La guerre des mondes et Orson Welles, il y a 70 ans, semaient la panique !
Des milliers d’auditeurs terrifiés, d’autres fuyant leurs maisons, le réseau téléphonique saturé : il y a 70 ans, la dramatisation radiophonique par Orson Welles du roman La guerre des mondes avait démontré la capacité des médias à susciter une vague de panique.
Orson Welles n’avait que 23 ans lorsqu’il réalisa sa plus fumante mystification.
Né le 6 mai 1915 à Kenosha, dans le Wisconsin, deuxième fils de Dick et Beatrice Welles, le petit Orson aurait, selon la légende, sidéré son pédiatre, le docteur Bernstein, à l’âge de 18 mois, en lui déclarant du fond de son berceau : “Le désir de prendre médecine est l’un des traits qui distinguent l’homme de l’animal”…
Le docteur eut-il l’oreille abusée ou complaisante ?
Il est vrai qu’il s’intéressait de près à Beatrice Welles et qu’après la disparition de la maman il reporta son affection sur son fils.
Il affirma que ce bébé avait en lui l’étincelle du génie, une braise sur laquelle il était de son devoir de souffler.
Il s’incrusta dans la famille et couvrit l’enfant de cadeaux, un théâtre de marionnettes, une boîte à fards, une panoplie de magicien : les trois armes du futur blason de Welles.
Son diagnostic se montra juste.
A 10 ans, le petit Orson lisait Shakespeare dans le texte et jouait le roi Lear, grimé en vieillard.
A 17 ans, il faisait ses débuts sur scène à Dublin.
A 20, il s’exila à New York et fonda sa troupe, le Mercury Theatre, qui ne rencontra pas son public.
Afin d’essuyer ses pertes, Welles accepta de travailler pour la radio, où sa voix colossale et envoûtante fit merveille.
Le réseau de CBS lui commanda une série hebdomadaire de pièces radiophoniques d’une heure, diffusées le lundi soir.
Un ami avocat lui fit remarquer que CBS se réservant le droit de censure sur les scénarii de Welles, il était logique qu’elle soit aussi responsable des éventuelles répercussions de ces programmes.
Welles dut le bénir ad aeternam pour ce conseil.
Après un mois de rodage, l’émission piétinait, quand Welles proposa une énième adaptation de La Guerre des mondes , de H. G Wells, pour la fête d’Halloween, à la fin d’octobre.
Cet ouvrage de science-fiction relate une attaque de martiens en Grande-Bretagne…
CBS se demanda vaguement pourquoi Welles insistait pour que la pièce soit ponctuée par des intermèdes musicaux plus longs que d’ordinaire, ignorant qu’il avait en outre choisi non pas des chansons à la mode, mais ce qu’il avait déniché de plus fade et exaspérant.
Le lundi 30 octobre 1938, à 20 heures, l’émission démarra par la retransmission d’une soirée dansante de Ramon Raquello, puis un présentateur intervint brusquement à l’antenne pour un “bulletin spécial” : on venait d’observer une série d’explosions sur la planète Mars.
La musique d’interlude reprit, niaise, interminable.
Les bulletins spéciaux de plus en plus alarmants se succédèrent, entre deux tunnels de musique légère, comme si les journalistes affolés cherchaient à gagner du temps.
On apprit qu’un engin spatial avait atterri dans le New Jersey.
Sur place, un reporter horrifié décrivit les monstres hideux qui en sortaient, avant d’être lui-même dévoré en direct.
Orson Welles tenait le rôle d’un astronome glosant sur le type d’armes utilisées par les extraterrestres.
Enfin un présentateur coupa les violons pour annoncer d’un ton grave qu’il s’agissait là, chose incroyable, d’une invasion de l’armée des Martiens.
Le scénario de Howard Koch, qui écrivit quatre ans plus tard celui du film Casablanca, était tellement réaliste, accompagné d’interruptions de programme, de bulletins d’informations et d’effets sonores, que des milliers d’auditeurs y crurent.
