La vie, chez les Brando, fut un lent naufrage dans la nuit…
Marlon Brando est mort, et sa vie ressemble à un champ de ruines.
Il a multiplié les conquêtes féminines et masculines, mais six de ses maîtresses se sont donné la mort.
Il dit avoir neuf enfants, mais la rumeur lui en attribue vingt-cinq.
Son fils Christian a tué l’amant de sa fille Cheyenne, qui s’est suicidée, après avoir donné la vie à un enfant drogué à la naissance.
Quelle malédiction frappe donc cette famille?
Il y a quelque chose de damné chez les Brando.
Dans la famille, l’alcool fut le lot des femmes, la glace, celui des hommes.
Ces derniers furent cocus, et se vengèrent par le fiel.
Marlon, le grand Marlon, l’acteur immense, a été un bouffon et un génie, un arriviste et un excentrique: il n’est plus rien, sinon un souvenir.
Dans un corps englué de graisse, il a l’âme barbelée.
Le fils, Christian, a tué.
La fille, Cheyenne, s’est suicidée.
Les autres enfants, dispersés, s’accrochent.
Combien y en a-t-il ?
Neuf, comme l’affirme Marlon Brando, quinze, comme le constatent les registres de police ?
Vingt-cinq, selon la rumeur.
Des poignées de petits Brando, donc ?
Dieu nous vienne en aide !
Mais il y a plus: la malédiction s’étend déjà aux petits-enfants, dont l’un est né drogué, et les autres sont disséminés, parfois rejetés.
Maria Cristina Ruiz, la femme de ménage de Brando, a traîné le grand homme au tribunal: elle a trois enfants (14, 11 et 9 ans) de Marlon.
Celui-ci prétendait qu’il était ruiné.
Il est mort avec dix-sept avocats et combien d’ex-épouses ?
Sa vie fut un champ de ruines.
Quand il se produit devant le juge, il est émouvant comme un menteur, comique comme un courtisan.
«Il mascarilla et scapina toute sa vie», disait Barbey d’Aurevilly de Voltaire.
Brando est de cette farine: ce n’est pas la première fois qu’un grand homme est un pauvre homme.
Marlon Brando a toujours été spectateur de son agonie.
Il le sera encore à l’heure dernière.
Chez lui, tout est théâtre, machineries, faux-semblants.
Il veut être soi et ne plus être soi.
Il se hait et s’admire, se farde et se flagelle.
Et s’il n’y avait rien derrière ce masque d’empereur romain ?
Rien qu’un vide sans fin.
Avant Marlon, il y eut des bizarres, dans la famille; après Marlon, des suicidaires.
La lignée a débuté avec Eugene Brando, qui épousa Marie Holloway en 1893.
Eugene était d’origine alsacienne (l’orthographe exacte est, paraît-il, Brandeau, mais n’est-ce pas une légende ?)
Marie venait de l’Illinois.
Elle était gaie, il était triste.
Elle le laissa tomber comme un poids encombrant, et lui, en retour, abandonna ses enfants, dont Marlon Sr, le futur père de l’acteur.
Dans l’autre branche généalogique, c’est plus pittoresque: l’arrière-grand-père, Myles Gahan, chirurgien en chef de l’Union Pacific Railroad (la SNCF du Midwest), faisait tourner les tables et les cœurs.
Lui aussi abandonna sa famille pour devenir alcoolique en toute tranquillité.
Sa fille, Bessie Gahan (la grand-mère de Marlon Jr, donc), épousa un chercheur d’or tuberculeux et se remaria avec un mélancolique éleveur de moutons.
Celui-ci était si taciturne qu’il fut décrit «comme un homme pourvu d’un trou au milieu de la figure où se fichait un cigare perpétuel».
La fille de Bessie et du chercheur d’or, Dorothy (Dodie), prit l’habitude de sortir par la fenêtre pour rejoindre ses amoureux.
L’un d’entre eux gagna sa main: Marlon Brando Sr.
Ils se marièrent et furent intensément malheureux.
Le bonheur existe, mais les Brando ne l’ont jamais rencontré.
Dans les années 1930, Marlon Brando Sr est un VRP appliqué.
Dodie Brando, une actrice virtuelle.
A Omaha, où la famille habite, la jeune femme se lance dans le théâtre: elle a un camarade de classe, Henry Fonda.
Elle a aussi des amants, et fabrique sa propre bière dans la cave de la maison familiale.
Le petit Marlon Jr et ses sœurs, Jocelyn et Frances, regardent cette mère extravagante, qui tient tête à son mari: celui-ci est un homme rigide, renfermé, un caporal à moustache.
