que d’aucuns surnomment : “le Gonzo-reportage“…
Le style est direct, franc, concis loin des élucubrations de son célébrissime roman : “Las Vegas parano” certainement plus connu au cinéma qu’en version de poche. “Hell’s Angels“, d’emblée tout le monde comprend le sujet, mais cette oeuvre dépasse largement le cadre de la virée en moto, cheveux au vent, déballant sans vergogne toute l’ iconographie nazie. C’est une société en perpétuelle mutation qui est dépeinte sous cette plume acide, une société où les laissés pour comptes, les minorités choisissent les armes de leur survie. Qu’ils soient Black-Panthers, Flower-Power, Beatnicks sur le retour ou simple citoyens, chacun y garde la volonté de faire entendre sa voix afin d’assurer sa “survie“. Alors, “En route, boys“…
Hunter S. Thompson était l’enfant le plus terrible du “nouveau journalisme” américain qui surgit au cours des tumultueuses années ’60. Partant du principe que : “la fiction est une passerelle vers la vérité, que le journalisme ne peut atteindre“, lui et d’autres, comme Tom Wolfe, Norman Mailer, Truman Capote, ont bousculé un métier qui poursuivait son ronron, sourd aux fracas provoqués par les bouleversements de la société américaine. Pour écrire sur les hippies, le LSD, le Vietnam, l’assassinat de Kennedy, les mouvements de revendication des Noirs, mais aussi des faits divers, du sport, Thompson n’a jamais hésité à se fondre dans la masse, à anticiper l’actualité, quitte à prendre des risques. Mais tout ce qu’il voulait, en son humeur rageuse, finissait par se produire.
Sa Correspondance en témoigne.
Non conformiste, provocateur, mais styliste acharné, Thompson, imitant son modèle qui était Hemingway, mit fin à ses jours en février 2005. Au-delà de ses frasques et de ses excès, ce personnage hors norme, inventeur du journalisme “Gonzo“, fut l’un des grands témoins de la dégénérescence du rêve américain. Qui de Tom Wolfe, Truman Capote ou Norman Mailer a inventé le “nouveau journalisme” ? Ne faut-il pas, plutôt, parler de “renouveau du journalisme à l’américaine“, dans la mesure, où, avant ces trois-là, d’autres, comme Stephen Crane, Mark Twain, Erskine Caldwell, avaient déjà ouvert la voie ? Une chose est sûre, il n’y a qu’un seul inventeur du “journalisme Gonzo” ou “journalisme impressionniste“, et c’est Hunter S. Thompson, le plus déjanté, allumé, le plus mordant des journalistes écrivains américains des dernières décennies.
Le 20 février 2005, dans son ranch de Woody Creek, Colorado, “le bon Dr Gonzo“, comme il aimait se faire appeler, se tire une balle dans la tête. Il avait 67 ans et derrière lui une vie d’écriture et d’excès en tout genre, qui font presque passer pour sage un William S. Burroughs, avec qui il partageait un goût prononcé pour les substances illicites et les armes à feu. On se doutait bien qu’un jour ou l’autre il y aurait ce genre de drame chez Hunter Thompson. L’homme vivait entouré de dobermans et d’un arsenal d’armes impressionnant. Il y a une dizaine d’années, au cours d’une descente du FBI, on trouva même un bazooka.
Toute sa vie, il taquina la gâchette. On l’a vu poser, façon Hemingway, maître en virilité, un pied sur le trophée fraîchement abattu. Il maniait le Lüger comme d’autres la fourchette et le couteau et vouait un culte aux explosifs. Ses cendres ont d’ailleurs été dispersées par un tir de canon en août 2005 dans le Colorado… une dernière volonté exaucée par Johnny Depp, qui incarna Thompson dans le film de Terry Gilliam, “Las Vegas Parano“.
L’acteur a également financé l’érection d’un monument hommage en forme de poing de 45 mètres de haut. Poing vengeur, rageur, ultime provoc du doc ?
On l’aura compris, Hunter Thompson n’était pas un homme ordinaire. De par sa dégaine : un mètre quatre-vingt-dix, crâne rasé, chapeau ou bob, Ray-Ban, fume-cigarettes, pantalons de treillis. De par son attitude aussi. La folie Thompson, les “Thompsoneries” comme il aimait à dire, a débuté très tôt. En 1947, à 10 ans, le gamin du Kentucky, orphelin d’un père courtier en assurances, élevé par une mère alcoolique, dirigeait sa propre gazette, le Southern Star.