Des habitants du New Jersey quittèrent leurs domiciles pour se protéger contre les gaz des martiens, d’autres inondèrent d’appels téléphoniques la police ou les rédactions des journaux, selon des témoins cités par la presse de l’époque.
Un vent de folie parcourut l’Amérique, des milliers de personnes hystériques qui avaient pris l’émission de Welles en cours se jetèrent sur les routes pour fuir les petits hommes verts.
Les gens appelaient de partout, ils avaient vu les Martiens, les cadavres.
Le cadrage inhabituel de Welles, en contraste avec ses flonflons insipides, avait fait mouche très au-delà de ses espérances.
En 1938, les Américains faisaient pleinement confiance à la radio et aux journaux.
L’ampleur de la panique diffère selon les experts.
Selon une étude publiée dix ans plus tard par l’Université de Princeton, plus d’un million de personnes furent affectées d’une façon ou d’une autre.
La réaction grégaire fut en tous cas suffisante pour que le New York Times publie un titre à la Une le lendemain : Des auditeurs paniqués prennent une représentation théâtrale de la guerre pour la réalité.
Henry Brylawski, avocat de 95 ans, raconte sa propre expérience : Je n’ai pas du tout été impressionné. J’allais en voiture chercher une jeune femme avec qui j’avais une relation et j’ai entendu le programme d’Orson Welles, mais je n’en ai pas été affecté, je ne me suis même pas demandé si c’était vrai ou faux parce que je savais que c’était faux. Le plus drôle, c’est que lorsque je suis arrivé chez ma fiancée à Washington DC, sa soeur, qui vivait avec elle, était bouleversée. J’ai lu le lendemain dans les journaux qu’elle n’était pas la seule.
Orson Welles avait annoncé au début de l’émission qu’il s’agissait de fiction, mais d’après Scott O’Callaghan, professeur de sciences humaines au College de South Vermont et auteur d’un ouvrage sur le sujet, beaucoup n’avaient pas entendu.
La perspective d’une rencontre hostile avec l’inconnu était suffisamment réelle pour beaucoup d’Américains, l’émission radiophonique leur a permis de se faire peur pendant une heure, estime Scott O’Callaghan.
L’émission fut vite interrompue, Welles et son équipe conduits à la police.
CBS, tenue pour légalement responsable de la panique, grâce au conseil de l’avocat de Welles, fut condamnée à payer près de 1 million de dollars pour les jambes cassées de ses auditeurs.
En une nuit, Welles fut mondialement célèbre et vit s’ouvrir les portes d’Hollywood.
Privilège inédit, le studio RKO lui laissa carte blanche pour son premier film.
Welles, nullement assagi, profitera bientôt de cette liberté pour tourner, envers et contre tous, une autre machine infernale, Citizen Kane , son chef-d’oeuvre.
La prédiction et les cadeaux du docteur Bernstein n’avaient pas été vains.
Sa vie durant, Welles fut un magicien désespéré, avec ses faux nez, ses jeux de miroirs (La Dame de Shanghaï ), ses films fantômes, vouant un culte aux faussaires, jusqu’à F for Fake , consacré à Elmyr de Hory.
Doit-on, pour le succès de ce canular à la radio, ranger Welles lui-même parmi les faussaires ?
Non, plutôt comme un observateur et un amateur du faux.
Son émission de 1938 sur les Martiens avait été normalement présentée comme une fiction.
En utilisant un medium jugé “fiable“, la radio, en bousculant la placidité de ses concitoyens, il en fit courir beaucoup, mais les amena aussi à être moins crédules.
La Guerre des mondes fut une blague monumentale, pas un faux.
Par cette expérience limite, Welles défricha un espace nouveau de réflexion (au double sens du verbe réfléchir), légitima une catégorie esthétique d’un vaste avenir, celle du faux ludique.
Avec ce terme de “faux ludique“, on vise moins la morale que la sensibilité.
Ce fut aussi une leçon sur le pouvoir des médias.
La Guerre des Mondes de Welles a montré que ce pouvoir ne devait pas être pris à la légère.
Les martiens sont revenus à la charge dans d’autres émissions, et ont atterri notamment au Chili en 1944 et en Equateur en 1949, provoquant panique et fureur.