Dodie, quand elle ne travaille pas, reste au lit, fume et boit.
Elle joue dans des pièces, milite pour le droit de vote des femmes, a une vie sociale agitée.
Marlon Sr, l’air éternellement renfrogné, s’absente de plus en plus.
Que fait-il ?
Des affaires.
Il en fera toute sa vie, toutes mauvaises.
Plus tard, son fils financera pour lui une mine d’or sans or, un élevage de bétail voué à la faillite, des plans boiteux.
En attendant, Marlon père est nommé directeur à la Calcium Carbonate Company, à Chicago, poste dont il sera viré plus tard, de façon humiliante, pour de graves indélicatesses.
Mais, dans les années 1930, la famille est déracinée.
Dodie va de liaison en liaison; son mari, de colère en déprime. Marlon Jr traîne et fait des bêtises.
En 1934, après un avortement, Dodie prend conscience que le gamin grandit.
Ce qu’elle ne sait pas, c’est que le révérend Tom Rogers, de l’église épiscopale St Lawrence, a pris Marlon en main.
Le curé est, dit-on, alcoolique, homosexuel, et gentil.
Déjà, il perçoit chez ce garçon une fureur, une rage dissimulées.
Surtout quand Marlon doit faire la tournée des bistrots pour retrouver sa mère, ivre morte, en compagnie de n’importe qui.
Une fois, elle se réveillera dans le lit d’un unijambiste.
En 1940, elle tente de se suicider.
Marlon la cajole, la séduit, la couve.
Maman l’admire, le loue, le porte aux nues.
Marlon Brando Jr est le seul homme de la maison.
Moyennant quoi il devient un matou de gouttière, et couche avec tout ce qui passe.
Cette libido vorace lui vaudra d’être viré de l’Académie militaire de Shattuck.
Officiellement, pour avoir incendié le clocher.
Officieusement, pour avoir eu des amours garçonnières.
Marlon Brando fuit.
Il fuit sa mère imbibée, son père rigide, sa sœur Frances qui deviendra alcoolique.
En arrivant à New York, Marlon Jr trouve une maman de substitution: Stella Adler, 41 ans, est la grande prêtresse de la scène.
C’est la fille du grand acteur juif Jacob Adler, qui a jadis joué Shylock en yiddish alors que le reste de la troupe parlait anglais…
Stella Adler donne des cours de comédie très prisés.
Elle s’intéresse à ce jeune ténébreux, couche avec lui et reste sa maîtresse pendant des années.
Marlon, lui, aura une liaison avec sa fille, Ellen Adler, 17 ans. Il est «en état d’érection perpétuel», prend des cours de danse chez Katherine Dunham, rencontre James Baldwin (dont il sera l’amant), joue des bongos, et drague, drague, drague, par «amour du genre humain».
C’est un «enfilanthrope».
Sur scène, il est éblouissant, capable de mimer l’amour, d’incarner le vent, de jouer la mort.
Surtout de jouer la mort: c’est sa spécialité depuis qu’il est petit.
Il s’en souviendra, en 1998, quand il fera courir le bruit de son décès, pour faire oublier de malencontreuses divagations antisémites…
En 1944, Marlon Brando débute dans «Docteur Sganarelle», une version yankee de Molière.
Il se passionne pour les esprits de l’au-delà, comme jadis son arrière-grand-père, Myles Gahan, grand sectateur de la loge Nirvana.
Quand, enfin, il joue dans «Un tramway nommé désir», à Broadway, en 1947, le succès lui tombe dessus avec une violence insoupçonnée.
«C’est comme si, endormi, je me réveillais assis sur un tas de friandises», dit-il.
En fait, il ne supporte pas cette célébrité: il a l’impression d’être un escroc.
Il se dégoûte, entre en psychanalyse.
Pour le guérir de ses angoisses, le docteur Mittelman lui projette des discours de Hitler.
Toute sa vie, Marlon Brando aura des maîtresses attitrées et des occasionnelles à la pelle.
Il les rendra folles, les unes et les autres.
Six se suicideront.
D’autres sombreront.
Toujours il conchiera les films qu’il a tournés, méprisant ce métier qu’il n’exerce «que pour l’argent».
Sur le tournage de «Viva Zapata!», il repère une Mexicaine, Movita Castaneda: elle fera partie de sa vie, on et off, pendant des années.
Marlon Sr et Dodie Brando viennent voir leur fils sur le plateau de «Sur les quais»: il fait un numéro pour maman qui, d’une réplique, le fauche: «Allons, sois sérieux, fiston!»
Entre deux plans, il s’empiffre de marshmallows.
Peu après, le 31mars 1954, Dodie Brando meurt.