Il entre en adolescence en même temps qu’en prison. Pour éviter l’engrenage, il s’engage dans le service presse de l’armée de l’air, qui n’attend pas longtemps avant de lui accorder une libération anticipée. Il est incontrôlable.
Il pige pour le Daily Record. Renvoyé. Motif ? Trop excentrique. Thompson avait démoli à coups de pied un distributeur de bonbons.
Il pige pour le Time. Renvoyé. Motif ? Insubordination.
Thompson a 20 ans et déclare : “J’ai l’intention de continuer à vivre comme bon me semble“…
Ses héros ont pour nom Hemingway, Jack London, Henry Miller. Des hommes libres. De grandes gueules. Thompson veut les égaler. Pour cela, il fait ses gammes en tapant sur sa vieille Underwood des passages entiers de “Gatsby“… Mais en attendant la gloire, il lui faut vivre. Thompson arrose les rédactions de CV et insulte joyeusement les rédacteurs en chef qui osent douter de son talent. A l’un, il écrit : “J’ai bien l’intention, le jour ou je vous croiserai, de vous refaire le portrait et d’éparpiller vos ratiches sur la Ve Avenue“… A un agent littéraire qui refusait de travailler avec lui : “Je déboule à New York en bécane et je vais exploser vos sales tripes à la fusée éclairante“… Du Audiard avant l’heure.
Sans argent, sans logement, Thompson gagne Porto-Rico et l’Amérique du Sud. A l’image d’un autre de ses modèles, George Orwell, il infiltre des milieux, des communautés, s’imprègne de leurs codes, de leurs alcools aussi… et n’hésite pas à inclure l’imprévu, qu’il a parfois provoqué, dans ses reportages écrits à la première personne. Sa conviction ? : “La fiction est une passerelle vers la vérité, que le journalisme ne peut atteindre“… Avec ses méthodes peu orthodoxes, Thompson dérape allégrement, gruge les uns, roule les autres et prend la poudre d’escampette lorsque les risques de démembrement s’accumulent.
Rentré aux Etats-Unis, il accumule les articles sur les danseuses aux seins nus, la marijuana, les déchets dans la baie de San Francisco, le karaté : “Tout un brouet où se mêlent divers sujets parfaitement impubliables qui m’intéressent“… Le magazine Rolling Stone lui commande un papier sur les Hell’s Angels.
Thompson passe près d’un an avec ces motards surnommés : “les seigneurs de la route“. Son reportage fait la une. Il en tire un livre. La gloire lui tombe dessus.
Comme les Hells’Angels sont fâchés de ne pas toucher de royalties…, la correction est mémorable. Thompson inclut l’épisode dans les éditions ultérieures du livre.
Il passe ensuite des gros bras tatoués aux bras d’alouette des membres de la communauté hippie de Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou.
A “La Honda“, les soirées psychédéliques avec Allen Ginsberg, Neal Cassady, l’ami-amant-héros de Kerouac, sous les yeux rieurs du dandy vaguement grotesque Tom Wolfe, inspirent Thompson. Il écrit : “Je suis en train d’étudier ce qui ressemble à une phase de dégénérescence du rêve américain“… Désormais, c’est clair : il ne fera plus que de la fiction sous le couvert du reportage et empochera les dollars. On lui commande un article sur une course automobile dans le Nevada… il revient avec “Las Vegas Parano“, récit halluciné et hilarant d’une virée en décapotable rouge en compagnie d’un ami avocat samoan.
Les coulisses et soubresauts de la politique américaine le captivent. Il couvre la campagne présidentielle de 1972. Nixon est sa bête noire qu’il ridiculise à loisir. Thompson s’entend mieux avec Carter. En 1976, une rumeur cours sur la candidature de l’écrivain à la présidentielle. Carter lui écrit : “Quand j’ai entendu dire que vous entriez dans la course, j’ai envisagé de me retirer“…
Thompson s’amuse, se moque royalement du monde. Un an plus tôt, envoyé à Kinshasa par Sport Illustrated pour couvrir le combat mythique entre Mohammed Ali et Foreman, il passe son temps dans la piscine de son palace et vide la cave de Mobutu. Norman Mailer, qui sait ce qu’est la folie pour avoir poignardé une de ses épouses, n’en revient pas. Ces deux-là ne s’adorent pas. Ils ne boxent pas dans la même catégorie. L’auteur de : “Les nus et des morts” préférait se mesurer à Truman Capote : “De sang-froid“. Thompson est un électron libre, le père du journalisme “Gonzo“, un mot qui veut tout et rien dire, un truc bizarre qu’on retient sans peine, plus original que “dingo” ou “barjot“. Un style à lui tout seul, inimitable. La suite de l’histoire est moins drôle. Le 11 septembre le renvoie au choc de l’assassinat de Kennedy. Mais, cette fois, Thompson n’a plus vraiment la force d’appeler à la résistance. Il a touché de copieux à-valoir pour “Rhum Express“, roman portoricain commencé en 1959 et resté inédit, et pour sa correspondance, un monument de 20.000 lettres.