Des auditeurs avaient incendié le siège de Radio Quito au cours d’incidents qui avaient provoqué six morts.
L’émission new-yorkaise devait avoir une autre conséquence notable, celle d’apporter une notoriété mondiale au jeune Orson Welles, 23 ans.
Deux ans plus tard, il écrivait, dirigeait, produisait et jouait Citizen Kane, qui devait lui valoir un Oscar.
C’est l’histoire d’un roi de la presse, qui cherche à étendre son empire, doit essuyer plusieurs échecs sentimentaux, relationnels et professionnels qui le conduiront à la solitude et à la mort.
Nous retrouvons dans ce premier film de nombreuses thématiques shakespeariennes: un roi solitaire, tentant en vain de concilier ambition, pouvoir et vie de famille et devant faire face à la trahison.
Celle de ses amis, mais aussi la sienne car Charles Kane trahit sa profession de foi.
Ce thème de la trahison, et de l’échec qui s’ensuit, va se retrouver tout au long de son oeuvre, mais également de sa vie professionnelle.
Il suffit de penser à It’s all true et Don Quichotte : trahi par ses échecs commerciaux, le cinéaste a de nombreuses difficultés pour mener à bien ses projets.
Orson Welles idolâtrait Shakespeare, le dramaturge anglais, plus que n’importe qui.
Dans les multiples entretiens qu’il accordait, il ne cessait de répéter que Shakespeare était le plus grand poète de tous les temps.
Le choc, dans le plus beau et le plus noble sens du terme, entre les deux artistes ne pouvait déboucher que sur des chefs-d’oeuvres.
Avant même de faire du cinéma, Welles maîtrisait parfaitement le théâtre de Shakespeare : Richard III, monstre du théâtre du dramaturge anglais, était à son répertoire.
En 1939, il produit Les cinq rois, où il refond plusieurs pièces et le fait jouer par le Mercury Theatre.
La consécration eut lieu dans les années 50, quelque temps après avoir terminé son adaptation de Othello.
Grâce à l’aide de l’acteur Laurence Olivier, il put monter la pièce sur la scène du Saint James Theatre, soit le temple du théâtre élizabéthain.
Le triomphe fut total.
En 1956, à New-York, il a mis en scène Le roi Lear, au théâtre City Center, toujours avec le même succès.
Les adaptations qu’Orson Welles réalise sont chacune différentes mais également fascinantes.
Macbeth est composé majoritairement de plans séquences très longs.
Le seul couronnement du roi dure près de dix minutes.
Le cinéaste plonge le film dans des brumes, rappelant celles d’Ecosse, afin de cacher la pauvreté des décors.
A l’inverse, Othello est composé d’environ deux mille plans.
Véritable prouesse technique de Welles qui interrompt son film pour le reprendre quelques mois plus tard, une fois les finances arrivées.
C’est également le film où le thème de la trahison est sublimé : Othello est berné par Iago qu’il croit être son ami, alors qu’en fait ce dernier ne sert que ses ambitions.
Sa dernière adaptation est également grandiose puisqu’il s’agit de Falstaff, où il refond plusieurs pièces du dramaturge et fait de John Falstaff, personnage secondaire, presque un faire-valoir chez Shakespeare, un personnage de premier plan.
La séquence de bataille est admirable, et le pachyderme Welles, très loin du jeune premier de Citizen Kane, incarne le bouffon mais sincère Falstaff, renié par son ami devenu roi.
Il y en aurait encore tant à dire sur sa fabuleuse personnalité, dont même Paul Newman a encore évoqué tout le génie dans le documentaire qui est passé ce jeudi soir, 30 octobre 2008 sur ARTE.
N’oublions-pas les autres chef-d’oeuvres, dont : Malpertuis, La soif du mal, Le troisième homme,
La splendeur des Amberson, Le procès… et évidemment Citizen Kane, Falstaff et bien d’autres encore..
Orson Welles est un réalisateur, acteur, producteur et scénariste américain.
Né le 6 mai 1915 à Kenosha dans le Wisconsin (États-Unis), il est mort le 10 octobre 1985 à Hollywood, Los Angeles en Californie d’une crise cardiaque.