C’est à cette époque-là que Marlon signe pour le premier d’une longue lignée de films nuls, effarants ou simplement ridicules: il est Napoléon dans «Désirée», un Napoléon boudeur et marmonneur.
A son père il demande de changer de nom: deux Marlon, dans la famille, c’est trop.
Le docteur Mittelman n’en perd pas une miette, évidemment.
En 1956, il rencontre une magnifique Indienne, Anna Kashfi, et, pour montrer le sérieux de ses intentions, il lui fait cadeau de l’oreiller de sa mère!
Une love story débute, avec Movita dans la coulisse – et d’autres femmes.
Marlon fait valser Anna Kashfi – qui, en fait, est galloise et se nomme O’Callaghan –, elle se déclare enceinte, il l’épouse et la guerre débute.
Une guerre abjecte, où toutes les trahisons, les mensonges, les hypocrisies sont de mise.
Elle donne naissance à un garçon, le 16mai 1958.
Elle le baptise Devi: c’est le nom générique des divinités féminines indiennes.
Marlon préfère «Christian», par amitié (particulière, dit-on) pour Christian Marquand, son complice de nouba à Paris.
Commence alors une saga affreuse, où Marlon et Anna se déchirent, s’envoient les flics, s’arrachent l’enfant, se convoquent mutuellement devant le juge, s’insultent, se battent à coups de bûche.
Christian Brando dans l’histoire est un pion: il s’amuse à torturer des chats et à casser des assiettes.
A 6 ans, quand on le contredit, il gueule: «Dieu va te tuer!», en pensant que Dieu, c’est son père.
Comme Dieu, Marlon Brando manipule les gens: il séduit, enjôle, puis fait silence.
Il revient, repart, disparaît, réduit ses compagnes en cendres.
Il n’a jamais su aimer, il ne saura jamais.
Pina Pellicer, l’actrice de «la Vengeance aux deux visages», se tranche les veines à 17ans.
Rita Moreno, avec laquelle il couche régulièrement, fait plusieurs overdoses de somnifères.
Personne ne comprend: cet homme détruit sa vie, la vie des autres et fait sa diva sur les films, qu’il fait récrire ou qu’il traite avec une paresse maniaque.
Il n’apprend plus ses répliques.
Il rêve de projets plus vastes: rendre justice aux Indiens américains, créer un eden à Tahiti, où il tourne «les Révoltés du Bounty», et refile une blenno carabinée à toutes les figurantes.
L’une d’elles, Vaea Benet, 18 ans, se lacère les poignets et avale des cachets: c’est l’habituel effet Brando.
Là, à Papeete, l’acteur aura un autre fils: Miko.
Puis un autre: Tehotu.
Il rencontre Jacques Drollet, un aimable diplomate français à Papeete.
Ce dernier a jadis combattu dans l’Irgoun, en Israël.
Brando, naguère, a fait des collectes pour cette organisation juive de combat.
Les deux hommes s’apprécient.
En 1970, une fillette naît: Tarita Zumi Cheyenne.
Elle sera belle comme le jour, folle aussi, d’une folie obscure, torturée, dévorante.
Le comédien s’enfonce dans les dettes, les liaisons sordides, les superproductions massives.
Le «meilleur acteur du monde» ne joue plus que pour payer ses dettes, et touche parfois 1 million de dollars par minute de film.
Son fils apprend la soudure autogène, se drogue, collectionne les armes, fait le dealer, puis couche avec la maîtresse en titre de son père, Jill Banner, qui se tue en auto.
L’adolescent assiste à une «cérémonie» où l’effigie de sa mère est enterrée – parce qu’elle est «méchante».
Plus tard, Christian se mariera avec une esthéticienne, qui finira prostituée après leur divorce.
D’autres petits Brando agrandissent la tribu: Petra, Rebecca, Caleb, Simon, Bobby.
Des demi-frères, des quarts de sœurs, des reniés, des adoptés…
On s’y perd.
Miko devient garde du corps de Michael Jackson, Cheyenne vire mystique, Marlon s’enferme chez lui et ne communique plus que par radio avec des bateaux de passage, au loin.
Marlon Sr meurt: la nécro mentionne le fait qu’il n’avait qu’«un seul regret, celui d’avoir donné son nom à sa vedette de fils».
Les vieilles haines ne meurent pas, elles: Anna Kashfi publie un volume de souvenirs, dans lequel elle décrit Marlon comme «un névrosé, un bisexuel, un piètre amant, un individu sans classe, sectaire, incapable de communiquer».
Christian lit le livre.
Son père paie un psychanalyste pour que celui-ci lui rapporte les propos de son fils (qui a 32 ans!), et fait installer des micros dans sa chambre.