Les problèmes de santé, les ennuis avec la justice, la machine à écrire grippée précipitent la fin. Arme à la main, Thompson va se mesurer, une dernière fois, à Hemingway, héros de sa jeunesse. A cette époque, il pensait mourir jeune et avait imaginé son épitaphe : “Ce n’était pas un mauvais bougre, juste un poil excentrique“… Le 21 février 2005, Hunter S. Thompson se tirait une balle dans la tête. Une mort en accord avec la vie qu’il avait choisie et un point final mis à l’oeuvre la plus délirante et la plus féroce de la littérature américaine. “Dans un univers de voleurs, le seul péché définitif est la stupidité“… “Le vrai reportage “Gonzo”, exige le talent d’un maître journaliste, l’oeil d’un photographe artiste et les couilles en bronze d’un acteur“… Hunter S. Thompson était l’un de ces rares écrivains dont la personnalité était conforme à l’image.
Prenons Stephen King, par exemple : avec ses sourcils à la famille Addams et ses histoires grand-guignolesques, il m’avait toujours fait penser à Dracula.
Mais quand, à l’époque ou je vivais à Hallandale au sud de Miami beach, j’ai rencontré l’honorable Monsieur King, alors que je réalisais un reportage sur des Hot-Rod’s, il jouait du rock dans un groupe de bar baptisé les Remainders avec la romancière Amy Tan, l’auteur du “Club de la chance“. Et il s’est révélé être un sacré boute-en-train, l’incarnation même de la joie de vivre et du plaisir innocent : je m’attendais à Dracula et j’ai trouvé Peter Pan. Quant au génial Carl Hiaasen, à qui on doit des romans aussi déjantés que “Strip-Tease“, “Mal de chien” ou “Pêche en eau trouble“, c’était le parfait gentleman sudiste, intelligent, réfléchi, sobre, courtois, voire précieux.
Mais la folie “Gonzo” (selon son propre terme), qui habitait le “Las Vegas Parano” (1971) de Hunter Thompson ou ses légendaires articles de “Rolling Stone“, n’avait rien de simulé : il l’incarnait de tout son être. On ne dînait pas avec Hunter Thompson : on assistait à un happening à l’heure du dîner. Je n’avais encore jamais rencontré l’auteur de “Hell’s Angels“, le livre qui en 1967 avait assis sa réputation littéraire. C’était du vrai journalisme d’investigation, brillant et risqué, avec un style et une écriture qui ne ressemblaient à rien de connu. Il y racontait qu’il avait assisté à une fête en l’honneur des Hell’s Angels organisée par Ken Kesey et ses Merry Pranksters, une communauté pré-hippie (le terme restait à inventer).
J’ai finalement rencontré Hunter en Californie lors d’un diner offert par mon ami d’alors (et maintenant décédé) Tom McMullen, éditeur du magazine Street-Rodders, et il nous avait alors généreusement offert ses souvenirs de cette première alliance entre hippies et bikers hors-la-loi : étrange et terrible saga, assurément, qui allait culminer avec le concert d’Altamont, où les Hell’s, engagés par les Rolling Stones pour assurer la sécurité, battirent à mort un spectateur à coups de queue de billard. La vie de Hunter, comme son oeuvre, n’a été qu’un long ululement barbare à la Whitman, célébrant le mouvement d’affranchissement lysergique et de subversion de toutes les convenance, entamé dans les années 1960. Et dans cette entreprise Hunter représentait quelque chose d’absolument neuf, quelque chose d’unique dans l’histoire littéraire, il a toujours déclaré n’appartenir à aucun groupe, il écrivait en gonzo, il était idiosyncrasique. Ô combien !