Conformément à sa dernière volonté, ses cendres ont été dispersées au-dessus de l’Espagne.
Il a été parfois crédité sous les noms de O.W. Jeeves ou G.O. Spelvin.
Orson Welles est une figure incontournable du cinéma comme réalisateur avec Citizen Kane, considéré comme l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma alors que c’était son premier film.
Il a également laissé sa trace en tant qu’acteur, assura de nombreuses narrations dans près d’une centaine films.
Malgré une filmographie de seulement quinze films, il a exercé une grande influence sur différents réalisateurs, en particulier sur Stanley Kubrick dont il se sentait artistiquement très proche.
Artiste précoce, il s’est pris de passion pour Shakespeare très jeune ainsi que pour Montaigne, et a également laissé sa marque à la radio avec ses adaptations d’œuvres littéraires, plus particulièrement celle de La Guerre des mondes de HG Wells, le 30 octobre 1938, où la véracité de la mise en scène et des propos a laissé croire à ses auditeurs à l’invasion des États-Unis par des Martiens.
Son père, Richard Heard Welles, est ingénieur et sa mère, Béatrice Ives Welles, est pianiste.
Le fils les décrit ainsi : Mon père était un bon vivant de l’époque édouardienne qui aimait se dire inventeur. Il était généreux et tolérant, adoré de tous ses amis. Je lui dois une enfance privilégiée et l’amour des voyages. Ma mère était une femme d’une beauté mémorable, elle s’occupait de politique, était une championne de tir au fusil, ainsi qu’une pianiste de concert très douée. Je tiens d’elle l’amour de la musique et de l’éloquence sans lesquels aucun être humain n’est complet.
Le jeune Orson grandit dans une ambiance de culture raffinée et d’une touche d’excentricité, ce qui a des répercussions immédiates.
Les témoignages de sa précocité sont multiples et éloquents: il sait lire à deux ans, apprend à jouer du piano à trois ans et réalise sa première adaptation de Shakespeare à sept ans.
De telle sorte que le journal local lui consacre un article titré : Dessinateur, acteur, poète ; il n’a que dix ans.
Ses aptitudes dans le monde du spectacle ne s’arrêtent pas là.
Il est également décorateur, metteur en scène et surtout acteur.
À dix ans, il interprète Peter Rabbit au Marshall Field de Chicago.
A 11 ans, il rédige son analyse de l’oeuvre de Nietzsche, témoignant ainsi de son extrême précocité intellectuelle.
Mais les malheurs du jeune Orson commencent lorsqu’il perd sa mère en 1925 puis son père cinq ans plus tard.
Il se retrouve orphelin à quinze ans et est pris en charge par le docteur Bernstein, un ami de ses parents, qui va s’occuper de son éducation.
En 1930, il gagne un prix récompensant sa mise en scène de Jules César de Shakespeare.
Il part pour l’Irlande, étancher sa soif de peinture.
Il parcourt le pays avec une voiture à âne, et se rend à Dublin, âgé de seize ans.
Il se présente comme une vedette du théâtre de New York devant le directeur du Gate Theatre.
Ce dernier est berné car Welles s’est habilement grimé, et sa voix chaude et grave le fait passer pour plus âgé qu’il ne l’est vraiment.
Il approfondit son expérience de la scène : Je commençai en jouant les premiers rôles en vedette. Les petits rôles vinrent plus tard.
Il part ensuite pour Séville, dans le sud de l’Espagne, et se fait passer pour un auteur de romans policiers.
Il dit à ce propos : J’habitais dans le quartier de Triana. J’écrivais des romans policiers, ce qui me prenait deux jours par semaine et me rapportait trois cents dollars. Avec cet argent, j’étais un grand seigneur à Séville.
C’est également à cette période qu’il se prend de passion pour la corrida.
Il torée à quelques reprises, mais s’estimant mauvais, il préfère renoncer à devenir toréador et reprend l’écriture.
Après cette expérience formatrice, il retourne aux États-Unis en 1933.