La situation est pourrie.
Pourrie, vraiment.
Le 16 mai 1990, c’est la tragédie: Christian vient de tuer un homme.
Pas n’importe lequel.
Dag Drollet est le boyfriend de Cheyenne Brando.
Quand la police arrive, le fils du diplomate français est mort, d’une balle de Sig Sauer 45 dans la pommette. La victime, assise dans un canapé, a un briquet dans la main et un yaourt devant elle.
Que s’est-il passé ?
Selon la famille Brando, une bagarre (démentie par la position du corps).
Selon les avocats de la défense, Jacques Vergès puis Robert Shapiro (qui défendra O. J. Simpson), un accident.
Selon Cheyenne, «c’est mon père qui a tout organisé».
Camée jusqu’aux dents, elle se dévoue quand même pour laver la tache de sang sur la moquette.
Avant de donner naissance à un bébé drogué, Tuki, le fils de Dag.
Quand un journaliste demande à Marlon Brando s’il ne se sent pas responsable de ce gâchis, l’acteur répond: «Peut-on savoir où atterrira la plume qu’une mouette laisse tomber au-dessus de 2000 personnes ?»
Et devant le juge il ajoute: «Je descends d’une longue lignée d’ivrognes irlandais. Mon oncle, le grand-oncle de ma mère, mes sœurs ont été des ivrognes. J’ai assisté à des réunions des Alcooliques anonymes en compagnie de ma mère et de mon père. Pourquoi j’ai été épargné, je n’en sais rien…»
Est-il sincère ?
Cheyenne tente de se pendre avec une laisse à chien.
Puis elle avale une poignée de calmants, et se rate.
Devant le juge, elle décrit des relations étranges avec son père: «Il me touchait la poitrine, me faisait des massages comme s’il voulait que je mime pour lui les gestes de l’amour…»
Le 16 avril 1995, jour où la garde de son bébé lui est retirée, elle se pend pour de bon.
Son père ne viendra pas aux obsèques.
Christian Brando prend dix ans et, en prison, il sera protégé par les Hell’s Angels, qui vouent un culte à Marlon, le héros de «l’Equipée sauvage».
Cinq ans plus tard, Christian Brando est remis en semi-liberté.
Fin de l’histoire?
Voire.
Le 4 mai 2001, un acteur de deuxième zone, Robert Blake (la vedette du feuilleton «Baretta»), retrouve sa femme assassinée d’une balle de Walther PPK, dans sa voiture, devant le restaurant Vitello’s, à Los Angeles.
Très vite, la police soupçonne Blake d’être l’assassin: celui-ci, de son vrai nom Michael Gubitosi, a eu une enfance terrible.
Il a été violé par ses parents, est devenu délinquant avant d’être acteur.
A 67 ans, il a épousé Bonny Lee Bakley, une curieuse femme: celle-ci, secrètement, faisait commerce de petites annonces roses et piégeait des célébrités ou des hommes d’affaires auxquels elle soutirait de l’argent.
A sa mort, elle possédait sept permis de conduire (avec des faux noms).
Dans les affaires de la défunte, la police retrouve des cassettes audio de conversations téléphoniques (qu’elle enregistrait à des fins de chantage).
L’une des cassettes concerne Christian Brando, que Bonny Lee a rencontré en 1998, dans le centre ouvert où il terminait sa peine.
Elle lui dit qu’elle est enceinte de lui.
Christian Brando répond: «Estime-toi heureuse que personne ne t’ait encore mis une balle dans la tête.»
Une petite fille naît: Rose. Robert Blake, après récriminations, la reconnaît.
Et aujourd’hui, inculpé et détenu (dans la cellule d’O. J. Simpson!), il accepte une interview télévisée.
Pour la première fois de sa vie, Blake est la vedette.
Il regarde la caméra, et s’adresse à la petite Rose, 2 ans et demi: «La vie est un don spectaculaire, Rosie.»
La vie, chez les Brando, fut un lent naufrage dans la nuit.
Mythique, secret, rebelle; Marlon Brando incarnait l’Acteur s’il fallait n’en garder qu’un seul et la Méthode (de l’Actor’s studio) qu’il a personnifiée.
Il est décédé dans un hôpital de Los Angeles à l’âge de 80 ans.
Il vivait seul, ruiné, dans un petit bungalow de Mulholland Drive.
Deux pièces, un sofa rapiécé, un lit affaissé par ses 160kgs.
Dehors, sous la boîte aux lettres, sous 20cms de terre, deux trophées, Oscars, cachés pour qu’on ne les saisisse pas…
François Forestier
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