Le jeune homme a alors une solide culture littéraire et théâtrale, et une très bonne maitrise des artéfacts de la scène.
Il démontre également des aptitudes pour la prestidigitation.
Il va d’abord travailler, en 1934, à la Todd School de Woodstock, dans l’Illinois.
Il y fait la connaissance de Virginia Nicholson, actrice de dix-huit ans, qu’il épouse quelques mois plus tard.
En 1939, le couple a une fille.
S’il ne parvient pas à décrocher les premiers rôles lors des différentes mises en scène, il a la satisfaction de commencer à se faire connaître à Broadway.
John Houseman lui offre de travailler avec lui, au Federal Theatre.
Parallèlement à ses activités scéniques, il débute à la radio où sa voix chaude et grave fait des merveillles.
Il fait sensation en montant sur les planches une adaptation très originale du Macbeth de Shakespeare, car il transpose l’histoire de l’Écosse, brumeuse et froide, à Haïti, avec des acteurs noirs.
L’histoire se déroule à l’époque de l’empereur noir Jean-Christophe, et les sorcières deviennent des sorciers vaudous.
Il monte également le Faust de Marlowe.
Houseman et Welles souhaitent mettre en scène une sorte de satire de la vie politique américaine en forme d’opéra intitulée The craddle will rock.
De nombreux opposants politiques, mais aussi des ennemis du Federal Theatre, font pression auprès de Washington, qui ordonne à la police de fermer les portes du théâtre.
Houseman et Welles refusent d’obéir et jouent leur opéra dans la rue, devant deux mille personnes.
Il fonde, toujours avec John Houseman, le Mercury Theatre, en 1938, spécialisé dans Shakespeare.
La même année, la radio CBS l’engage pour réaliser, avec la troupe du Mercury, des adaptations radiophoniques d’œuvres littéraires.
L’émission intitulée Mercury Theatre on the air met en ondes des pièces du dramaturge anglais, ainsi que de nombreux romans, dont La Splendeur des Amberson, qui sera son deuxième long-métrage.
L’expérience dure vingt et un mois, avec en point d’orgue le lundi 30 octobre 1938, veille d’Halloween où Welles, du fait de sa mise en scène, effraye une bonne partie des États-Unis du nord en laissant croire à l’invasion des Martiens par une adaptation de La Guerre des mondes de Herbert George Wells.
Les conséquences sont multiples: la radio, les commissariats sont submergés d’appels de gens prétendant avoir aperçu des Martiens.
La panique n’a été relatée que le lendemain puis durant une semaine dans la presse.
La côte du surdoué monte en flèche, et Hollywood lui fait la proposition de réaliser trois films en libre champ.
Citizen Kane sera le premier… et le dernier de ceux-ci.
C’est à la RKO que Welles va travailler.
Le studio lui donne une entière liberté artistique : il est réalisateur, acteur, scénariste de son propre film.
Jamais personne n’a eu une si grande liberté pour un premier film.
Quelques années plus tard, Welles se rendra compte que ce cadeau inespéré était empoisonné.
Il travaille d’abord à l’adaptation d’un roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres (qui plus tard est transposé par Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now).
Le projet n’aboutit pas.
Welles, avec Herman Mankiewicz, le frère du cinéaste Joseph L. Mankiewicz, rédige le scénario de Citizen Kane, à partir de la vie du magnat de la presse William Randolph Hearst.
Toute la troupe du Mercury est présente.
Le cinéaste a obtenu le contrôle total et désire garder le secret sur le sujet de son film, mais les producteurs tentent de s’en mêler.
Ils débarquent à l’improviste sur le plateau, et découvrent techniciens et acteurs en train de jouer au base-ball sur ordre du réalisateur.
Le tournage débute le 30 juillet 1940 et s’achève le 23 octobre de la même année.
Une fois la post-production achevée, Orson Welles participe à de nombreuses manifestations promotionnelles où on ne lui parle que du parallèle entre le personnage de Charles Foster Kane et William Randolph Hearst, et de la réaction de ce dernier qui a engagé une campagne de dénigrements via ses journaux.
Lassé, Welles déclare que si on continue à lui échauffer les oreilles, son prochain film sera une biographie de William Randolph Hearst.
Les choses s’enveniment à tel point qu’au sein de l’état-major de la RKO, les dirigeants décident de lâcher du lest.
Il est question de brûler le négatif du film.
Welles, s’estimant trahit, menace publiquement la société d’un procès en rupture de contrat, en son nom et celui de la compagnie du Mercury Theatre.
Son état nerveux s’altère au point que son médecin l’envoie prendre du repos dans une clinique de Palm Spring.
Malgré l’énorme campagne de dénigrement orchestrée par Hearst, le film sort en salles le 1er mai 1941.
Le succès critique est unanime : le film de Welles est une révolution dans la technique cinématographique, de la structure du récit, du montage, des décors, des maquillages, des mouvements de caméra et de l’impact des images.
Mais le public ne suit pas.
Pour son deuxième film, La Splendeur des Amberson, le studio reconsidère son contrat, et réduit sa marge de manœuvre.
Une fois encore, le génie du cinéaste inonde le film, mais le public n’est toujours pas là.
Il part au Brésil, préparer un reportage sur le festival de Rio.
Sur place, il se passionne pour le récit de quatre marins et commence à tourner les séquences de ce qui devait être It’s All True, mais qu’il n’a jamais pu terminer, pour de nombreuses raisons, notamment financières.
Dans les mois qui suivirent, on a raconté que le film ne sortirait jamais car les rushs reposaient au fond de la mer.
Pendant ce temps, les pontes de la RKO, mécontents des pré-projections, obligent Robert Wise, le monteur des deux premiers films d’Orson Welles, à remonter le film pendant l’absence du cinéaste.
Plus de quarante-trois minutes sont retirées malgré l’insistance de tous les acteurs qui demandent aux producteurs d’attendre le retour de Welles pour prendre une décision concernant l’avenir du film.
Même si Welles reconnait que dans cette situation, Wise est pris entre le marteau et l’enclume, il ne lui pardonnera jamais.
Il dira : J’étais en Amérique du Sud et attendais les rushes de Voyage au pays de la peur ; c’est alors qu’un galopin de la RKO ayant reçu l’approbation bienveillante d’un couple de vice-présidents et des censeurs du studio, se permit de monter le film. Le résultat fut heureusement présenté par une nuit noire, alors que personne ne regardait.
Après deux échecs commerciaux consécutifs, Welles devient suspect aux yeux des studios.
En délicatesse financière, il joue dans de nombreux films pour financer ses projets.
Sur le plan personnel, il épouse la star Rita Hayworth le 7 septembre 1943.
La chance lui sourit avec Le Criminel.
Les producteurs du film proposent à Welles de réaliser le film, à condition de prendre le scénario de John Huston tel quel.
Il accepte et parvient aisément à mener la mise en scène à bien avec dix jours d’avance sur la date prévue.
La même année, Charlie Chaplin sort Monsieur Verdoux, d’après une idée d’Orson Welles, ainsi qu’en fait mention le générique du film.
Welles avait proposé à Chaplin de jouer le rôle principal dans un film inspiré de l’affaire Landru.
Après lecture du scénario, Chaplin le réécrit selon ses besoins, y incluant notamment une critique socio-économique, et pour dédommager Welles, il lui propose 5.000 dollars ainsi que sa présence au générique.
La même année, il réalise La Dame de Shanghai, grâce à la présence de Rita Hayworth, avec qui il est en instance de divorce.
Le public crie au scandale en voyant la rousse Rita en blonde platine, cynique et froide, symbole du glamour hollywoodien, et boude le film qui n’emballe pas non plus la Columbia, qui préfère retarder la sortie du film de Welles au profit de Gilda, autre film avec Hayworth en vedette.
Ce quatrième film de celui qui est maintenant l’enfant terrible d’Hollywood s’achève sur la séquence du palais des glaces, où les trois protagonistes s’entretuent.
Woody Allen y rendra hommage dans Meurtre mystérieux à Manhattan, en mettant en scène le règlement de compte final dans une pièce remplie de miroirs.
En 1948, un petit studio indépendant, spécialisé dans le western, accepte de financer son prochain film, Macbeth, dont il dissimule la pauvreté des décors par un brouillard artificiel.
Le résultat est saisissant d’étrangeté et de mystère, restituant très bien l’atmosphère de la pièce de Shakespeare.
Nouveau coup de maître : il tourne son film en seulement vingt et un jours.
La soif du mal relate l’histoire d’un flic sur le retour prêt à tout pour conserver l’élitisme de sa notoriété.
C’est un film extraordinaire, tant dans la mise en scène que la prise de vue faite de travelling d’une longueur de quatre pages en une minute et demi.
Plongée, contre-plongée, noir sur noir, clair-obscur, absence et suggestion, ellipse et concrétude, ce film présente en une quadruple demi-heure tout l’art du cinéma, son intensité, sa force informelle, son sens de l’absolu à sa propre recherche atteignable et pourtant là dans la pureté de l’amour reconnu.
Alors qu’il est à New-York pendant la guerre, Orson Welles assiste à une projection de La Femme du boulanger de Marcel Pagnol ; Welles parle très bien le français et l’espagnol.
Enthousiasmé par le jeu de Raimu, il part pour Marseille dès la fin de la guerre.
Pagnol racontera qu’il a vu débarquer un géant dans son bureau qui lui dit : Je veux voir monsieur Raimu.
Marcel Pagnol lui répond que Raimu vient juste de mourir et voit alors Orson Welles fondre en larmes : C’était le meilleur de nous tous ! dit-il avant d’exposer qu’il avait conçu de nombreux projets de tournage de films avec Raimu.
Pour Pagnol, Orson Welles va devenir un ami fidèle, n’hésitant pas à critiquer son travail de façon objective disant par exemple de La Femme du boulanger qu’il est parmi les meilleurs films du monde mais parmi les plus mal filmés.
C’est en fréquentant Pagnol que Welles fait la connaissance de Roger Corbeau, photographe de Pagnol notamment pour Le Schpountz.
Il l’engagera pour diriger la photographie de deux de ses films Dossier secret et Le procès.
En disgrâce avec les producteurs américains, Welles va jouer de nombreux rôles pour financer son nouveau projet : Othello.
Il va mettre quatre ans à tourner le film, utilisant de nombreux décors (Venise, Rome, ainsi que de nombreux lieux d’Italie et du Maroc) sans que cela soit visible ou handicapant, interrompant son film par manque de financement pour le reprendre quelques mois plus tard.
Une fois encore, la réussite artistique est totale, le film recevant même une récompense à Cannes.
Trois ans plus tard, il réalise Dossier secret, dans la lignée de Citizen Kane, pour des résultats artistiques et commerciaux très similaires.
Il joue dans plusieurs films, notamment en France où il est très admiré: Paris brûle-t-il ? de René Clément, Si Versailles m’était conté et Napoléon de Sacha Guitry avec qui, il s’entend à merveille.
Les deux hommes ont de nombreux points communs : hommes de théâtre et de radio, réalisateurs et acteurs, scénaristes de leurs propres films, le même humour noir et caustique.
En 1958, il se voit confier la réalisation de La Soif du mal.
Dans ses entretiens avec son ami Peter Bogdanovich, Welles explique comment Charlton Heston, grande star des années 50, a joué un rôle déterminant pour lui.
Intéressé par le projet, Heston rencontre les producteurs de Universal qui lui déclarent que la distribution comprendra Janet Leigh dans le rôle de sa femme et Orson Welles dans le rôle du commissaire.
Heston croit que Welles va être le réalisateur du film et déclare : Si Welles est le réalisateur, je suis d’accord.
La machine est en marche et les producteurs qui visionnent tous les soirs les rushes sont emballés au point de proposer à Welles de signer un contrat de quatre films pour les cinq ans à venir.
Hélas pour lui, une fois le film monté, le studio change radicalement de position.
Toujours dans le livre de Bogdanovich, Welles déclare : L’humour que j’ai mis dans le film était inhabituel pour l’époque. Aujourd’hui, il s’est banalisé. Mais à l’époque, il a déplu aux pontes de Universal.
Son seul tort serait d’être trop en avance sur son temps.
C’est son dernier film hollywoodien.
Il commence à tourner, en 1959, les premières images de Don Quichotte, film qui ne verra jamais le jour de la main de son auteur.
Il va tourner pendant sept ans, interrompant volontairement le film, le plus souvent pour des raisons budgétaires.
Il sera monté en 1994, suivant les notes laissés par Welles.
En 1963, il signe Le Procès d’après Kafka.
Film baroque et déstabilisant, avec une distribution éclectique, qui s’achève sur le champignon atomique.
Trois ans plus tard, il met en scène Falstaff, qui est une refonte de plusieurs tragédies de Shakespeare.
Orson Welles incarne John Falstaff, et sa passion dévorante pour le dramaturge anglais irradie le film ; il considère lui-même qu’il s’agit de sa plus grande réussite : Mon meilleur film est Falstaff, ensuite Les Amberson. Falstaff est le complément, quarante ans plus tard, de ce Citizen Kane que j’ai tourné à l’aube de ma vie.
Son film suivant, F for Fake est une réflexion sur le cinéma, art de l’illusion, ainsi que sur les différentes techniques à mettre en oeuvre.
Son tout dernier travail, Filming Othello, est réalisé pour la télévision, mais bénéficie d’une distribution en salles, fait rare mais dû à la personnalité et au prestige de son auteur.
En 1982, il est le président de la cérémonie des César.
Acteur shakespearien génial et inspiré, scénariste incisif, Orson Welles a su poser sur le monde du spectacle et de la communication un regard lucide et visionnaire.
Son analyse du pouvoir des médias, dans Citizen Kane, n’a pas pris une ride.
Et les dangers liés aux progrès de la science, cristallisés dans l’accident de George Amberson, dans son deuxième film, sont toujours d’actualité.
Mais l’homme est avant tout un féru de littérature, de musique, de peinture et de théâtre.
En 1958, venu présenter La Soif du mal en France, Orson Welles rencontre André Bazin, journaliste et fondateur des Cahiers du cinéma, à qui il accorde un long entretien qui est repris dans le livre que le critique consacre à Welles.
Il parle des cinéastes qu’il admire : Marcel Pagnol, John Ford dont il a vu La Chevauchée fantastique une quarantaine de fois avant de réaliser son premier film, Vittorio de Sica, Kenji Mizoguchi, Sergueï Eisenstein, Charlie Chaplin, René Clair et David Wark Griffith.
Mais il n’est pas tendre avec certains de ses pairs.
Toujours dans l’entretien avec Bazin, il descend Roberto Rossellini, Nicholas Ray et Vincente Minnelli. Seul Stanley Kubrick trouve grâce à ses yeux.
Du reste, il est possible de considérer Kubrick comme le meilleur disciple de Welles tant les deux artistes ont en commun.
Sa carrière n’a pas été un long fleuve tranquille.
Il a été obligé de batailler ferme pour mener à bien tous ses projets, qu’il s’agisse de théâtre ou de cinéma.
Après 1946 et l’échec commercial cuisant du Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, au théâtre, il a eu des ennuis avec le fisc.
Mais il a également connu des moments heureux.
Il a pu monter quelques pièces de Shakespeare en Angleterre.
Visionnaire et audacieux, il a monté, à New-York, Macbeth et transposé l’histoire de l’Ecosse brumeuse aux îles de Tahiti, en faisant jouer des acteurs noirs.
Sa passion pour le grand dramaturge anglais ne s’arrête pas au théâtre et au cinéma : il réalise plusieurs adaptations radiophoniques qu’il sortira par la suite en disque.
Il a même collaboré, à la fin de sa vie, avec le groupe de heavy-metal Manowar en prêtant sa voix pour des narrations sur les titres Dark Avenger et Defender….
il est mort le 10 octobre 1985 à Hollywood, Los Angeles en Californie d’une crise cardiaque. Conformément à sa dernière volonté, ses cendres ont été dispersées au-dessus de l’Espagne…